RETOUR : Coups de cœur

 

Jacqueline Morne

Compte rendu du livre de Paul Auster, Le Livre des illusions.
Texte mis en ligne le 13 novembre 2002.
© : Jacqueline Morne.

 
Paul Auster, Le Livre des illusions, trad. française de Christine Le Bœuf, Actes Sud, 2002.


PAUL AUSTER : LE LIVRE DES ILLUSIONS

Si un arbre tombe dans la forêt et si personne ne l'entend tomber cela fait-il du bruit ?

Berkeley – cité par Paul Auster, p. 250.

Le dernier roman de Paul Auster Le Livre des illusions se présente au lecteur comme un emboîtement complexe de récits constituant un curieux jeu de miroirs. Paul Auster y raconte l'histoire de David Zimmer, universitaire américain, totalement anéanti par la mort de sa femme et de ses deux fils dans un accident d'avion. Celui-ci ne parvient à s'arracher au gouffre dans lequel il a sombré qu'en racontant à son tour l'histoire d'Hector Mann, un acteur et réalisateur de films muets des années 20. Hector a brusquement disparu en 1929. Après la sortie du livre qu'il a consacré à son œuvre en 1988, David Zimmer retrouve sa trace de manière étrange. Hector ne serait pas mort, comme tout le monde avait fini par le croire, il vivrait anonyme et caché dans un ranch du Nouveau Mexique où il aurait reconstitué un studio de cinéma en plein désert et continuerait de produire des films totalement inédits, avec l'aide de quelques fidèles. C'est tout au moins ce que révèle Alma, envoyée auprès de David par Frieda, l'épouse d'Hector, pour lui demander de se rendre au chevet de l'acteur mourant.

 

Paul Auster écrit Le Livre des illusions à la première personne. Ce n'est pas lui cependant qui parle mais David Zimmer, qui y retrace le curieux cheminement par lequel il ne se sauve du désespoir qu'en s'intéressant au mystère d'un autre homme qui par bien des points lui ressemble : comme lui le cours normal de sa vie a été brutalement interrompu par un événement dramatique, comme lui il a perdu un fils, comme lui il sombre dans une longue déserrance dont il ne sort que par la création (l'écriture pour David, le cinéma pour Hector). L'auteur semble ainsi multiplier à plaisir tout au long du récit des correspondances plus ou moins énigmatiques.

Qui plus est, l'histoire cachée d'Hector, David ne la découvre qu'à travers un nouveau niveau du récit : c'est Alma qui lui raconte comment la vedette reconnue du cinéma muet est devenue cet obscur fugitif. Récit de Paul Auster, récit de David, récit d'Alma, tous convergent vers Hector qui fait en définitive figure de personnage principal. Mais cette focalisation de l'intrigue autour de l'acteur est le point de départ d'un nouveau foisonnement de récits secondaires : ceux des multiples scénarios des films réalisés par Hector. Ces longues parenthèses où Paul Auster quitte le récit principal pour retracer ces scénarios sont loin d'être des digressions oiseuses. Outre le fait qu'elles nous plongent avec délice dans l'univers du cinéma muet, elles sont comme des métaphores révélant à la fois le sens de la vie d'Hector et de David, et la problématique propre de Paul Auster.

Métaphore sans aucun doute l'histoire de Mr Nobody, personnage d'un des derniers films muets d'Hector. On y voit un homme qui, sous l'effet d'une potion magique devient invisible. « [] dès lors qu'il a bu la potion, plus personne ne l'aperçoit. Il est toujours là sous nos yeux, mais les autres personnages du film sont aveugles à sa présence. […] On l'a assassiné, mais personne n'a eu la courtoisie ni la prévenance de le tuer. On l'a simplement effacé. » (p. 58) Ce spectre « qui vit encore dans le monde bien que le monde n'ait plus de place pour lui » c'est la situation dans laquelle se trouve David après la mort de sa femme et de ses deux petits garçons, un homme qui vit encore mais qui s'éprouve comme mort, tel que le décrit Paul Auster dans des pages poignantes : « Je restais à la maison et continuais à m'enfoncer. […] je m'envoyais une demi-bouteille de whisky chaque soir. Cela m'empêchait de trop souffrir mais, en même temps cela me privait du moindre sens de l'avenir, et quand un homme est dépourvu de toute perspective il pourrait aussi bien être mort [] » (p. 20). David résume très bien cet état lorsque, sollicité par un ami pour traduire les Mémoires d'outre-tombe de Chateaubriand, il propose comme titre : « Memories of a dead man » : mémoires d'un homme mort. C'est en effet d'au-delà de cette expérience dramatique de sa propre mort à travers la mort de l'autre qu'il parle, pour écrire l'histoire d'une curieuse survie. De même que Chateaubriand n'a souhaité publier son livre qu'après sa mort, David s'arrange avec son notaire pour que son livre ne paraisse qu'après sa disparition : « Quand ce livre sera publié, cher lecteur, vous pourrez avoir la certitude que l'homme qui l'a écrit est mort depuis longtemps. » (p. 371) C'est donc à double titre une voix d'outre-tombe qui nous parle : d'une part parce que celui qui écrit, s'il vit encore, semble avoir perdu tout lien avec la vie, et d'autre part parce que quand son récit tombe sous les yeux du lecteur son auteur a disparu. Illusion de vie, réalité de la mort, où est la différence ?

Mais l'image de Mr Nobody c'est plus sûrement encore celle d'Hector. Lui aussi est passé de l'autre côté du miroir. Sa disparition en 1929 est liée à un meurtre dont il se sent responsable. À partir de là il rompt tout lien avec son passé. Résolu à se punir lui-même il se fait la promesse de ne plus jamais revenir à ce qui a fait sa vie : le cinéma, et il se fabrique des identités successives au cours d'une longue errance où il n'existe plus pour personne, pas même pour lui-même. « À cet instant il se sentit submergé par une impression de nullité, par un épuisement si grand, si implacable qu'il dut prendre appui sur le mur d'un immeuble pour éviter de tomber. Un vent glacial venait du lac Érié et même en sentant son souffle sur son visage il n'aurait pu dire si c'était un vent réel ou le fruit de son imagination. Il ne savait plus quel mois on était, ni quelle année. Il ne se rappelait pas son nom […] C'était une image de sa propre mort […] Le portrait d'une âme en ruine. » (p. 232) Il note dans ses carnets : « Je ne parle qu'aux morts désormais. Ils sont les seuls en qui j'ai confiance, les seuls qui me comprennent. Comme eux je vis sans avenir. » (p. 181)

Cette errance s'achève quand il rencontre celle qui devient sa femme, Frieda Spelling . Pour le sauver elle le persuade de se remettre au travail « Il avait une envie désespérée de recommencer. Depuis dix ans il rêvait de prises de vue, d'éclairage, d'idées de scénarios. C'était la seule chose qui eût un sens à ses yeux. » (p. 251). Et Hector, aidé par Frieda se reconstruit une nouvelle vie : rédemption par l'amour et la création. Mais ces films qui trahiraient sa promesse et le trahiraient lui même, personne ne doit les voir, ils doivent rester cachés à tout jamais, et plus encore ils doivent être détruits à la mort de leur auteur. De même que l'arbre de Berkeley tombe sans faire de bruit si personne ne l'entend, de même « si quelqu'un fait un film et que personne ne le voit est-ce que ce film existe ou non ? C'est comme cela qu'il se justifiait. Il ferait des films qui ne seraient jamais vus du public, des films faits pour le pur plaisir de faire des films. C'était un acte d'un nihilisme étourdissant.» (p. 250) Acteur sans spectateur, créateur sans public, Hector est un héros absurde. Si l'artiste vit par et pour son œuvre, cette œuvre elle-même ne s'achève que dans le regard de l'autre. Que peut être la réalité d'une œuvre qui est vouée à ne pas être vue, vouée à la destruction dans cet autodafé géant qu'Hector exige de Frieda après sa mort et que celle-ci exécute scrupuleusement. Acte pur de la création ou acte de pure folie ?

Un autre scénario, celui du seul film caché que David aura le temps de voir avant sa destruction, La Vie intérieure de Martin Frost, peut peut-être jeter un certain éclairage sur cette question. L'histoire est celle d'un romancier, Martin Frost, qui se retrouve dans le ranch d'Hector au Nouveau Mexique, avec une étrange jeune femme, Claire, dont il tombe amoureux. (Là encore l'histoire de Martin et Claire, n'est pas sans rappeler celle de David et Alma, mêlant une fois de plus à plaisir les différents niveaux du récit.) Claire, cette femme sortie de nulle part, dont on devine vite qu'elle est plus dans « la vie intérieure de Martin Frost » le fantasme de la création qu'une femme réelle, dépérit au fur et à mesure que le roman de Martin avance, et rend le dernier soupir au moment où Martin met le point final. Ce n'est qu'en jetant une à une les feuilles de son manuscrit dans le feu que Martin ramène Claire à la vie, détruisant son œuvre par le feu comme le fait Hector. Création impossible, œuvre à jamais inachevée pour exister ? La création a redonné vie à Hector, faut-il que, lorsqu'il meurt, meure aussi son œuvre ? Claire n'existe réellement que si elle n'existe plus comme fiction, et elle n'existe comme fiction que si elle disparaît comme réalité.

 

 Là est le nœud de l'interrogation qui sous tend la réflexion de Paul Auster : celui du lien entre l'illusion et le réel, celui de la quête angoissante de la réalité. Quelle est notre réalité, où s'arrête le réel, où commence l'illusion ? Entre la réalité de ces personnages d'outre-tombe (David, Hector) et celle des fictions de cette boîte à illusions qu'est le cinéma (Mr Nobody, Claire) y a-t-il vraiment une grande différence ? Jeu de la vie et de la mort, jeu de l'illusion et du réel, c'est en fin de compte de cela qu'il s'agit à travers cette multiplicité d'histoires qui se font écho et où Paul Auster continuellement brouille les images. Hector lui-même existe-t-il vraiment ? Perpétuelle arlésienne de ce récit, il n'existe qu'à travers ce qu'Alma en raconte. Mais qui est Alma, surgie un soir troublé dans la vie de David, comme Claire dans celle de Martin ? Quelle est la véracité de son récit ? La biographie d'Hector qu'elle écrit est brûlée (elle aussi !) et elle-même se suicide. Si bien que de la deuxième vie d'Hector ne reste à David que le souvenir d'une trop brève rencontre : et le moment où Hector enfin apparaît est aussi celui où il disparaît définitivement puisqu'il meurt, pour de bon cette fois, à l'issue de cette rencontre. On s'attendrait presque dans cette troublante quête du réel à voir le scénario basculer complètement à la manière du Mullohand Drive de David Lynch avec lequel il n'est peut être pas déplacé d'évoquer une certaine ressemblance.

 

 Frontière mouvante donc entre illusion et réalité, mais la réflexion de Paul Auster va plus loin : l'illusion n'est-elle pas constitutive de notre perception même de la réalité ? Comme Hector, Paul Auster a lu les philosophes, et c'est en s'appuyant explicitement sur Berkeley et sur Kant qu'il se pose la question. Claire, le personnage de « la vie intérieure de Martin Frost » est étudiante en philosophie et elle travaille l'œuvre de Berkeley dont Paul Auster ne résiste pas au plaisir de citer un passage : « Et il semble non moins évident que les différentes sensations ou idées qui impressionnent les sens, quelque mêlées ou combinées qu'elles soient entre elles, ne peuvent exister que dans un cerveau qui les perçoit. » (p. 300) Berkeley est en effet le philosophe qui, loin du réalisme cartésien, allie l'empirisme le plus radical à l'idéalisme le plus absolu. « Esse est percipi, vel percipere », être c'est être perçu ou percevoir. Tout ce qui est n'a d'être qu'en tant que perception. Le réel se confond avec le perçu, le monde se confond avec l'expérience que nous en avons. Seule l'expérience est source de connaissance, et du même coup toute réalité se dissout dans l'image que nous en avons. Paul Auster le dit dans des termes qui nous parlent sans doute davantage : « La vie était un de ces rêves nés de la fièvre, il s'en apercevait, et la réalité un univers sans fondement, un monde de chimères et d'hallucinations, où tout ce qu'on imaginait se réalisait. »

Un peu plus tard Claire, personnage dont on a dit l'existence illusoire, lit tout haut « sur un ton faussement sérieux », comme par provocation à l'adresse de Martin, un passage de la Critique de la Raison Pure de Kant : « Les objets que nous voyons ne sont pas en eux-mêmes ce que nous voyons… de sorte que, si nous abandonnons notre sujet ou la forme subjective de nos sens, toutes les qualités, toutes les relations des objets dans l'espace et le temps, voire le temps et l'espace eux-mêmes disparaîtront. » (p. 315) Bien entendu il n'est pas dans les intentions de Paul Auster de faire un traité de philosophie, le ton reste léger, les questions suggérées ; il est encore moins dans le rôle du lecteur d'ergoter sur le rapprochement entre Berkeley et Kant. Restent les grandes questions que Berkeley a conduit Kant à se poser et qui hantent Paul Auster : la réalité est le point limite que vise inlassablement la connaissance, mais auquel nous n'avons accès qu'à travers notre propre subjectivité, et qui de ce fait nous restera à jamais inaccessible : « […] les objets ne sont pas en eux-mêmes tels que nous les voyons. » Là est notre limite, mais là est aussi la source de la création, variation à l'infini sur le thème du réel.

 

Ce qui est en fin de compte le plus admirable dans ce livre parfaitement réussi, c'est sa densité. Dans un style sobre, précis, sans fioritures inutiles, Paul Auster multiplie les récits sans jamais perdre l'attention du lecteur, engage aux réflexions philosophiques fondamentales sans jamais sacrifier l'intrigue qui tient en haleine du début jusqu'à la fin. De même que les vies des personnages s'imbriquent et se renvoient les unes aux autres dans de vertigineuses correspondances, de même les thèmes s'entrecroisent et se renforcent mutuellement : la vie et la mort, l'illusion et la réalité, l'amour et la séparation. Paul Auster décrit avec une égale maîtrise l'errance douloureuse de cette « âme en ruine » qu'est devenu Hector et la jubilation de David découvrant le cinéma muet.

Cette richesse ne s'épuise pas en une seule lecture. Une fois le livre refermé on a la sensation très aigu‘ de n'avoir pas fini de le découvrir, d'avoir encore beaucoup à apprendre de la fréquentation de David ou d'Hector. C'est un signe qui ne trompe pas, c'est celui qui distingue un roman qui n'est qu'une simple distraction, d'une véritable œuvre.

Jacqueline Morne


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