Annexe 2
François Châtelet, Histoire de la Philosophie, éditions Hachette, tome 1, ch. 2.
La démocratie, telle que la définit Athènes, a ce privilège de ne plus soustraire le pouvoir, de le mettre « au milieu », d’assurer à tout individu, qui a le droit et la possibilité de porter les armes pour défendre la « patrie », de participer effectivement à l’exercice du pouvoir. Les assemblées municipales, la Pnyx, où se réunit l’Assemblée populaire, les marchés, où chacun, librement, discute de ce que bon lui semble, les tribunaux, définissent des lieux nouveaux où le citoyen pauvre, sous la garantie de la loi, peut attaquer le riche ou le noble, non pour le spolier, mais pour exiger de lui qu’il partage, pour le plus grand bien de tous, ses privilèges.
Pages 20-21
Le
régime démocratique a besoin, de par sa nature, d’un mode
d’éducation nouveau. Quel était en effet, le mode de
formation traditionnel ? On enseignait aux jeunes gens à être
de bons cavaliers, des hommes pieux, respectueux des divinités et du
souvenir des ancêtres. Cela ne suffit plus maintenant, il faut savoir
parler. La parole est
désormais la « technique des techniques », celle
qui permet à chacun à l’Assemblée, dans les
procès, de faire valoir son point de vue. C’est grâce
à elle que le citoyen peut défendre son rang et son
indépendance, qu’il s’impose dans la ville.
La civilisation de la langue – c’est ainsi qu’Aristophane nomme plaisamment le nouvel enseignement ! Des écoles payantes s’ouvrent, dirigées par des métèques, qui suscitent une affluence considérable. Les plus illustres de ces maîtres, Gorgias, Protagoras, Prodicos, Hippias, Archidamos, n’ont d’autre programme que d’apprendre à leurs élèves à bien parler de tout et de n’importe quoi, à défendre avec persuasion n’importe quelle cause. En apparence, cet enseignement n’a aucun contenu ; il n’impose rien d’autre qu’un encyclopédisme vague et ingénieux. De par son existence même, d’abord dans la mesure où il définit, volens nolens, un domaine que la tradition s’interdisait : celui du « libre-dire » ; de par son contenu aussi : ces professeurs de rhétorique, ces sophistes – c’est ainsi qu’on les nommera –, ne peuvent manquer de faire valoir les principes fondant le régime dont ils tirent leur influence. Ils doivent, sous peine de se contredire, reconnaître que tout homme a, en puissance, la capacité politique et judiciaire, que la loi n’a pas un caractère sacré, qu’elle résulte des conventions que les citoyens passent entre eux et que, par conséquent, son efficacité est purement humaine.
Pages 32-33
Cette
idéologie où les croyances s’affrontent en un combat
aveugle et où la violence devient le seul critère, convenons,
avec Platon, de l’appeler opinion (doxa). La première tâche des dialogues
socratiques, qui forment à la fois l’introduction et la
première partie du platonisme, est d’en faire apparaître la
structure contradictoire. Au cours de toutes ces discussions, […] il
s’agit de montrer que les notions autour desquelles les Athéniens
croient pouvoir organiser leur conduite politique, leur pratique sociale et
leur existence quotidienne sont vides,
vides de sens précis, que dès qu’on les interroge, elles se
révèlent confuses et contradictoires. L’opinion se veut volontiers cohérente ; elle croit
s’appuyer sur des « faits », sur des
évidences, sur des « vérités
premières ». La mission divine de Socrate est de contester
cette certitude, et du même coup, de montrer que là est
l’origine des malheurs que subit la Cité.
Cette
tâche ne va point sans une autre : la dénonciation des
nouveaux maîtres à penser. Ceux-ci ne font que flatter
l’opinion et lui donner des armes d’autant plus puissantes
qu’elles sont plus perfides. […] On les croit novateurs : ils
contribuent encore un peu plus à la démoralisation des citoyens
et, à la violence matérielle, ils en ajoutent une autre, une
violence « au carré », celle qui recèle la
parole habilement mensongère. Leur crime est d’autant plus grand
qu’il déshonore l’outil même de la justice, la parole,
et la détournent de sa fonction.
Pages 41-42