Retour à La Fontaine

LA FONTAINE EN ÉTÉ

Entièrement récrites et augmentées de nouvelles études et d'un essai,
les études qui sont en ligne sur ce site ont été reprises en volume :
Se rafraîchir à La Fontaine. L'animalité de l'homme dans les Fables, Rennes, éd. Ennoïa, juillet 2004.

Voir à ce sujet la page nouvelle sur La Fontaine.

LES MEMBRES ET L'ESTOMAC

          Je devais par la royauté
          Avoir commencé mon ouvrage.
          À la voir d'un certain côté,
          Messer Gaster en est l'image.
S'il a quelque besoin, tout le corps s'en ressent.
De travailler pour lui les Membres se lassant,
Chacun d'eux résolut de vivre en gentilhomme,
Sans rien faire, alléguant l'exemple de Gaster.
Il faudrait, disaient-ils, sans nous qu'il vécût d'air.
Nous suons, nous peinons, comme bêtes de somme :
Et pour qui ? Pour lui seul : nous n'en profitons pas.
Notre soin n'aboutit qu'à fournir ses repas.
Chommons : c'est un métier qu'il veut nous faire apprendre.
Ainsi dit, ainsi fait. Les Mains cessent de prendre,
     Les Bras d'agir, les Jambes de marcher.
Tous dirent à Gaster qu'il en allât chercher.
Ce leur fut une erreur dont ils se repentirent
Bientôt les pauvres gens tombèrent en langueur ;
Il ne se forma plus de nouveau sang au cœur :
Chaque Membre en souffrit : les forces se perdirent ;
          Par ce moyen, les Mutins virent
Que celui qu'ils croyaient oisif et paresseux,
À l'intérêt commun contribuait plus qu'eux.
Ceci peut s'appliquer à la grandeur royale.
Elle reçoit et donne, et la chose est égale.
Tout travaille pour elle, et réciproquement
          Tout tire d'elle l'aliment.
Elle fait subsister l'Artisan de ses peines,
Enrichit le Marchand, gage le Magistrat,
Maintient le Laboureur, donne paye au Soldat,
Distribue en cent lieues ses grâces souveraines ;
          Entretient seule tout l'État.
          Ménénius le sut bien dire.
La Commune s'allait séparer du Sénat.
Les mécontents disaient qu'il avait tout l'empire,
Le pouvoir, les trésors, l'honneur, la dignité ;
Au lieu que tout le mal était de leur côté,
Les tributs, les impôts, les fatigues de guerre.
Le peuple hors des murs était déjà posté.
La plupart s'en allaient chercher une autre terre,
          Quand Ménénius leur fit voir
          Qu'ils étaient aux Membres semblables,
Et par cet apologue, insigne entre les fables,
          Les ramena dans leur devoir.

Fables, III, II


    Un monument aux proportions de La Fontaine, son Tractatus politicus à lui sur l'État monarchique moderne, qu'il tire d'une longue tradition. Depuis l'Antiquité jusqu'à nos jours, cet apologue, maintes fois raconté et diversement interprété.

     Un exercice de virtuosité narrative, puisque le fabuliste articule trois sources – Ésope et Rabelais, et Tite-Live –, deux types d'histoires – un conte immémorial et le récit d'une circonstance particulière de ce conte, survenue dans l'histoire de la République romaine – et, conduisant de l'un à l'autre, le déploiement d'une doctrine. Conformément aux trois subtilités de l'herméneutique, que pratiquait tout rhéteur, il s'agit d'expliquer la lettre des écritures, de les comprendre, et de les appliquer au besoin du moment.
  Sous une ironie feinte qui fait voir la grandeur royale dans l'image rabelaisienne du ventre, l'État est représenté comme une espèce de monstre sans tête et sans cœur, un monstre chaud néanmoins et parfois fiévreux, où les fonctions naturelles nécessaires tirent leur subsistance et leur sens de l'institution royale. Elles y sont toutes : la Justice et l'Armée, et les diverses occupations industrieuses : la paysannerie, l'artisanat aux mille métiers, le commerce aux mille tours.
  Ni tête pensante, ni cœur vaillant, ni souffle vital : le roi n'est pas à la tête de l'État, il ne gouverne pas, il n'inspire même pas. Nul contrat non plus entre les parties, mais un être de fait et la dépense d'un énorme travail, dans le seul intérêt de subsister.
  Absorber, transformer et faire circuler. Défendre et réguler, conserver, par le ministère, placé au centre, de cette pure capacité de digestion et de distribution, d'abstraction et de concrétisation qui s'appelle la royauté. Pas de place pour les parasites : l'aristocratie est allusivement et péjorativement désignée dans le « vivre en gentilhomme », la religion est éludée – ce qui relie, c'est la nourriture. Au fait, et les lettres, les pensions et les académies ?

     Tout circule en cet organisme, sauf le sens. Pour faire entendre ce que par lui-même ce corps ne saurait comprendre, deux personnages, l'un nommé dans l'Histoire, l'autre implicitement évoqué dans la fable. Au temps de certaine crise aiguë, un orateur envoyé auprès de la dissidence par le Sénat et le Peuple romain, et, ici, à froid, le fabuliste, qui se délègue lui-même : deux manieurs du verbe en action. Comme quoi, quand même, l'artiste – celui-ci et ses confrères – est nécessaire, en tant qu'il explicite au corps social tout entier son fonctionnement et, par là, apaise une querelle en légitimité gagnant de la périphérie vers le centre et toujours renaissante. C'est le rhéteur qui est la conscience de l'État et sa tête inaperçue, un membre finalement bien utile. Car « les sociétés sont des sociétés aussi longtemps qu'elles parviennent à s'imaginer qu'elles sont des sociétés* ». Cette leçon, placée au cœur du premier recueil des Fables, vaut bien un fromage sans doute.

    Généralement, de Tite-Live à La Fontaine et jusqu'à Ballanche (1830), cette fable s'empresse à justifier l'ordre établi. Mais avec Rancière, l'apologue subit une interprétation nouvelle et suggestive**. Dans l'aventure de l'Aventin, le philosophe voit le moment caractéristique de la politique – l'avènement même de la politique –, qui se reproduira souvent dans l'histoire, sous bien d'autres formes. Il est en effet des situations dans lesquelles certains des membres d'une société, considérés comme des êtres non humains par ceux qui occupent toute la visibilité de la scène, demandent à grands cris inarticulés – inarticulés aux dires de ceux qui occupent la place –, demandent en vain à être reconnus comme des hommes, entendons : comme des corps parlants. Ils demandent à entrer dans le corps politique. En s'adressant à eux – même avec mépris et comme aux membres inconscients d'un ventre –, et tout simplement en leur parlant, l'envoyé du Sénat, certes contraint et forcé, les reconnaît ipso facto comme des humains et les institue ainsi dans l'ordre proprement politique de ceux qui s'entendaient seulement entre eux. La plèbe a gagné, elle rentre dans la Ville.

     La fable est une histoire qui se laisse volontiers plier aux exigences de la circonstance et de la pensée, d'une pensée de la circonstance. Pourvu que toujours on la reprenne à nouveaux frais.

Pierre Campion
1er juillet 2003


* Peter Sloterdijk, Dans le même bateau. Essai sur l'hyperpolitique, traduit de l'allemand par P. Deshusses, Rivages poche, 2003 [1993, 1997], p. 13.
** Jacques Rancière, La Mésentente. Politique et philosophie, Galilée, 1995.

Retour à La Fontaine

 

Retour page d'accueil