LA FONTAINE EN ÉTÉ
LES DEUX CHÈVRES Dès que les Chèvres ont brouté, Fables, XII, IV Dans le nom commun de la chèvre, il y a ses caprices. Dans son image, ici, il n'y a que du féminin : nul bouc en cette fable, pas même dans les généalogies auxquelles nos deux héroïnes prétendent, et cette histoire de femmes absorbe au passage la démarche de deux grands rois. D'ailleurs, quel être masculin dirait en français : ceci me fera tourner bouc ? Ce sont des dames à particules, à tabourets et à préséances, des reines guerrières à dignités, des stars en leur univers, que l'on approche aux pas comptés de cinq paires de rimes plates, et non sans trébucher parfois d'octosyllabe en alexandrin. Ce faisant, on voit du pays ; au terme de chaque vers, on fait la pause un instant à tel ou tel point de vue, on découvre le caractère d'une espèce qui se plaît au danger : ce n'est pas le manque d'herbe qui pousse les chèvres, mais l'épreuve et le goût de leur liberté. En chemin, trois rimes plates ; à la deuxième, l'étroit passage d'un vers de trois syllabes, et la planche de cette perdition. C'est là que nos exploratrices trouvent leur vérité. Comme Stanley et Livingstone, mais en ces déserts-ci l'une ne cherchait pas, même pour sa propre gloire, à retrouver l'autre : pas de shake hand ni de mot d'humour exactement décalé (Dr Livingstone, I presume?), pas de reconnaissance, même si chacune pouvait montrer patte blanche. Parties sans le savoir à la rencontre l'une de l'autre, elles se retrouvent front à front. Il y a là un moment de tragédie et quelque tristesse dans le sourire. Tracer des chemins dans un monde impraticable, porter partout les pas de la libre imagination, défier sans trembler les hasards de la Fortune, tout cela pour finir aussi bêtement, aussi humainement. Dans cette aventure, on pressent quelque chose de diabolique, que l'on s'aiderait peut-être à apercevoir en passant par ailleurs, par exemple en suivant Ponge (autre fabuliste, autre point de vue, où cette fois il est question aussi du bouc et de son amour, et du mystère douloureux de la beauté) : « Ces belles aux longs yeux, poilues comme des bêtes, belles à la fois et butées ou, pour mieux dire, belzébuthées quand elles bêlent, de quoi se plaignent-elles ? de quel tourment, quel tracas* ? » Le drame de l'imagination, de la beauté, de l'intelligence de la pensée en somme quand elles s'enferment en elles-mêmes. Pierre Campion * Francis Ponge, « La Chèvre », dans Pièces. |