Dossier d'un cours réalisé en classe de terminale littéaire par Claudine Lanoë. Selon le programme en vigueur, ce cours portait sur le roman de Flaubert, Madame Bovary, vu à travers les scénarios et brouillons de Flaubert. Claudine Lanoë est professeur de Lettres classiques au lycée Antoine Watteau de Valenciennes. Elle enseigne le latin en hypokhâgne et en khâgne, et la littérature en terminale littéraire. Elle collabore au site associatif des professeurs de lettres Weblettres. Corrigé d'un devoir donné aux élèves de cette classe. Devoir fait à la maison, rendu par les élèves le 31 mars 2015 Texte mis en ligne le 16 août 2015. © : Claudine Lanoë. SujetQuelle est l'importance de l'épisode du
bal pour ce que Flaubert appelle « la narration
psychologique » ? Vous répondrez à cette question en vous appuyant
sur votre connaissance des trois scénarios généraux et du roman (chapitres 7, 8
et 9 de la première partie). Document à la disposition des élèvesUn
tableau synoptique des trois scénarios généraux, accompagné de passages de la
correspondance de Flaubert sur le bal et la narration psychologique, et d'un essai
de définition de la narration psychologique. Flaubert
publie en 1857, Madame Bovary, roman
qu'il a écrit de septembre 1851 à mars 1856. Mais avant de passer à la phase
rédactionnelle, le romancier qui compare son œuvre à un collier dont le fil
serait le plan, rédige trois scénarios généraux. Dans
une lettre à Louise Colet datée du 22 juillet 1852, il a pour ambition de
« donner à l'analyse psychologique la rapidité, la netteté, l'emportement
d'une narration purement dramatique » et il déclare, dans une lettre du 2
mai de la même année qu'il lui faut « mettre [son] héro•ne dans un
bal ». Nous
allons voir l'importance que revêt cet épisode du bal, dès l'écriture des
scénarios, pour la narration psychologique, c'est-à-dire pour ce qu'il appelle
« l'enchaînement des idées », des états psychologiques successifs
d'Emma. L'épisode
du bal est important pour la narration psychologique d'abord parce qu'il figure
d'emblée dans le plan du roman et dès le premier scénario général, sous la
forme d'une note interlinéaire : « un bal de château » ; et
surtout d'une note marginale qui souligne son effet psychologique , par la
mention de ses conséquences : « longue attente […] d'un événement qui n'arrive
pas l'année suivante on ne redonne pas de bal à la même époque » ; la
fin du chapitre 7 y fait écho : « quelque chose d'extraordinaire
tomba dans sa vie » et tout le chapitre 9 du roman traite des conséquences
psychologiques du bal sur l'esprit d'Emma : « Au fond de son âme ,
cependant, elle attendait un événement […]. Elle compta sur ses doigts combien
de semaines lui restaient pour arriver en octobre, pensant que le marquis d'Andervilliers, peut-être donnerait encore un bal à la Vaubyessard, mais tout septembre s'écoula sans lettres ni visites. »
La mention de l'après-bal avec ses conséquences sur la psychologie d'Emma
inscrit donc bien l'épisode dans la progression psychologique qui sous-tend la
narration. D'ailleurs, au fil des scénarios, l'épisode change de statut,
passant de simple note interlinéaire et marginale, à un développement
conséquent qui l'insère dans le fil narratif et le signale donc comme un
épisode-clé de la narration. De
plus, la lettre grecque « psi » ponctue les deux premiers scénarios
généraux (développement, et notes marginales) ; or cette lettre
signifie « psychologie » ; il est alors clair que Flaubert considère
l'épisode du bal comme une étape de la progression psychologique de son héro•ne
et, par conséquent, de la narration psychologique. À la fin du chapitre 8, une
métaphore, comme une perle du collier dont le plan est le fil, y fait allusion
: « Son voyage à la Vaubyessard avait fait un
trou dans sa vie, à la manière de ces grandes crevasses qu'un orage en une
seule nuit, creuse quelquefois dans les montagnes. » Le bal est donc bien
dans l'esprit de Flaubert un épisode-charnière d'une narration qui progresse au
rythme des « idées » d'Emma, de ses états psychologiques : il
reste comme « un regret » et creuse les désirs, accentue le manque.
Est d'emblée installé le fonctionnement psychologique de l'héroïne, articulé
sur le regret et le désir : « […] et ses désirs s'augmentant d'un
regret, n'en devenaient que plus actifs » (II, 7, p. 189). Le génie de
Flaubert est d'avoir placé son héro•ne, l'espace d'une soirée sans un univers
de rêve : l'ailleurs rêvé existe désormais dans la réalité, Emma le goûte,
puis en est aussitôt privée, ce qui lui rend la réalité, donc la vie, insupportable.
« Elle souhaitait à la fois mourir et habiter Paris » (9) car « le
bal est un tourbillon qui passe devant le nez d'Emma » (scénarios 2 et 3) et
parce qu'il correspond à ses rêves, elle refuse désormais de vivre la réalité :
« Mais, aux fulgurations de l'heure présente, sa vie passée, si nette
jusqu'alors, s'évanouissait tout entière, et elle
doutait presque de l'avoir vécue » (8). L'épisode est donc bien un
tournant dans la progression psychologique d'Emma ; il a un peu le statut
d'un événement qui enclenche « la machine infernale » d'une fatalité
interne au personnage. Par
ailleurs, si l'on consulte les scénarios, en amont du bal, l'état psychologique
d'Emma est l'ennui : « sa vie solitaire pendant que son mari fait ses
courses » (développement du scénario 1) précisé par la note
marginale : « […] elle en est encore au rêve et à
l'ennui », « ennui, elle regarde la grande route « (développement du
scénario 2) ce que l'on retrouve au chapitre 7, qui s'ouvre sur le rêve :
« […] il eût fallu, sans doute, aller vers ces pays à noms sonores. […] Il,
lui semblait que certains lieux sur la terre devaient produire du bonheur »,
et se clôt sur l'ennui : « […] elle sortait quelquefois, afin de n'avoir
plus sous les yeux l'éternel jardin et la route poudreuse », tant
« elle ne pouvait s'imaginer que ce calme où elle vivait fût le bonheur
dont elle avait rêvé » (I, 6, p. 100). Le bal est donc bien un épisode-clé,
« quelque chose d'extraordinaire qui tomba dans sa vie », qui lui
donne l'illusion de rompre avec ce monde ennuyeux. Le non-retour du bal
engendre « l'ennui de [la] déception » et fait de « l'avenir un
long corridor noir, et qui avait au fond, sa porte
bien fermée » (9), métaphore motivée, à l'image de son état psychologique :
l'épisode amplifie encore l'ennui qu'éprouve le personnage. Mais
l'épisode du bal met aussi en place tous les thèmes du roman, thèmes qui
procèdent de l'état psychologique d'Emma, avant cette soirée, et que cette
dernière va cristalliser. Et
tout d'abord, déçue par le mariage avec Charles, « mari […] sans grand
emportement », dans le premier scénario et dans le second et le troisième qui
« ne cause de rien & ne la développe pas » au point qu'« elle en sent
le besoin vague », besoin vague qui s'incarne lors de ses rêveries au
chapitre 7 dans ce « mari vêtu d'un habit de velours noir à longues
basques, et qui porte des bottes molles, un chapeau pointu et des
manchettes ! », antithèse de Charles à « la conversation plate
comme un trottoir de rue » (7). Or le bal accentuant la déception la
cristallise sur la figure du mari ; en effet au bal, selon le deuxième scénario,
le mari idéal prend vie dans la réalité avec ce « jeune beau quelconque
qu'elle a vu au bal » et dans le troisième « amour (après coup) d'un
jeune beau quelconque qu'elle a vu au bal et qu'elle prend, dans sa tête par
désœuvrement et dans le besoin qu'elle est d'un centre où attacher ses
aspirations ». Cette figure masculine réelle et non plus rêvée,
cristallise ses aspirations à une autre vie, et devient, dans le roman, au
chapitre 8, le vicomte. Ce personnage « centre » fait donc entrer
Emma dans la passion dont elle rêve, d'abord dans le tourbillon de la valse,
puis par le porte-cigare en soie verte qu'elle décide être le sien, enfin en
s'échappant à Paris par la rêverie sur le plan qu'elle achète : « Elle
était à Tostes. Lui, il était à Paris. » Dans
ses lectures les personnages se confondent avec lui : « Le souvenir
du Vicomte revenait toujours dans ses lectures », « Les langueurs de
la tendresse ne se séparaient donc pas du balcon des grands châteaux qui sont
pleins de loisirs […] » (9). Dès le scénario 3, la figure du Vicomte
s'oppose à celle de Charles ; le mari d'Emma lui est devenu
insupportable et ce changement psychologique est dû au bal : elle est
« irritée […] surtout de son mari dont la vulgarité émane de par tous ses
pores - manière animale dont il mange sa soupe […] habitude de se curer les
dents avec la pointe de son couteau & de couper le bouchon des bouteilles »,
ce que confirme le chapitre 9 : « Elle se sentait, d'ailleurs plus
irritée de lui. Il prenait, avec l'âge, des allures épaisses ; il coupait,
au dessert, le bouchon des bouteilles vides ; il faisait, en avalant sa
soupe, un gloussement à chaque gorgée […] ». Le scénario 1 comme le 2
signalent alors la « longue attente d'une passion » et le 3 : « elle
attend longtemps dans son cœur une passion […] ». Le bal, par la figure du
vicomte, par le billet doux échangé à l'occasion de la chute d'un éventail, par
le personnage du vieux duc de Laverdière, amant dans
sa jeunesse de la reine Marie-Antoinette, renforce en Emma le désir de la
passion, préparant l'amour platonique avec Léon I et les futurs adultères, avec
Rodolphe et Léon II. La
soirée au château de la Vaubyessard provoque aussi
chez Emma, « envie de luxe et de richesse » et le désir de
prolonger « la vie dorée » (scénario 2), l'illusion de faire partie
de ce monde aristocratique en restant éveillée dans la chambre du château :
« […] elle faisait des efforts pour se tenir éveillée, afin de prolonger
l'illusion de cette vie luxueuse qu'il lui faudrait tout à l'heure abandonner »
(chapitre 8) — note Flaubert dans les scénarios 2 et 3 —;ouvrant
la voie à l'évolution psychologique d'Emma qui comble le regret qu'elle a de la
Vaubyessard, par des achats qui lui donnent
l'illusion de vivre comme les aristocrates. C'est « l'amour du luxe et de
la dépense » du scénario 3. Flaubert indique certaines dépenses dans une
note marginale du scénario 2 : « force son mari à acheter un second
cheval et à atteler à l'anglaise » complétée dans le développement du
3 : « elle veut un tilbury qu'elle finit par avoir. » Au
chapitre 9 elle voit « à Rouen des dames qui portaient un paquet de
breloques à leur montre ; elle acheta des breloques » ; elle
veut pour la cheminée « deux grands vases de verre bleu » et
« un nécessaire d'ivoire avec un dé de vermeil ». Au chapitre 8 du roman,
le château de la Vaubyessard introduit Emma dans le
monde du luxe et de la richesse qui exacerbe ses sens et séduit cette
consommatrice d'émotions et de sensations : « On versa du vin de Champagne
à la glace. Emma frissonna de toute sa peau en sentant ce froid dans sa
bouche. […] Elle mangeait alors une glace au marasquin, qu'elle tenait de
la main gauche dans une coquille de vermeil, et fermait à demi les yeux, la
cuiller entre les dents. » On a donc déjà en filigrane la thématique de
l'endettement. Dès
les scénarios, le fait d'avoir savouré tout ce luxe rend douloureux pour Emma
ses « rêves trop hauts », comme si elle se sentait « déclassée
socialement » : « […] elle est désespérée du domestique qui
vient le matin pour faire le gros de la besogne et de la bonne avec son bruit
de sabots sur les carreaux lavés […] » (scénario 3). Et le style indirect
libre restitue l'amertume d'Emma au chapitre 9 : « c'était là le
groom en culotte courte dont il fallait se contenter » ,
écho au « rêve d'un groom » du scénario 2 ; sentiment de
déclassement qui la révolte : « Elle valait bien cependant, toutes celles
qui vivaient heureuses ! Elle avait vu des duchesses à la Vaubyessard qui avaient la taille plus lourde et des façons
plus communes, et elle exécrait l'injustice de Dieu […] » (9) ; elle modifie
alors sa tenue, est « toujours bien chaussée » et une note
interlinéaire précise : « en bottines lacées du matin au soir —
et toujours en robe. » Le chapitre 9 du roman amplifie ce changement dans
les manières d'Emma, qui mime la vie des aristocrates entrevues au
château : elle renvoie Nastasie et interdit à la
nouvelle bonne les bonnets de coton, lui apprend qu'il faut lui parler à la
troisième personne. À partir de cette expérience du bal, Emma ne rêve plus
seulement au gré de ses lectures, elle s'invente par le biais des objets, de
ses postures aristocratiques, une vie d'illusion, qui n'est pas la sienne, dans
laquelle elle s'enferme, et qui l'éloigne de la réalité. L'épisode
du bal à la Vaubyessard est donc bien un épisode-clé
de la narration psychologique et Flaubert l'a d'emblée inscrit dans le plan de
son roman à écrire. Il est « un tourbillon qui passe sous le nez
d'Emma », installant le regret et exacerbant ses désirs de passions, de
luxe, d'élévation sociale ; parce qu'elle a vécu son rêve, Emma prend en
haine la réalité de Tostes, et son mariage. L'épisode
refermé, Emma retrouve « la campagne ennuyeuse », « son jardin
plus long que large », son époux médiocre. Flaubert installe définitivement
la thématique qui sous-tend la narration psychologique et prépare le lecteur à
ce qu'il nomme « la catastrophe finale ». Claudine Lano‘ |