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LA FONTAINE EN ÉTÉ

Entièrement récrites et augmentées de nouvelles études et d'un essai,
les études qui sont en ligne sur ce site ont été reprises en volume :
Se rafraîchir à La Fontaine. L'animalité de l'homme dans les Fables, Rennes, éd. Ennoïa, juillet 2004.

Voir à ce sujet la page nouvelle sur La Fontaine.

LE MILAN ET LE ROSSIGNOL

Après que le Milan, manifeste voleur,
Eut répandu l'alarme en tout le voisinage,
Et fait crier sur lui les enfants du village,
Un Rossignol tomba dans ses mains, par malheur.
Le héraut du printemps lui demande la vie.
Aussi bien que manger en qui n'a que le son ?
            Écoutez plutôt ma chanson :
Je vous raconterai Térée et son envie,
Qui, Térée ? Est-ce un mets propre pour les Milans ?
Non pas, c'était un roi dont les feux violents
Me firent ressentir leur ardeur criminelle :
Je m'en vais vous en dire une chanson si belle
Qu'elle vous ravira : mon chant plaît à chacun.
            Le Milan alors lui réplique :
Vraiment, nous voici bien ; lorsque je suis à jeun,
            Tu me viens parler de musique.
J'en parle bien aux Rois. Quand un Roi te prendra,
Tu peux lui conter ces merveilles.
Pour un Milan, il s'en rira :
Ventre affamé n'a point d'oreilles.

Fables, IX, [XVIII].


   Parmi les huit Fables nouvelles publiées ensemble en 1671, celle-ci, qui ne porte pas de numéro dans le livre IX où elle prit place par la suite. Ici le genre prend des libertés. D'un côté, retour à des sources antérieures à Ésope et à Phèdre, et à un proverbe qui « remonte au moins à Caton l'Ancien* » ; de l'autre, priorité au plaisir et même à une espèce d'ivresse, légère, et qui ne perde pas de vue les réalités.

   Quelque chose de plus familier, d'éclaté en instants brillants, lesquels tendraient à arrêter l'attention, n'était la brutalité qui réveille certains vers. Ainsi la suggestion de ce village bruegélien au tout début du printemps (bientôt la soudure, on n'a presque plus rien, à grands cris les enfants gardent contre le rapace les dernières ressources : quelque nichée de lapins, les poules prêtes à pondre…) ; l'expression insolite de « manifeste voleur » (une voix, dans le tableau : ne se cache pas ce voleur-là) ; « les mains » du prédateur ; et cette ouverture sur le monde fascinant des histoires : le nom de Térée, le désir violent de ce roi, l'univers des métamorphoses…

   Et la première parole, au sixième vers… Elle survient sans prévenir ; sa syntaxe suspend notre sens grammatical, tant que nous n'avons pas reconnu la locution « aussi bien », et qu'elle annonçait une justification supplémentaire : le rossignol a déjà parlé, argumenté.
  Voici donc son ultima ratio, qui tient à son si peu de chair (« Que manger// en qui n'a que le son ? »), et puis le dernier espoir de sa négociation : échanger pour sa vie la beauté de son chant et la recommandation que celui-ci lui vaut près des grands. Philomèle en personne, devenue petit oiseau non consommable, se propose de raconter sa propre histoire. Mais nous ne lirons pas la version originale de la légende, car le chanteur va mourir.

   Brillantes aussi, mais brutales, les reparties du rapace : « Qui, Térée ? », et, plus loin, dans le mouvement d'un alexandrin, qui ne tolère à l'hémistiche aucune pause :
       « J'en parle bien aux Rois. Quand un Roi te prendra […] ».
  Les rois aiment les histoires de rois, mais les milans n'en ont cure, surtout quand ils ont faim.

  Ainsi la fable avoue-t-elle ici ses limites, et celles du genre : la sorte de plaisir qu'elle donne, et que l'homme désire la parole de la fantaisie, à condition qu'il ait déjà le pain. Mais justement il appartient à la fable de tracer ces limites. Sans sa liberté, nous ne saurions pas la nature seconde mais bien réelle de sa nécessité.

Pierre Campion
16 juin 2003


* Dans son édition des Œuvres complètes de La Fontaine, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, I, 1991, p. 1238, J.-P. Collinet note très bien tout cela : les sources, les circonstances, et la lettre de Mme de Sévigné (29 avril 1671), où il est question de ce Rossignol et d'une autre fable, Le Singe et le Chat.

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