Hervé Martin : recension du
livre de Jean-Paul Le Guillou sur saint Yves.
Hervé Martin, historien médiéviste en retraite, a fait toute sa carrière à l'université Rennes 2.
Il s'est d'abord intéressé à l'implantation des Ordres mendiants en Bretagne (1230-1520) (Rennes, Paris, 1975),
puis, en compagnie de Jean-Pierre Leguay, à l'histoire du duché de Bretagne au Moyen Âge (Fastes et malheurs
de la Bretagne ducale, 1213-1532, Rennes, Ouest-France, 1983). Après un détour par l'historiographie et
l'épistémologie historique (Les Écoles historiques, avec Guy Bourdé, Points, Seuil, 1983 ; Histoire,
mystique et politique, Michel de Certeau, avec Luce Giard et Jacques Revel, Grenoble, Jérôme Millon, 1991),
il est parvenu à achever sa thèse d'État sur Le Métier de prédicateur en France septentrionale de la peste
noire à la Réforme (Paris, Cerf, 1988). Il a alors versé dans l'histoire politique en compagnie de
François Menant, de Bernard Merdrignac et de Monique Chauvin, ce qui a donné Les Capétiens, Histoire
et dictionnaire, Paris, Robert Laffont, 1999. Il s'est ensuite consacré à une synthèse sur les
Mentalités médiévales (Paris, PUF, Nouvelle Clio, 2 vol., 1996 et 2001) avant de renouer avec la
prédication (Pérégrin d'Opole, un prédicateur dominicain à l'apogée de la chrétienté médiévale, Rennes,
PUR, 2008) et de s'accorder, en compagnie de Marc Russon, une recherche en liberté sur
Vivre sous la tente au Moyen Âge (Rennes, Ouest-France, 2010). Il n'en a pas pour autant oublié
sa Basse-Bretagne natale, en se livrant à deux escapades en histoire contemporaine : Le Finistère
face à la modernité, 1850-1900 (avec Louis Martin, Rennes, Apogée, 2004) et, last but not least,
Requiem pour le foot (Paris, Edilivre, 2014), un réquisitoire contre le foot business mondialisé,
à travers deux destinées de footballeurs (années 50 et années 2000).
Mis en ligne le 6 janvier 2016.
© Hervé Martin.
Jean-Paul Le Guillou
(traducteur), Saint Yves de Tréguier.
Enquête canonique sur la vie et les miracles d'Yves Hélory de Kermartin qui fut
instruite à Tréguier en l'an 1330, Paris, L'Harmattan, 2015, 265 p.
On
ne peut que se réjouir de la décision de Jean-Paul Le Guillou et des éditions de
l'Harmattan de mettre à la portée d'un large public l'enquête de canonisation
de saint Yves, instruite à Tréguier en 1330 par les commissaires apostoliques. On
ne peut aussi qu'approuver les options initiales du traducteur :
dépouiller le texte latin de ses lourdeurs, supprimer les redites, sous-entendre les
questions stéréotypées des enquêteurs et, dans la mesure du possible, faire
parler les témoins au style direct. L'enquête sur la vie d'Yves Hélory, qui renferme
les dépositions de cinquante-deux témoins, l'emporte de très loin en intérêt
sur l'enquête sur les miracles du saint, riche de cent quatre-vingt
témoignages. Des prodiges accomplis in
vita et post mortem par le
recteur de Louannec, nous dirons simplement à la suite de Félicité de
Lamennais : « Il y des miracles quand on y croit ; ils
disparaissent quand on n'y croit plus. » Les pèlerins reconnaissants ont
déposé autour du tombeau du saint, dans la cathédrale de Tréguier, abondance
d'ex-voto, dont vingt-sept bateaux en argent et au moins quatre-vingt-dix
autres en cire.
Les
dépositions concernant la vie d'Yves Hélory sont tout à fait passionnantes. En
deçà des clichés sur sa modestie, son humilité, sa sobriété et ses
mortifications, on s'attachera seulement ici à la modernité du personnage en
trois domaines au moins. En tant qu'official de Tréguier, il s'est montré aussi
soucieux de paix que de justice. Il a d'abord cherché à obtenir un accord entre
les parties avant de trancher. En cela, il s'inscrivait dans la ligne des
campagnes de paix lancées par les frères mendiants en Italie et en Flandre pour
y faire reculer la pratique de la vengeance privée. Ne se contentant pas du
rôle d'arbitre ou de juge, il plaide, il défend la cause des pauvres, qui ne sont
pas toujours des miséreux. Il est conscient du fait que chaque état de la
société comporte ses indigents, d'où le soutien qu'il apporte à un chevalier
désargenté, en procès avec la puissante abbaye cistercienne du Relecq (témoin
30).
À
l'égard des pauvres, Yves Hélory multiplie les gestes symboliques, comme
d'illustres devanciers, dont Élisabeth de Hongrie et Louis IX : il leur
lave les pieds, leur donne ses vêtements, mange avec eux, dort à même le sol
etc. Parfois cependant, ses charités revêtent une portée plus large (comme
celles des deux souverains précités, qui y consacraient une part notable de
leur budget), ainsi quand il crée une maison pour les pauvres à Kermartin et
quand il y accueille pendant onze ans le jongleur Rivallon, sa femme et leurs quatre
enfants (témoins 30 et 40). Pratiquant une bienfaisance éclairée, il se soucie
d'apprendre à lire aux pauvres et aux orphelins qu'il
« place aux écoles, acquittant le salaire des maîtres sur ses ressources
personnelles » (témoin 38).
C'est
surtout le prédicateur Ñ capable dÕuser, selon les publics, du latin, du français ou du breton Ñ qui participe pleinement du nouveau modèle de sainteté
diffusé au XIIIe siècle sous l'impulsion des ordres mendiants. À peu près tous
les témoins le disent : Yves de Kermartin prêchait à temps et à
contretemps, à ses ouailles dans l'église de Louannec, sur les chemins, dans
différents sanctuaires, dont les cathédrales de Tréguier et de Quimper, et
aussi de façon très officielle aux côtés de son évêque pendant ses visites
pastorales. Il prêchait trois à quatre fois par jour dans des églises distantes
l'une de l'autre d'une lieue, qu'il rejoignait à pied. Vu la précision des
témoignages, on pourrait dresser une carte, éloquente quoique incomplète, des
lieux où il a porté la parole. Très soucieux de convertir ses contemporains, il
dénonçait leurs péchés avec véhémence, en s'attaquant en particulier à la
débauche et à l'usure. Visiblement influencé par les franciscains dont il avait
suivi l'enseignement à Rennes, il parvenait à émouvoir ses auditeurs au point
de les faire pleurer, et il versait lui-méme d'abondantes larmes. Il prêchait
avec charme et ferveur (témoin 43), ce qui inciterait à lui prêter des talents
d'acteur. Il se mettait en oraison avant et après ses sermons, disent certains,
alors que, pour d'autres, il lisait et méditait la Bible avant de prendre la
parole, ce qui devait lui conférer un air inspiré (témoins 44 et 17, entre
autres). Là résidait sans doute la clef du succès du recteur trégorrois, qui
aurait attiré vingt à trente fois plus d'auditeurs que ses confrères en
religion, fussent-ils évêques (témoin 17). Modeste, il s'effaçait toutefois
devant les frères mendiants de passage, au grand déplaisir des fidèles. Sans
appartenir à la cohorte des disciples de saint Dominique et de saint François,
il s'est placé au premier rang des porteurs de la « nouvelle parole »
chère à Jacques Le Goff. Autant et peut-être plus que bien d'autres, il a
contribué à « insérer l'évangile dans la conjoncture », selon la
belle expression de Marie-Dominique Chenu, théologien très en vue dans les annŽes 1950. On ne saurait omettre de souligner ce trait,
tant il est d'usage de taxer la Bretagne d'archaïsme, au Moyen åge comme en
d'autres périodes.
Hervé
Martin
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