Nicole Laurent-Catrice : Anthologie. Nicole Laurent-Catrice, née dans le Nord, études à Paris, vit en Bretagne depuis plus de quarante ans. A publié une douzaine de livres de poèmes, dont quatre en Belgique à L'Arbre à Paroles : Métacuisine, Table et retable, Corps perdu, La Part du feu, puis plus récemment Cairn pour ma mère aux éditions La Part Commune et des livres d'artistes avec les plasticiennes Isabelle Dubrul, Marie-France Missir et Claire Chauveau. Traductrice de poésie,
elle a publié en outre dix recueils de poètes de pays divers, soit en
collaboration (du lituanien, du roumain, du bulgare, du hongrois, de l'anglais
d'Irlande) soit seule, de l'espagnol. Mis en ligne le 10 mai 2010. © : Nicole Laurent-Catrice Nicole Laurent-CatriceANTHOLOGIELiturgie des pierresUn soleil a-t-il ici
craché ses dents dans un éclat de rire joyeux au matin du monde ? Quels dinosaures sacrés ont vu les écailles de leur
dos se solidifier dans la boue
de leur bain rituel ? Ou serait-ce qu'un géant
a secoué là sa chevelure pour la
débarrasser des graviers du sommeil. Quelle bande d'enfants
du ciel jouent aux osselets la nuit toujours surpris à la même
figure du jeu quand l'aube approche. Ou peut-être est-ce la
lune qui a semé ses cailloux
blancs pour nous faire sortir de
notre plus profonde forêt et nous ramener chez nous. Procession pétrifiée qui
nous enseigne le dard du soleil et le lieu du plus haut
rendez-vous. MétacuisineJ'écris sur les tables
de cuisine c'est mon domaine. Les sortilèges
culinaires n'ont plus de secret pour
moi. Je puise à la louche dans mon chaudron magique pour vous servir ma soupe. Certains font la
grimace: elle est un peu forte pour
eux sans doute. Ils craignent la
migraine. C'est qu'ils mangent
avec leur tête non avec l'estomac. Pourtant elle vous
tiendrait bien au ventre vous nourrissant de ses
subtiles substances. L'art des épices est
délicat mais il y faut aussi la
science de nutrition, mêler la céréale à la
légumineuse, la fibre avec les sels. Goûtez-la, savourez
lentement. Alors vous serez saisis
d'une puissante alchimie et à votre tour vous découperez sur les
tables de cuisine votre chair pour nourrir vos enfants. Pomme de terreAvoir tant épluché de
pommes de terre tous les jours pendant trente ans pour tomber sur son cœur qu'elle tenait dans sa main,
gris,
et qu'elle pelait. * D'impatience je ne t'ai
pas laissé bouillir assez longtemps. J'aurais dû te faire
mijoter te soignant aux petits
oignons. Tu as le cœur encore un peu dur mon chou. AbricotCe qu'elle aimait
par dessus tout c'était
les abricots. Elle y mordait avec une
jouissance honteuse. Cela lui rappelait les fesses dodues de ses bébés. Maintenant de grands
arbres poilus. L'oignonOter une à une, rousses et dorées, les pelures de
l'imaginaire, pour essayer d'atteindre la chair. Quand sait-on qu'on
touche le réel ? Quand le jus du souvenir
pique les yeux ? ou que l'odeur nous colle
aux doigts ? Effeuiller tranche après
tranche — plus ou
moins charnue plus ou moins
juteuse — la peau des jours pour trouver le cœur de la
vie. Jusqu'à la dernière
couche refermée sur elle-même, germe plus mort que l'éphémère de la peau. Le cœur du secret de la
vie est qu'il n'y a pas de cœur. Seulement la vie qui
fuit, encore et encore la vie. Corps perduElle touche de ses
doigts la place de ses bagues de ses boucles d'oreilles. Quelque chose lui manque elle ne sait quoi. Un amant qu'elle aurait
eu dans une autre vie et qui caressait ses mains
ses lobes. Elle a les jambes bleues tous les coups de la vie restent marqués. Boursouflures. Elle porte sur les dents les signes de la guerre. Au moindre regard elle
se tord le pied. Pour une pensée plus
intime elle avale de travers. * Le vent souffle en
tempête. La femme dans sa chambre
secrète couchée sur son lit de froid veut croire qu'il cherche à
entrer arracher le toit la renverser dans sa
bourrasque. Elle ouvre la fenêtre pour lui livrer passage mais c'est elle qui s'envole dans les nuages avec de la pluie sur le
visage. * Allonge-toi sur moi sans rien faire d'autre que poser ta joue sur ma
joue car l'ombre de ma mort nous surplombe et me cherche. Allonge-toi sur moi si bien collé à mes bras à mes jambes que je disparaisse sous ton corps et elle ira ailleurs me chercher. Allonge-toi sur moi sans rien faire d'autre que boire ma vie à mes lèvres car l'ombre de ma mort c'est toi peut-être. * Quand l'âme vierge grosse de tant
d'éblouissements fut prise dans les douleurs elle avisa dans un coin de
la grotte une pauvre femme aux mains
coupées dont le nom était Poésie. Elle lui demanda de
l'assister dans ses couches et mit au monde le Verbe. Et la femme, la pauvre
femme qui se croyait inutile, vit soudain des mains lui
pousser. La part du feu Réservée — mise à part
— Convenable — en réserve — Branche fourchue pour
quelle source à détecter ? Bonne pour le feu. * Dans quelle éternité
nous rejoindrons-nous quand la géographie nous
sépare et tant d'autres lieux ? Dans la région la plus
éloignée de nous-mêmes la chambre la plus secrète feignant de nous oublier. * As-tu terni l'éclat de
tes yeux as-tu bridé tes mains pour qu'elles ne nous
trahissent ? Infibulé ta bouche pour dire des choses aussi
brûlantes sans qu'elles nous dévorent. Faudra-t-il que nous lui
coupions le nez ou lui crevions les yeux pour que notre amour ne nous
soit ravi par les janissaires de la
jalousie. Tout nous est adverse nous n'avons pour nous que
le silence. * La passion folle au froid visage de ghetto on y entre par la grande porte avec la joie et la gravité de qui est reconnu par les siens. Qui sait quand on peut en sortir ? Peut-être si on connaît quelqu'un familier des souterrains des couloirs secrets. Peut-être si on a des plans, des cartes si on creuse un tunnel si on est averti de la porte qui débouche sur la rue de tout le monde. Mais dans la ville des autres avoir si froid. * Profond pleurer. Parmi tous les autres,
lui seul m'attire. Tous s'empressent, lui
seul me fuit. Le regarder est
dangereux lui parler un péril sans
nom prendre sa main serait mortel. Il le sait. * L'ange entra soudain. Il lui dit qu'il avait
pénétré son cœur jusqu'au tréfonds et qu'il l'avait aimé. Il chercha la source de
ses paroles et voulait baiser ses
lèvres, impérieux de posséder ses
souvenirs, ses frissons. Il se pencha et ses yeux imploraient. Un éblouissement la
parcourut tout entière. Alors il but et il lui en voulut
d'avoir bu. * Qui a demandé pardon ? Les soldats de l'amour
ont passé comblant les puits. L'outre égorgée toutes les bouches cadenassées et la margelle descellée. Puits comblé de la
femme, quelle parole de toi pourrait
sortir qui désaltère ? * Souvenirs profanés Cendres acides Toute stèle interdite * Délivrée ! Par la parole, délivrée. La mémoire ne la tient
plus dans son cocon sale. La bouche du puits s'est
ouverte. Elle, la femme, en a ôté
les pierres. Tous les morts sont
nommés sur le livre. Un grand vent s'est levé des poumons de la terre qui a poussé un soupir et s'est mise à parler. On a pu curer le puits et boire. Abécédaire de ClaireBaleine Regarde, dit la baleine À son petit baleineau, Si tu aimes les jeux
d'eau Je transporte une
fontaine Sur mon dos. ƒléphants Vieux rochers gris
plissés par les âges Avec un serpent pour
tout visage Et l'œil vif et rond
d'un patriarche Vers quel ciel vous
mettez-vous en marche ? Kangourou Le kangourou s'approche De la kangourou, vite Lui fait quelques invites Deux trois sauts de
poursuite Et hop ! c'est dans la poche… Mouton Avec
un doux roulis Le
lent troupeau laineux Tête
et flanc contre queue Se
cache sous les lits. Vache Consciencieusement
tu tâches D'être
vache à lait, paisible, Plutôt
qu'à viande, passible De
mort. Pas folle, la vache ! Cairn pour ma mèreLes mots
inventeraient-ils ta mort te donneraient-ils une
autre mort une de plus différente te faisant doublement
étrangère et absente * Te donner parole enfin toi qui t'es toujours tue
devant l'homme * Refuser peut-être d'apprivoiser ta mort par les mots Une façon de ne pas te
perdre tout à fait Ou te tenir masquée derrière cette autre que je
forge Tout amour n'est-il que
trahison ? * J'ai un corps mort dans
l'œil objet noir qui court sur le
paysage objet noir toujours présent J'ai un corps flottant dans l'œil depuis que ton corps flotte dans ma pensée depuis que tu n'es plus, mère. * La mère du vinaigre placenta qui donne naissance transforme le vin de la jouissance en vinaigre vinaigre du chagrin * Mort de ma mère préfiguration de la mienne que ma fille vivra comme j'ai vécu la tienne Longue lignée des femmes
que tu me contais dans la
cuisine Longue couture des fils
et des fils les uns nous déchirant pour que les autres nous
recousent long fil rouge qui court en escalier d'aïeule en aïeule sang qui coule de lune en lune pour la perte et le gain — avoir des pertes « gagner petit »
comme on dit en Afrique — perdre du sang pour donner vie à un sang
nouveau * Longue chaîne des femmes Femme des villes noires des usines et des mines de la lignée des femmes en
chapeau aux longs voiles de deuil des femmes rigoureuses et grondeuses de génération en
génération transmission des savoir-faire dans les détails de la cuisine, du linge et ne rien savoir de
l'amour de la séduction des corps tout à réapprendre à chaque fois Ma fille, libère-toi ! * Ma mère perdue c'est moi ta mère aujourd'hui qui t'enfante par mes mots Suis-je perdue ? Serai-je un jour perdue et pour qui ? pour ma fille déjà mère mais fille encore tant que je suis là ma fille ma mère toi qui m'élèves. Nicole Laurent-Catrice |