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Yvon Logéat, professeur de Lettres, a reçu l'écrivain Jean-Claude Pirotte dans sa classe de Seconde au Lycée Sévigné de Cesson-Sévigné (35).
Nous le remercions de nous permettre de publier ce travail.
Texte mis en ligne le 16 février 2003.
Autres textes dans la même série :
Jean-Pierre Abraham dans la classe.
Didier Daeninckx dans la classe.
Hélène Cixous dans la classe.
© : Yvon Logéat.
Avant tout, la surprise de la découverte du texte dont on ne connaît pas l'auteur
En règle générale, mais
tout particulièrement si l'on se prépare à recevoir un écrivain, l'expérience
montre que facile ou difficile, tout texte peut être étudié avec des élèves.
Tout genre de texte peut être abordé, quelle que soit sa longueur : un livre en édition intégrale, un ou plusieurs textes courts, un poème, une nouvelle, un roman, une pièce de théâtre…
Pour entrer dans le texte, les voies sont diverses et
complémentaires : le plaisir de lire, l'effort de l'étude, l'analyse
détaillée, le travail de l'écriture. Ainsi, l'on pourra apprendre à « faire son
chemin dans la forêt du texte. »
À la rentrée scolaire, cette année 1999, les élèves de cette classe de seconde ne savent pas encore qu'ils vont recevoir dans leur classe Jean-Claude Pirotte dont le roman Mont Afrique est dans la présélection du Prix Goncourt. Il est cependant exclu d'étudier avec eux ce livre dont l'absence d'intrigue suivie les dérouterait. Ils n'ont d'ailleurs jamais entendu parler de cet écrivain.
Le parti est donc pris de soumettre aux élèves deux textes très courts, formant un tout et de leur donner à cette occasion, une consigne d'écriture :
« Faites le portrait de l'auteur de chacun de ces deux textes »
Les élèves ne savent ni l'origine des textes ni la raison de l'exercice.
Ce sont bien sûr, deux textes de
Jean-Claude Pirotte, extraits de l'ouvrage Il est minuit depuis toujours.[1]
(Composition française)
Il y avait des étoiles ce choir-là. Elles n'étaient pas
toutes éteindues. Elles tremballottaient dans les sens propres et figurés du
mot. On riait à plusieurs gorges dépliées, c'était stellaire, et papa qui
dormait la huche ouverte a fait gloup. En regardant le chiel, on a bien vu que
ch'était l'étoile du Nord que papa il avait avalée mais maman n'a rien voulu
chavoir et papa qu'était devenu glaché pourtant !Alors on a rentré se
coucher. On a encore entendu maman qui brandouillait : « Chelle du Nord ou
une autre je me la… », mais la chuite ch'est perdue dans la musique des
chphères.
Si vous n'avez pas peur, je vous
conduirai au ciel, dit-elle. C'était une petite fille aux immenses yeux
limpides. Elle habitait une rue en pente, étroite, bordée de maisons lourdes,
hautes, noires. Il vit que les murs craquaient de partout, et ne fut pas
surpris par la pâleur des habitants. Les hommes, deux par deux, grimpaient, la
tête basse, et se quittaient en échangeant un signe à peine perceptible devant
les seuils de pierre grise. On entendait parfois une plainte de femme, vite
étouffée. La petite avait ralenti le pas. Son maintien, sa démarche, son profil
respiraient une sagesse étrange, un peu inquiétante. Il n'osait lui demander
son âge, lorsqu'elle murmura : « Je suis très vieille, vous savez, j'ai
dix ans. » Elle ne devait pas s'attendre à ce qu'il esquisse un sourire,
car elle ajouta : « Vous ignorez ce que dix ans signifient dans la rue, je
suis plus âgée que le chat. » Il éprouva sans se l'avouer une sorte de
respect timide. Elle le précédait de quelques pas maintenant et semblait, la
tête levée, chercher à découvrir quelque chose entre les corniches rapprochées,
très haut, au fond du ciel. Il la rejoignit et se pencha vers elle. Elle se
hâta de détourner le visage, pas assez vite cependant pour éviter qu'il
surprenne deux larmes d'un bleu vif en équilibre sur ses pommettes
transparentes.
Le registre complètement différent des deux textes pousse le lecteur qui en ignore les origines à conclure à l'existence de deux auteurs différents. Les résultats sont d'ailleurs concluants. Les brefs écrits de dix élèves sont là pour en témoigner.
Un auteur n'est pas toujours celui qu'on croit
|
|
LES ÉTOILES (Composition française) |
LA PETITE FILLE |
1 |
Anaïs |
J'imagine un narrateur enfantin, naïf, âgé tout juste
d'une dizaine d'années. Et son vocabulaire nous le confirme assez bien :
« Et la chuite ch'est perdue dans la musique des chphères. » Un petit garçon tout blondinet, avec une conjugaison
un peu tordue : « Alors, on a rentré se coucher. » |
Le narrateur se met dans la tête des personnages et il
sait tout. On dit alors qu'il est omniprésent (sic). Ensuite, l'auteur n'est pas gai, du genre sinistre. Il
utilise un vocabulaire lourd, sinistre (maisons lourdes, hautes, noires) |
2 |
Rose-Marie |
L'auteur de ce texte parle comme les enfants qui
apprennent à parler. Il écrit certains sons comme il les prononce. Je
l'imagine comme un petit garçon de petite taille avec des lunettes. Il doit
être très amusant mais un peu tête en l'air. Il doit aimer rêver et ensuite
il nous raconte ses rêves les plus drôles. |
L'auteur de ce texte est une femme. Mais ce texte
n'est pas tellement compréhensif (sic). Il n'y a pas de lien entre les
personnages du texte. |
3 |
Sébastien |
Il s'amuse en écrivant cette histoire. Il s'est
pris pour un normand en parlant le patois. Il a écrit ce texte en pensant à
ses parents qui devaient compter beaucoup pour lui. Il les appelle :
« Papa, maman. » Cette histoire, il l'a peut-être vécue dans son
passé. |
Il devait habiter dans une rue dont il a un mauvais
souvenir. La petite fille lui rappelle peut-être une femme sûre d'elle qu'il
a connue dans sa ville. Il lui semble que cette ville est faite de pierres et
non d'hommes. il s'identifie peut-être à un des personnages du texte. |
4 |
Élodie |
Il s'est mis dans la peau d'un
enfant, il l'a écrit de la même façon qu'un jeune enfant qui n'arrive pas
bien à prononcer les « c » et les « s », ne conjugue
pas correctement les verbes, ne formule pas bien les phrases. Ou bien c'est
un élève qui a écrit une rédaction et qui n'est pas très fort. |
L'auteur est descriptif.
Il dit des choses irréelles (larmes bleu vif, conduirai au ciel) |
5 |
Audrey |
C'est un humoriste qui se moque
gentiment des enfants et qui parle comme eux. C'est un homme de la
cinquantaine qui doit bien aimer les enfants et leur façon de parler
« mais la chuite ch'est perdue dans les chpères. » |
C'est un homme, la quarantaine.
Il doit aimer écrire des textes tristes, pas très gais. L'histoire qu'il a
écrite est peut-être partie d'une histoire qu'il a entendue ou lue dans un
journal. |
6 |
Arnaud |
Il doit être comique mais tout
en étant très sérieux. Il écrit d'une façon particulière. Cet homme doit être
un peu mystérieux. Il doit beaucoup aimer écrire. Il doit être intéressé par
beaucoup de choses qui se passent dans la vie, dans le monde (ex : les
étoiles). |
C'est peut-être ce qu'il a vécu dans son passé
quand il était enfant. Il était peut-être fragile mais maintenant il doit
être confiant. L'auteur doit être un homme qui s'identifie à une fille. |
7 |
Laurence |
L'auteur s'exprime à la fois comme un enfant et comme
un adulte. Il emploie des formules qui sont à la fois un mélange d'expressions.
Il emploie des mots d'enfants comme « éteindues ». ce doit être un
homme qui est resté enfant dans son esprit tout en mûrissant et en
élargissant son vocabulaire. En gros, il est devenu un adulte avec un esprit
d'enfant. |
Il doit se souvenir des rêves qu'il fait et après, il
les transcrit sur le papier. Il doit être d'une taille moyenne, la
cinquantaine, et comprend très bien les enfants puisqu'il en est resté un
lui-même. Il doit être très sensible aux remarques des enfants, il parle de
cette petite fille comme d'un ange. |
8 |
Émilie |
L'auteur est un comique qui se fige dans la peau de
son personnage qui est un enfant. L'auteur paraît s'intéresser aux fautes des
enfants dans leur langage (« la huche », « a rentré se
coucher ») mais aussi à la façon de parler (« chiel »,
« chuite »). |
L'auteur semble aimer le suspense, il doit être calme
et patient. Il est curieux et d'un âge moyen. Il est un peu peureux. |
9 |
Laurent |
L'auteur de ce texte souffre d'un syndrome post-traumatique. Il a dû être marqué quand il était jeune par un événement majeur
bouleversant sa petite existence paisible. Ainsi peut-être craignait-il ce
soir-là presque comme les gaulois qu'une étoile ne se décroche et ne lui
tombe sur la tête l'aplatissant du même coup. Mais est-ce bien ce qui s'est
passé ? Nous ne le saurons probablement jamais. |
Celui qui écrit ce texte doit habiter dans une ville
aussi chaude et amicale que celle qu'il décrit : cité de pierre, froid
omniprésent dans le cœur des hommes. Est-ce que sa ville lui fait peur ?
L'auteur s'identifie-t-il plutôt à l'homme ou à la jeune fille ou encore aux
deux. Il doit aussi être daltonien comme l'homme de son récit : on n'a
jamais vu de larmes bleu vif. |
10 |
Maud |
Il a dû être marqué par une soirée quand il était
enfant parce qu'il raconte ce qui s'est passé ce soir-là en se mettant dans
la peau d'un enfant, il utilise les mêmes mots, les mêmes exclamations et
aussi les mêmes déformations de mots qu'un enfant. Cet homme doit être un peu
naïf. |
Le narrateur est omniprésent (sic), donc il sait ce
que les personnages savent et ressentent. Il observe ses deux personnages.
L'auteur ressent quelque chose qu'il fait ressortir à travers la petite
fille. |
Premiers pas vers le commentaire
L'intention pédagogique était ici de se donner de quoi provoquer
dès le premier contact, un écrivain aux textes insolites et forts dans leur
structure comme dans leur style. Ainsi, les élèves lisant leur portrait
d'auteur, briseraient-ils la glace au premier contact. Sans vouloir anticiper
sur la suite des événements, c'est ce qui s'est produit.
Mais ces tentatives pour cerner la personnalité d'un auteur ne sont pas aussi futiles qu'il peut y paraître. On est déjà avec ces petits écrits dans le domaine du commentaire et cette première écriture un peu naïve de l'élève de début de seconde encore peu rompu à l'exercice de l'analyse, s'est révélée être un tremplin pour un travail plus élaboré.
Il est en effet aisé de montrer aux élèves qu'ils sont déjà capables d'utiliser des outils d'analyse qui ne demandent qu'à être affinés.
Contentons-nous de relever quelques phrases dans le tableau précédent :
Élève |
Texte 1. Portrait de
l'auteur |
Texte 2. Portrait de
l'auteur |
1 |
Un petit garçon tout blondinet |
l'auteur n'est pas gai, du genre sinistre |
2 |
Un petit garçon de petite taille avec des lunettes |
L'auteur de ce texte est une femme |
3 |
Il a écrit ce texte en pensant à ses parents qui
devaient compter beaucoup pour lu |
Il devait habiter dans une rue dont il a un mauvais
souvenir |
4 |
Ou bien c'est un élève qui a écrit une rédaction et
qui n'est pas très fort. |
L'auteur
est descriptif |
5 |
C'est un homme de la cinquantaine qui doit bien aimer
les enfants et leur façon de parler |
C'est un homme, la quarantaine. Il doit aimer écrire
des textes tristes, pas très gais |
6 |
Il doit être comique mais tout en étant très sérieux |
L'auteur doit être un homme qui s'identifie à
une fille. |
7 |
L'auteur s'exprime à la fois comme un enfant et comme
un adulte |
Il doit être d'une taille moyenne, la cinquantaine, et
comprend très bien les enfants puisqu'il en est resté un lui-même |
8 |
L'auteur est un comique qui se fige dans la peau de
son personnage qui est un enfant |
Il est curieux et d'un âge moyen. Il est un peu
peureux. |
9 |
L'auteur de ce texte souffre d'un syndrome post
traumatique. Il a dû être marqué quand il était jeune par un événement majeur
bouleversant sa petite existence paisible |
Celui qui écrit ce texte doit habiter dans une ville
aussi chaude et amicale que celle qu'il décrit : cité de pierre, froid
omniprésent dans le cœur des hommes |
10 |
Il a dû être marqué par une soirée quand il était
enfant parce qu'il raconte ce qui s'est passé ce soir-là en se mettant dans
la peau d'un enfant |
L'auteur ressent quelque chose qu'il fait ressortir à
travers la petite fille |
On peut tout d'abord insister sur
le danger à ne pas traduire ses interprétations sur des hypothèses qui soient
fondées sur des termes du texte : une analyse n'est pas une divagation
libre sur le texte, pas plus qu'elle n'admet le jugement brutal a priori ou le
jugement flou. Ainsi, voici notre écrivain affublé des « costumes »
les plus divers et aussi arbitraires qu'imaginatifs. Cela
aura l'avantage de faire rire.
Mais ces quelques
lignes révèlent aussi une connaissance assez juste de la distinction entre
« auteur » et
« narrateur », on
pourra y percevoir sous-jacentes, les notions de registre ou tonalité, celle de point de vue, celle de champ lexical. On peut aussi travailler sur les types de textes et la différence entre histoire et narration. Les nombreuses occurrences du verbe
« devoir » permettent aussi d'insister sur les avantages et les
imprécisions d'une modalisation qui dispense souvent d'une analyse approfondie.
La consigne de travail pour le cours suivant sera ainsi formulée :
« En vous fondant sur les notions découvertes en classe à partir des portraits de l'auteur, rédigez un commentaire où vous présenterez votre interprétation du texte intitulé Les Étoiles. »
Et voici le texte encore bien maladroit qu'a pu produire un élève avec, en vis-à-vis, les consignes d'amélioration proposées après une critique collective du texte faite en classe.
Commentaire d'élève |
Conclusions et organisation des remarques critiques |
Ce texte a été écrit avec une tonalité comique. On le voit par les chuintements, les onomatopées
comme « gloup », mais aussi par les maladresses de langage et la
situation de l'histoire, le père
qui avale une étoile. De plus, l'auteur a mélangé des idées du domaine des
adultes avec la façon de parler des enfants en bas âge ce qui rend le texte assez drôle et un peu sérieux. Tout
ceci représente un peu l'enfance vue d'une manière comique. Je ne pense pas que l'auteur ait l'âge du narrateur car le vocabulaire
est beaucoup trop correct même s'il
a servi au « langage comique » du texte, peu d'enfants jeunes
utiliseraient les mots ou expressions « stellaire », « gorge
dépliée » ou « dans les sens propres et figurés du mot ».
Enfin, la syntaxe est très bonne
comme avec le rythme de la chute. Je pense que si l'auteur a choisi de prendre
un enfant comme narrateur, c'est aussi peut-être parce qu'il éprouve une
certaine nostalgie pour cette
époque passée de sa vie. Il est aussi possible qu'il ironise par rapport
aux écritures de commande demandées
en classe puisqu'il précise dans le texte qu'il s'agit d'une composition
française. Je pense que ce texte mélange humour
et sérieux. Humour avec l'enfance
et tout ce qui va avec, et sérieux avec la mort du père évoquée en éclair et
de façon spéciale : « …et papa qu'était devenu glaché
pourtant ! » |
Intro. Présenter
l'auteur et l'ouvrage d'où est extrait le texte. Présenter le genre du
texte, sa tonalité Indiquer le thème du texte Annoncer le plan = résumé de son propre
développement Choisir des axes de
lecture tonalité comique humour et sérieux façon de parler des
enfants idées du domaine des
adultes le vocabulaire est
beaucoup trop correct la syntaxe est très
bonne prendre un enfant comme
narrateur nostalgie la situation de
l'histoire Développer chaque
axe : *en introduisant le
paragraphe - en citant le texte, - en analysant le texte cité
(procédés d'écriture) - en donnant l'effet
produit par le procédé d'écriture *en tirant une conclusion
du paragraphe. Tirer une conclusion générale qui reprenne les idées du
développement et élargisse le point de vue. |
Alors se prépare le commentaire du second texte, La Petite fille, rédaction personnelle d'un devoir. L'analyse en sera déjà plus précise et la méthode du commentaire se met en place.
Une élève permettra aussi par sa conclusion d'orienter le débat à venir avec l'écrivain vers le pouvoir de l'écriture :
« Ainsi sous sa tonalité dramatique, le texte de Jean-Claude Pirotte, La Petite fille a une touche d'irréel. L'auteur fait jouer l'imagination du lecteur et le fait réfléchir sur le rôle de cette enfant angélique dans un monde horriblement réel. »
Ce détour par le commentaire pour préparer la venue d'un écrivain n'est pas inutile car il justifie s'il en est besoin l'efficacité de l'analyse pour la lecture d'un texte. Cette préparation devrait aussi rendre les outils d'analyse des textes opératoires en ne les limitant pas à des exercices académiques et scolaires.
Toute rencontre avec un écrivain devrait ainsi rendre perceptible que le travail avec les mots et sur les mots est un véritable travail intellectuel et ne relève pas seulement de l'inspiration, comme l'envisagent encore la plupart des collégiens et des lycéens.
La rencontre, un travail sur les mots
La préparation du moment de la rencontre avec l'écrivain sera marquée par ce travail sur les mots des autres textes de J.-C. Pirotte que nous aurons lus. Toutes les questions posées à l'écrivain partiront de textes que nous aurons lus à haute voix à l'auteur. Diverses activités sont venues animer notre réunion mais le moment le plus fort fut sans nul doute l'intervention de Jean-Claude Pirotte sur le travail de l'écrivain.
Le texte suivant a été lu à plusieurs voix :
L'écrivain, semble-t-il,
doit pouvoir parler de tout. Je me suis imaginé que j'étais écrivain, moi, Ange
Vincent. C'est une illusion commune à beaucoup.
Si
j'écris, ce n'est que pour tisser une toile autour de ce vide en moi qui
m'encombre. Car le vide encombre.
Je sais à peu près quand j'ai commencé à écrire : à une époque où je n'avais rien à dire. Je n'ai rien de plus à dire aujourd'hui. J'écris toujours. Je ressemble à telle machinerie compliquée dont le mouvement perpétuellement relancé ne produit absolument rien. Il n'y a ni grincement ni spasme. Huilé pour l'éternité Ð si l'éternité signifiait quoi que ce soit.
Demain il y aura peut-être à manger autre chose que des mots. Peut-être pas. C'est le pain qui est un miracle. Jusqu'à ce jour, jusqu'à cette nuit même, j'ai plus ou moins mangé à ma faim. Le droit de me nourrir, fût-ce de rogatons, sans doute l'ai-je usurpé. Comme je ne suis en mesure de prétendre à aucun statut, ni commerçant, ni fonctionnaire, ni ministre, ni davantage chômeur, et que c'est l'automne, et qu'il pleut, je me demande ce qui va arriver. Au fond, suis-je bien curieux de le savoir ? Mes poches vides m'encombrent autant que le vide intime dont je parlais plus haut. Ce serait en quelque sorte le moment de disparaître, une fois pour toutes. J'ai déjà depuis tant d'années ma tête de disparu.
La question posée fut :
« Je n'ai rien de plus
à dire aujourd'hui. » Expliquez-nous ce paradoxe.
C'est cette image désacralisée de la littérature qu'il évoquait déjà dans la revue Le Matricule des Anges, que Jean-Claude Pirotte a pu développer.
« Écrire pour moi, c'est répondre aux questions que l'on ne se pose pas…
Nous avons tous envie de nous adresser à quelqu'un. Ce
n'est pas un acte philosophique. Il y a l'échange. On n'écrit pas pour être
compris. On écrit pour être incompris. Écrire, peindre, c'est comme chanter
pour l'oiseau. Ecrire, ce n'est pas mettre en jeu des systèmes d'influence ou
des mécanismes de promotion ou de régression sociale, ce n'est pas participer à
l'élaboration du progrès puisqu'il n'existe pas. Ecrire, ce n'est que chanter
sa petite chanson. La littérature est un lieu commun. Comme les cimetières,
tout le monde peut s'y reposer. Mais la littérature, c'est aussi le lieu
commun, comme l'entendait Joubert, où tout peut arriver, y compris les petits
miracles quotidiens. »
C'est cette vision de l'écrivain qu'il a développée devant nous : il n'y a d'autre sens à livrer que celui de l'écrit que chaque lecteur peut s'approprier. C'est sans doute ce qu'il exprimait dans ce beau passage de la Lettre à António Lobo Antunes qu'il composait pour le troisième Printemps portugais, organisé à Bordeaux et en Aquitaine, du 11 au 15 mai 1993 où il le rencontra.
« L'enfance, est-ce que je voulais te parler de l'enfance ? Je ne crois pas, mais tu l'as évoquée, la tienne, cette après-midi-là, comme à ton corps défendant, devant cette assemblée de jeunes gens qui attendent toujours de l'écrivain qu'il dise enfin ce qu'il dérobe, alors que ce qui semble caché dans le livre éclate aux yeux du lecteur solitaire, dès lors que l'homme qui écrit se retire et s'enferme au plus profond de son incertitude. Il n'y a de secret pour personne, quand le secret paraît si bien gardé qu'il rayonne, alarme, enchante et fascine ainsi qu'une lune antique. Si nous savions qui nous sommes, à quoi servirait de l'écrire encore et encore ? »
L'écouter en parler ce
jour du 8 octobre 1999, nous a comblés. Combien ont-ils pu vraiment l'entendre ?
Quelques jours plus tard, nous recevions un paquet de ses livres qui sont
encore à la bibliothèque du lycée.
Yvon Logéat
Février 2003
NOTE
[1] Il est minuit depuis toujours. Éd. La Table ronde, 1993.