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LA FONTAINE EN ÉTÉ

LES DEUX CHÈVRES

                Dès que les Chèvres ont brouté,
                Certain esprit de liberté
Leur fait chercher fortune ; elles vont en voyage
                Vers les endroits du pâturage
                Les moins fréquentés des humains.
Là s'il est quelque lieu sans route et sans chemins,
Un rocher, quelque mont pendant en précipices,
C'est où ces Dames vont promener leurs caprices.
Rien ne peut arrêter cet animal grimpant.
                Deux Chèvres donc s'émancipant,
                Toutes deux ayant patte blanche,
Quittèrent les bas prés, chacune de sa part.
L'une vers l'autre allait pour quelque bon hasard.
Un ruisseau se rencontre, et pour pont une planche.
Deux Belettes à peine auraient passé de front
                            Sur ce pont ;
D'ailleurs, l'onde rapide et le ruisseau profond
Devaient faire trembler de peur ces Amazones.
Malgré tant de dangers, l'une de ces personnes
Pose un pied sur la planche, et l'autre en fait autant.
Je m'imagine voir avec Louis le Grand
                Philippe Quatre qui s'avance
                Dans l'île de la Conférence.
                Ainsi s'avançaient pas à pas,
                Nez à nez, nos Aventurières,
                Qui toutes deux étant fort fières,
Vers le milieu du pont ne se voulurent pas
L'une à l'autre céder. Elles avaient la gloire
De compter dans leur race, (à ce que dit l'Histoire),
L'une certaine chèvre, au mérite sans pair,
Dont Polyphème fit présent à Galatée ;
                Et l'autre la chèvre Amalthée,
                Par qui fut nourri Jupiter.
Faute de reculer, leur chute fut commune ;
                Toutes deux tombèrent dans l'eau.
                Cet accident n'est pas nouveau
                Dans le chemin de la Fortune.

Fables, XII, IV


    Dans le nom commun de la chèvre, il y a ses caprices. Dans son image, ici, il n'y a que du féminin : nul bouc en cette fable, pas même dans les généalogies auxquelles nos deux héroïnes prétendent, et cette histoire de femmes absorbe au passage la démarche de deux grands rois. D'ailleurs, quel être masculin dirait en français : ceci me fera tourner bouc ?

    Ce sont des dames à particules, à tabourets et à préséances, des reines guerrières à dignités, des stars en leur univers, que l'on approche aux pas comptés de cinq paires de rimes plates, et non sans trébucher parfois d'octosyllabe en alexandrin. Ce faisant, on voit du pays ; au terme de chaque vers, on fait la pause un instant à tel ou tel point de vue, on découvre le caractère d'une espèce qui se plaît au danger : ce n'est pas le manque d'herbe qui pousse les chèvres, mais l'épreuve et le goût de leur liberté.
  Et puis, embrayant sur la dernière de ces rimes et changeant de régime, on entre dans l'histoire.

    En chemin, trois rimes plates ; à la deuxième, l'étroit passage d'un vers de trois syllabes, et la planche de cette perdition. C'est là que nos exploratrices trouvent leur vérité. Comme Stanley et Livingstone, mais en ces déserts-ci l'une ne cherchait pas, même pour sa propre gloire, à retrouver l'autre : pas de shake hand ni de mot d'humour exactement décalé (“Dr Livingstone, I presume?”), pas de reconnaissance, même si chacune pouvait montrer patte blanche. Parties sans le savoir à la rencontre l'une de l'autre, elles se retrouvent front à front.
  Le pied est sûr, c'est la tête qui manque. Celles-ci ne tomberont pas d'un rocher mais du haut de leurs prétentions. Ou bien victimes de l'entêtement des inventeurs ? Ou d'avoir dû chacune affronter l'arbitraire exact de son alter ego ?
  (On trouve des doubles ou des triples fonds dans La Fontaine, même si le fabuliste est aussi peu métaphysicien qu'il est possible : le principe consiste à parfaire de brèves histoires, la philosophie suivra.)

    Il y a là un moment de tragédie et quelque tristesse dans le sourire. Tracer des chemins dans un monde impraticable, porter partout les pas de la libre imagination, défier sans trembler les hasards de la Fortune, tout cela pour finir aussi bêtement, aussi humainement. Dans cette aventure, on pressent quelque chose de diabolique, que l'on s'aiderait peut-être à apercevoir en passant par ailleurs, par exemple en suivant Ponge (autre fabuliste, autre point de vue, où cette fois il est question aussi du bouc et de son amour, et du mystère douloureux de la beauté) : « Ces belles aux longs yeux, poilues comme des bêtes, belles à la fois et butées – ou, pour mieux dire, belzébuthées – quand elles bêlent, de quoi se plaignent-elles ? de quel tourment, quel tracas* ? »

    Le drame de l'imagination, de la beauté, de l'intelligence – de la pensée en somme – quand elles s'enferment en elles-mêmes.

Pierre Campion
23 juin 2003


* Francis Ponge, « La Chèvre », dans Pièces.

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