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Hervé Martin : La nation France selon Pascal Ory.

Hervé Martin a été Professeur d'histoire médiévale à l'université de Rennes 2.
Il est co-auteur, avec Louis Martin, de Le Finistère face à la modernité entre 1850 et 1900, Rennes, Apogée, 2004.

Mis en ligne le 25 mars 2021.

© Hervé Martin.

Pascal Ory, Qu'est-ce qu'une nation ? Une histoire mondiale, Gallimard, coll. Bibliothèque des Histoires, 2021.


La nation France selon Pascal Ory

L'historien Pascal Ory vient d'entrer à l'Académie Française, en ce mois de mars 2021. C'est un grand honneur pour le lycée Chateaubriand de Rennes, où il a été élève, et pour l'Université Rennes 2 où il a été étudiant pendant un an, en 1968-69. Il vient de publier une vaste synthèse intitulée Qu'est-ce qu'une nation ? Une histoire mondiale, chez Gallimard. Sa conception de la nation, telle qu'il l'expose dans un entretien donné à Télérama (n¡ 3713, 13 mars 2021), m'interpelle et ne me convainc pas totalement. Selon Pascal Ory, le concept de nation a été élaboré au XVIe siècle, pas avant. Pour « faire nation », il faut, selon lui, qu'il y ait au départ une communauté politique qui produit une identité culturelle fondée sur la langue et sur un ensemble de rites religieux, au sens large du terme. À cela doit s'ajouter la proclamation de la souveraineté populaire, ce qui s'est produit aux Pays-Bas au XVIe siècle, lors de la révolte contre les Espagnols, en Angleterre en 1688 et aux État-Unis à la fin du XVIIIe siècle. En France, il aurait fallu attendre 1789 avec, à la clef, la déchristianisation de l'État.

Je pense pour ma part que la nation française s'est constituée bien avant et que les rois et l'Église catholique y ont autant contribué que les idéaux de 89. Parmi les rois, Philippe Auguste (Bouvines), Philippe le Bel, Charles VII (par son couronnement à Reims en 1431) et Louis XI ont beaucoup contribué à la naissance du sentiment national. À en juger par le vocabulaire, ce dernier est bien en place à la fin du Moyen åge : une expression comme le désir de se repatrier après les désastres de la Guerre de Cent Ans en dit long à ce propos. Quant au rôle de l'Église : le national-catholicisme français a des racines très anciennes. Il faut sans doute remonter au baptême de Clovis en 496 et au sacre de Charlemagne en 800, bien que la figure de Charlemagne nous soit disputée par les Allemands. D'ailleurs le médiéviste Marc Bloch, dont Pascal Ory se réclame, disait que l'on ne pouvait pas se sentir français si l'on ne vibrait pas à la fois au souvenir du sacre des rois à Reims et à celui de la fête de la Fédération en 1790. Je suis intimement persuadé que le national-catholicisme français, très consistant idéologiquement, est antérieur à la nation républicaine et laïque de 1789-1793, et qu'il a constitué le courant dominant du nationalisme jusqu'en 1875 et au delà. Ma grand'mère Marie Abgrall, qui a été l'élève des Augustines de Morlaix dans les années 1880, a été élevée dans cette ambiance nationale-catholique et se percevait comme tout aussi française que les lycéennes qui ont bénéficié des lois scolaires de la Troisième République. Je me demande si, dans sa conception de la nation, Pascal Ory n'a pas été un peu trop influencé par les thèses radicales-socialistes prônées par la Convention des Institutions Républicaines à laquelle il a appartenu. J'irais même plus loin, je me demande si la communauté culturelle, telle qu'elle se manifeste par le genre de vie, la langue et la religion, n'a pas précédé l'apparition de la communauté politique, tout au moins en France.

La nation France était en place dans les esprits bien avant 1789, mais elle a été fracturée par la Constitution civile du clergé en 1791, première étape de la déchristianisation de l'État, qui a été à l'origine des guerres de Vendée et de la chouannerie. À partir de 1791-93, deux courants idéologiques se disputent la nation France : le national-catholicisme rivé à la monarchie et riche de toute une symbolique (Clovis, saint Louis, Jeanne d'Arc, etc.) et le national-républicanisme qui brandit haut et fort l'étendard de la laïcité. Cette ligne de fracture rejoue à plusieurs reprises : lors de l'Affaire Dreyfus, au temps du régime de Vichy, pendant la guerre scolaire des années 50, etc.

Avec le brillant qu'on lui connaît, Pascal Ory a choisi de prendre le contrepied de Georges Duby, le célèbre auteur de Bouvines, et plus encore de Colette Beaune, l'autrice de l'incontournable Naissance de la nation France (Paris, Gallimard, Bibl. des Histoires, 1985), où la contribution de saint Louis à cette genèse est longuement analysée. Le nouvel académicien séduira ses lecteurs, mais emportera-t-il leur conviction ?

Hervé Martin

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