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LA FONTAINE EN ÉTÉ

Entièrement récrites et augmentées de nouvelles études et d'un essai,
les études qui sont en ligne sur ce site ont été reprises en volume :
Se rafraîchir à La Fontaine. L'animalité de l'homme dans les Fables, Rennes, éd. Ennoïa, juillet 2004.

Voir à ce sujet la page nouvelle sur La Fontaine.

LE LOUP ET L'AGNEAU

La raison du plus fort est toujours la meilleure ;
            Nous l'allons montrer tout à l'heure.
            Un Agneau se désaltérait
            Dans le courant d'une onde pure.
Un Loup survient à jeun, qui cherchait aventure,
        Et que la faim en ces lieux attirait.
Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ?
            Dit cet animal plein de rage :
Tu seras châtié de ta témérité.
Sire, répond l'Agneau, que Votre Majesté
            Ne se mette pas en colère ;
            Mais plutôt qu'elle considère
            Que je me vas désaltérant
                    Dans le courant,
            Plus de vingt pas au-dessous d'Elle ;
Et que par conséquent, en aucune façon,
            Je ne puis troubler sa boisson.
Tu la troubles, reprit cette bête cruelle,
Et je sais que de moi tu médis l'an passé.
Comment l'aurais-je fait si  je n'étais pas né ?
        Reprit l'Agneau ; je tette encor ma mère
            Si ce n'est toi, c'est donc ton frère.
        Je n'en ai point. C'est donc quelqu'un des tiens :
               Car vous ne m'épargnez guère,
               Vous, vos Bergers et vos Chiens.
On me l'a dit : il faut que je me venge.
            Là-dessus, au fond des forêts
            Le Loup l'emporte, et puis le mange,
            Sans autre forme de procès.

Fables, I, X.


   L'attaque est mordante. Pour longtemps, elle grava dans le vers français une constatation en effet scandaleuse. Mais c'est tout le distique qui est provocant : que cette sentence-là soit prononçable selon la souveraineté de l'alexandrin, qu'elle revête ainsi une valeur de vérité, et que, concédant, par l'octosyllabe qui suit, seulement quatre syllabes de silence à l'étonnement du lecteur, le fabuliste se fasse fort de lui en démontrer immédiatement la validité.

   Ou plutôt de la « montrer ». Car il y a bien là une raison, mais de celles qui ne sauraient ni fonder, ni régler, ni conclure un raisonnement : celle-ci se fait voir, sur une scène imaginaire qui emprunte à l'évidence de la réalité son mode indiscutable d'irrationalité et de persuasion, – et qui ne retire sa preuve que de la puissance de la narration. Au coup de force du loup, qui est celui de sa nature, répond celui de la fable, qui est aussi dans sa nature.

  Un agneau à la mamelle qui boit dans un ruisseau, un loup raisonneur et procédurier qui joue le plaideur, le procureur et le juge puis l'exécuteur, voilà bien des étrangetés.
   Et cet assaut de discours… L'un vit dans le monde des lois, l'autre est un sauvage  – silvaticus, un être des forêts – venu en ce lieu par hasard, et par la faim qui le chasse du bois. Tous deux sont des êtres parlants dont les conflits se forment ici dans la parole, autant dire des humains. Le second veut jouer le jeu des procès en forme qui a cours en ce pays ; le premier sait que, en cette rencontre, ni les bergers ni les chiens, ni la procédure ni la loi ne lui servent de rien. Et le loup poussera sa logique jusqu'à manger l'agneau non pas sur place mais « au fond des forêts », là où, de fait, ne règne aucune forme de procès. Pour accomplir ce meurtre, « cette bête cruelle » qui voulait entrer dans l'ordre de l'humanité se retire dans le lieu où l'on ne se parle pas et où la fable n'existe plus.

  Ce texte est dénonciateur, mais non polémique ; lucide, mais fasciné. De même que Le Massacre des Innocents de Pieter Bruegel à Vienne, et ses nombreuses copies, élèvent un moment absolu de la violence en monuments de la peinture, Le Loup et l'Agneau déploie en cette occasion l'éloquence de l'un et les brutalités de l'autre selon un festival des formes du vers français.

   Ponge aimait notre fabuliste* :
       « Si je préfère La Fontaine – la moindre fable – à Schopenhauer ou Hegel, je sais bien pourquoi.
      Ça me paraît : 1° moins fatigant, plus plaisant ; 2° plus propre, moins dégoûtant ; 3° pas inférieur intellectuellement et supérieur esthétiquement.
      Mais, à y bien voir, si je goûte Rameau ou La Fontaine, ne serait-ce pas par contraste avec Schopenhauer ou Hegel ? Ne fallait-il point que je connusse les seconds pour goûter pleinement les premiers ? »

Pierre Campion
8 juin 2003


* Francis Ponge, « Pages bis » dans Proèmes, Œuvres complètes, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, I, 1999, p. 214.

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