RETOUR : Coups de cœur

 

Jacqueline Morne

Compte rendu du livre de Mona Ozouf, Composition française. Retour sur une enfance bretonne.
Page mise en ligne le 14 octobre 2009.
© : Jacqueline Morne.

ozouf Mona Ozouf, Composition française. Retour sur une enfance bretonne, Gallimard, 2009.


Retour sur une enfance bretonne

Le livre de Mona Ozouf Composition française se lit d'abord comme une œuvre de mémoire, mémoire d'une femme qui se retourne sur son enfance pour interroger le chemin qui a mené la petite Bretonne qu'elle était jusqu'à la brillante intellectuelle qu'elle est devenue. Avec le savoir-faire de l'historienne, elle redonne vie à une multitude de visages : sa mère Anne Le Den, institutrice à Plouha, blessée par un veuvage précoce ; sa grand-mère maternelle, Marie Scholastique, figure tutélaire de son enfance « qui nourrit soigne, console, rassure », image de la femme léonarde, qui « tient les rênes du ménage » et reste dans le mariage « un individu doté d'une personnalité singulière, non une épouse ». Son mari, Charles, « un taiseux », fait pâle figure à côté d'elle. Ses arrière grands-parents maternels, Glaoda et Corentine, métayers du comte de Blois, vivaient dans une « pauvre ferme […] allée de terre battue entre les lits clos, chétive fenêtre… », soumis à la volonté de leur maître, parents de douze enfants, « vie rude, avare en éclaircies, repliée sur un territoire exigu ». Puis tournant son regard vers la Haute-Bretagne, c'est sa famille paternelle qu'elle découvre : « famille de toute petite bourgeoisie mais dotée de quelques moyens […] et relativement alphabétisée […] pleinement francophone, avide d'acculturation française, sans aucun souci d'identité bretonne. » À travers cette galerie de portraits, c'est tout un pan de la Bretagne passée qui revit.

C'est ensuite sur sa propre enfance que se penche Mona Ozouf : une enfance bretonne, entre Finistère et Côtes-du-Nord, marquée par la présence de deux femmes, deux veuves, sa mère et sa grand-mère venue s'installer chez sa fille « pour réconforter, aider, régenter aussi la jeune veuve ». De cette grand-mère, Mona Ozouf dresse avec tendresse le portrait d'une « personne énergique, qui aimait voir autour d'elle le monde en ordre », d'une « femme réaliste, qui ne s'autorisait pas de plainte, parlait peu de ses sentiments ».

Une enfance bretonne, totalement dominée par une absence, mais une absence cruellement présente, celle de son père, Yann Sohier, mort en 1935 alors qu'elle n'avait que quatre ans, et qu'elle ne connaîtra qu'à travers la légende ambivalente qui s'attache à son nom, celle d'un homme de gauche, ami de Marcel Cachin et sympathisant du Parti communiste, et surtout celle d'un militant autonomiste breton, passionnément défenseur de la langue bretonne et de son enseignement, membre de Breiz Atao et de son émanation le Parti autonomiste breton dont il était secrétaire général de la fédération du Trégor, puis du Parti nationaliste breton en 1931. En janvier 1933, il fonde « Ar Falz » [La Faucille], publication militant en faveur de l'enseignement de la langue bretonne, à laquelle il consacre toute son énergie et sa maigre fortune. Son enterrement en 1935 fut un temps fort de l'action des nationalistes bretons. Après ce décès, la famille restera fidèle à ses engagements et Mona sera élevée par sa mère et sa grand-mère dans l'amour de la patrie bretonne.

Une enfance aussi – et c'en est en quelque sorte la conséquence – marquée par le partage, voire même le déchirement entre trois pôles : celui de la maison où on parle breton et où on porte haut la revendication de l'autonomie du pays natal, celui de l'école (qui se trouve aussi être matériellement la maison puisqu'Anne Sohier, institutrice, vit avec sa fille et sa mère dans l'école publique de Plouha), école où l'on apprend au contraire à aimer la France et le français, où l'on apprend les valeurs républicaines de l'égalité et de la laïcité qui seront toute sa vie pour Mona des valeurs fondamentales. Mais cet apprentissage se fait au prix d'une exigence : celle du renoncement à l'identité bretonne et à la langue bretonne, particularismes considérés comme des entraves à la République Une et Indivisible. L'Église enfin, représentée par sa grand-mère qui, lorsque Mona a cinq ans, se met en devoir de lui « apprendre ses prières », lui parle de Dieu, de la Vierge, des saints, de l'Enfer et du Paradis que l'on gagne en ayant « une bonne vie ». Éducation religieuse poursuivie par les séances de catéchisme, où il s'agissait avant tout de réciter par cœur des formules incompréhensibles et où Mona fait l'expérience de l'hostilité que l'Église développe à l'égard de l'école laïque : favoritisme pour les filles de l'école privée, brimades pour celles de l'école publique, on sait à quel point la guerre scolaire a fait rage en Bretagne à cette époque. Les valeurs de la maison contestées par celles de l'école, celles de l'école contestées par celles de l'église, les repères étaient difficiles à fixer dans cette enfance bretonne. Quand Mona Ozouf a quitté la maison pour aller d'abord au lycée Ernest Renan à Saint-Brieuc, puis en classe préparatoire au lycée de Rennes, et enfin à l'École Normale Supérieure à Paris, le pôle républicain et français s'est affermi, mais n'a jamais effacé les valeurs bretonnes.

Cette moisson de souvenirs à la fois réalistes, vivants et précis, inscrit sans difficulté le livre de Mona Ozouf dans la continuité du Cheval d'orgueil de Pierre Jakez Hélias, ou encore du Fils de Ploucs de Jean Rohou. On le lit avec bonheur, bonheur d'autant plus grand peut être, quand le lecteur, comme moi, fille de surcroît, a vécu son enfance dans des lieux et des temps voisins. J'y ai retrouvé avec émotions mille détails de ma propre enfance.

 

ll serait toutefois très réducteur de limiter Composition française à un livre de souvenirs. Son propos est tout autre. Il s'agit pour Mona Ozouf de réfléchir sur l'épineux problème auquel toute sa vie a été confrontée, celui des difficiles rapports entre le particulier et l'universel : comment pouvons-nous à la fois vivre notre appartenance à une communauté, une famille, où se fondent notre différence et donc notre identité, et à la fois opérer le nécessaire dépassement de ces particularités pour accéder à l'universalité de la raison, qui au-delà de nos particularités nous définit comme homme ? Tel est le dilemme lancinant et douloureux — certains, à tort me semble-t-il, diront répétitif — qui, au-delà du seul lien chronologique, donne à l'ouvrage sa véritable continuité et sa véritable unité.

Ce qui fait la force et l'originalité de cet ouvrage, c'est que Mona Ozouf n'aborde pas ce problème sous l'angle théorique, mais à travers les multiples formes sous lesquelles elle l'a vécu. Comme s'il s'agissait là en fait d'une grille de lecture de sa propre vie. Rien d'étonnant alors que la démarche soit longue et difficile, car il ne s'agit pas d'exposer un problème, il s'agit en le vivant d'essayer de le maîtriser. La question revient donc toujours, déclinée sous de multiples formes, mais lançant toujours le même défi : comment concilier l'inconciliable ? Comment être à la fois la fille de la maison et celle de l'école ? Comment défendre l'universalité française sans renier la particularité bretonne ?

Quand Mona Ozouf devenue historienne s'intéresse à la Révolution française, c'est encore la complexité de ce même dilemme qui la conduit à réviser la vision trop simpliste de la revendication révolutionnaire d'une république une et indivisible réduisant le multiple à l'un. À travers la complexité des luttes, elle s'efforce de mettre en évidence la vitalité des particularités jamais effacées, qu'on ne peut jamais réduire à des entraves au patriotisme.

C'est encore dans sa vie citoyenne, que le même débat ressurgit, toujours vécu dans le malaise, dans le partage. C'est l'hypersensibilité à l'impossible oubli des différences en même temps que la conscience aiguë de la valeur de l'universel qui la conduisent à prendre des positions qu'elle sait parfois contradictoires. Quand il s'agit de la parité homme/femme, elle s'insurge contre la position féministe, car, dit-elle, c'est en fonction de ses qualités propres qui se mesurent à l'aune de critères universels et non parce qu'elle est femme qu'une femme doit être reconnue ; dans ce cas elle choisit l'universel contre le particulier. Par contre lorsqu'il s'est agi de légiférer contre le port du voile à l'école sa position a été beaucoup plus partagée : défendant le droit de la jeune musulmane à vivre sa propre différence, elle ne s'est finalement ralliée à l'idée d'une loi qu'en pensant aux difficultés des chefs d'établissement. Enfin c'est la reconnaissance du particulier qui s'est imposée quand elle a pris position en faveur de la ratification par la France de la charte européenne des langues régionales et minoritaires. « Mais, dit-elle, dans tous ces débats j'ai eu en permanence le sentiment de pousser devant moi un troupeau d'incertitudes. »

« En chacun de nous en effet existe un être convaincu de la beauté et de la noblesse des valeurs universelles, séduit par l'intention d'égalité qui les anime et l'espérance d'un monde commun, mais aussi un être lié par son histoire, sa mémoire et sa tradition particulières. Il nous faut vivre tant bien que mal entre cette universalité idéale et ces particularités réelles. » Rien donc ne peut être simple, ce n'est que pas à pas, et au coup par coup, par un long cheminement plein de contradictions que cette bipolarité doit être vécue. Rien d'étonnant donc que sans cesse sous la plume de Mona Ozouf ressurgissent les mêmes questions. Il n'y a là rien de répétitif, il y a la déclinaison à l'infini d'une interrogation qui donne sens à sa vie de femme comme à son travail d'historienne. Comment donner à sa vie une unité qui ne soit pas une unité de façade, une juxtaposition de différences, comment accepter la complexité ? C'est la prise en charge de cette question qui articule toute la réflexion de Mona Ozouf et, parce qu'elle est traitée à la fois comme un débat intellectuel et comme un projet de vie, elle exige un véritable engagement, tout autant dans la vie personnelle que dans la vie intellectuelle. C'est pourquoi Mona Ozouf en vient à dénoncer puis à transgresser « l'austère commandement qui invite les historiens à s'absenter, autant que faire se peut, de l'histoire qu'ils écrivent ».

Avec l'expérience elle a compris une chose, c'est que, dans ce chaos dans lequel nous vivons, il nous faut « composer », non pas au sens de faire des compromis, mais au sens de construire, hiérarchiser, arbitrer, choisir « au risque de l'injustice et de l'ambivalence » et sans cesse aussi « recomposer ». En fin de compte, non pas résoudre le problème comme on trancherait un nœud gordien, mais l'accepter. Nous avons à être « le narrateur de notre vie, le narrateur, c'est-à-dire l'ordonnateur, l'arrangeur, l'interprète » et, ajoute Mona Ozouf, « la narration est libératrice ».

Sans rien remettre en cause de mon intérêt pour cet ouvrage, remarquablement écrit dans un style d'une élégance et d'une clarté admirables, je risquerai cependant deux réserves.

La première concerne, me semble-t-il, le peu de distance critique que manifeste Mona Ozouf vis-à-vis des compromissions des mouvements bretons avec le national-socialisme. Certes elle s'interroge sans savoir y répondre sur ce qu'aurait fait son père s'il n'était pas mort prématurément, certes elle signale la tentation de certains de ses amis qui « militants de gauche comme lui se sont laissés séduire : les facilités ouvertes à la pratique du breton et à l'enseignement du breton par l'occupation allemande les ont conduits à céder à la possibilité miraculeuse, si longtemps convoitée, de faire à Radio-Rennes des émissions en breton. » Mais il n'est pas certain que l'on puisse réduire la collaboration des militants nationalistes bretons à ce simple opportunisme. Si elle note « l'inspiration fasciste » du « redoutable Mordrel » — qui cependant prend la parole aux obsèques de Yann Sohier —, elle ne retient par contre de Roparz Hémon que ses activités littéraires et poétiques, ne cite Debauvais que comme un ami de son père, et ne voit dans Émile Masson qu'un « socialiste libertaire ».

Ma seconde réserve porte sur ce qui me semble être quelque chose comme de l'aveuglement concernant sa représentation de l'école. À l'école, dit Mona Ozouf, « chacun abandonne sur le seuil son baluchon de singularités, personne ici n'a d'histoire. L'école est le lieu d'une bienheureuse abstraction. » L'école est le lieu où règne l'égalité, où chaque enfant, quel qu'il soit, pourvu qu'il y mette toute sa volonté, peut réussir. « Les règles du jeu scolaire sont simples et fixes, il suffit de les connaître pour s'y tenir, […] les goûts individuels, si volatils, si inquiétants aussi, n'ont pas ici leur mot à dire. Seuls les raisonnements justes se ressemblent, ce sont eux qui peuvent se partager entre les hommes, et l'école, précisément, se propose de nous apprendre à exercer notre raison. » C'est pourquoi Mona Ozouf dit ne pas comprendre les détracteurs de l'école dans les années 70 : bien qu'elle ne les cite pas nommément on peut penser ici à Pierre Bourdieu (Les Héritiers), ou à Baudelot et Establet (L'École capitaliste en France), pour qui l'école est le lieu de la reproduction des inégalités sociales, pour qui l'école mystificatrice et non libératrice « feint de croire qu'en entrant dans la classe tous les écoliers, en dépit de leur bagage culturel sont égaux pour mieux faire voyager, intactes, les inégalités héritées ». Mais curieusement, Mona Ozouf semble ne pas s'apercevoir qu'elle est le vivant contre-exemple de ce qu'elle affirme. Qui mieux qu'elle en effet est entrée à l'école avec une histoire qui la distinguait déjà de ses petites condisciples ? Fille d'institutrice, elle a toujours vécu dans l'école, elle jouait dans la classe quand les autres étaient parties, écrivait au tableau noir, si intimidant, accédait avec délice à l'armoire aux fournitures. Elle était « chez elle », là où les autres enfants se sentaient étrangers (il suffit d'assister à la rentrée des classes des petits pour s'en apercevoir…) Dès ses deux ans, sa mère l'a installée au fond de sa classe, ainsi dit-elle « j'ai su lire sans l'avoir jamais appris » et quand elle entre au cours préparatoire elle sait déjà lire depuis longtemps. Peut-on encore dire alors qu'au seuil de la classe chacun laisse ses différences ?

Mais ma critique trouve ses propres limites car c'est tout de même bien cette école qui permet à des « fils de ploucs », comme Jean Rohou ou comme elle, de réussir une grande carrière. Là encore il faudrait « composer ».

Jacqueline Morne

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