LA FONTAINE EN ÉTÉ
Entièrement récrites et augmentées de nouvelles études et d'un essai, Voir à ce sujet la page nouvelle sur La Fontaine. LES MEMBRES ET L'ESTOMAC Je devais par la royauté Fables, III, II Un monument aux proportions de La Fontaine, son Tractatus politicus à lui sur l'État monarchique moderne, qu'il tire d'une longue tradition. Depuis l'Antiquité jusqu'à nos jours, cet apologue, maintes fois raconté et diversement interprété. Un exercice de virtuosité narrative, puisque le fabuliste articule trois sources Ésope et Rabelais, et Tite-Live , deux types d'histoires un conte immémorial et le récit d'une circonstance particulière de ce conte, survenue dans l'histoire de la République romaine et, conduisant de l'un à l'autre, le déploiement d'une doctrine. Conformément aux trois subtilités de l'herméneutique, que pratiquait tout rhéteur, il s'agit d'expliquer la lettre des écritures, de les comprendre, et de les appliquer au besoin du moment. Tout circule en cet organisme, sauf le sens. Pour faire entendre ce que par lui-même ce corps ne saurait comprendre, deux personnages, l'un nommé dans l'Histoire, l'autre implicitement évoqué dans la fable. Au temps de certaine crise aiguë, un orateur envoyé auprès de la dissidence par le Sénat et le Peuple romain, et, ici, à froid, le fabuliste, qui se délègue lui-même : deux manieurs du verbe en action. Comme quoi, quand même, l'artiste celui-ci et ses confrères est nécessaire, en tant qu'il explicite au corps social tout entier son fonctionnement et, par là, apaise une querelle en légitimité gagnant de la périphérie vers le centre et toujours renaissante. C'est le rhéteur qui est la conscience de l'État et sa tête inaperçue, un membre finalement bien utile. Car « les sociétés sont des sociétés aussi longtemps qu'elles parviennent à s'imaginer qu'elles sont des sociétés* ». Cette leçon, placée au cur du premier recueil des Fables, vaut bien un fromage sans doute. Généralement, de Tite-Live à La Fontaine et jusqu'à Ballanche (1830), cette fable s'empresse à justifier l'ordre établi. Mais avec Rancière, l'apologue subit une interprétation nouvelle et suggestive**. Dans l'aventure de l'Aventin, le philosophe voit le moment caractéristique de la politique l'avènement même de la politique , qui se reproduira souvent dans l'histoire, sous bien d'autres formes. Il est en effet des situations dans lesquelles certains des membres d'une société, considérés comme des êtres non humains par ceux qui occupent toute la visibilité de la scène, demandent à grands cris inarticulés inarticulés aux dires de ceux qui occupent la place , demandent en vain à être reconnus comme des hommes, entendons : comme des corps parlants. Ils demandent à entrer dans le corps politique. En s'adressant à eux même avec mépris et comme aux membres inconscients d'un ventre , et tout simplement en leur parlant, l'envoyé du Sénat, certes contraint et forcé, les reconnaît ipso facto comme des humains et les institue ainsi dans l'ordre proprement politique de ceux qui s'entendaient seulement entre eux. La plèbe a gagné, elle rentre dans la Ville. La fable est une histoire qui se laisse volontiers plier aux exigences de la circonstance et de la pensée, d'une pensée de la circonstance. Pourvu que toujours on la reprenne à nouveaux frais. Pierre Campion * Peter Sloterdijk, Dans le même bateau. Essai sur l'hyperpolitique, traduit de l'allemand par P. Deshusses, Rivages poche, 2003 [1993, 1997], p. 13. |