Annexe 8

LA GÉNÉALOGIE DE LA MORALE SELON NIETZSCHE

Énonçons-la, cette exigence nouvelle : nous avons besoin d’une critique des valeurs morales et la valeur de ces valeurs doit tout d’abord être mise en question – et, pour cela, il est de toute nécessité de connaître les conditions et les circonstances de leur naissance, ce dans quoi elles se sont développées et déformées (la morale en tant que conséquence, symptôme, masque, tartuferie, maladie ou malentendu ; mais aussi la morale en tant que cause, remède, stimulant entrave ou poison), connaissance telle qu’il n’y en a pas encore eu de pareille jusqu’à présent, telle qu’on ne la recherchait même pas. On tenait la valeur de ces «valeurs » pour donnée, réelle, au-delà de toute mise en question ; et c’est sans le moindre doute et la moindre hésitation que l’on a, jusqu’à présent, attribué au « bon » une valeur supérieure à celle du « méchant », supérieure au sens du progrès, de l’utilité, de la prospérité pour ce qui regarde le développement de l’homme en général (sans oublier l’avenir de l’homme). Comment ? Que serait-ce si le contraire était vrai ? Si, dans l’homme « bon », il y avait un symptôme de régression, quelque chose comme un danger, une séduction, un poison, un narcotique qui ferait peut-être vivre le présent aux dépens de l’avenir, d’une façon plus agréable, plus inoffensive, peut-être, mais aussi dans un style plus mesquin, plus bas ? En sorte que, si le plus haut degré de puissance et de splendeur du type homme, possible en lui-même, n’a jamais été atteint, la faute en serait précisément à la morale ! En sorte que, entre tous les dangers, la morale serait le danger par excellence.

 

NIETZSCHE, Généalogie de la morale, avant-propos, § 6

 

 

Un mensonge doit transformer la faiblesse en mérite […] et l’impuissance qui n’use pas de représailles devient, par un mensonge, la « bonté » ; la craintive bassesse, « humilité » ; la soumission à ceux qu’on hait, « obéissance » (surtout l’obéissance à quelqu’un dont ils disent qu’il ordonne cette soumission, – ils l’appellent Dieu). Ce qu’il y a d’inoffensif chez l’être faible, sa lâcheté, cette lâcheté dont il est riche, cette habitude de faire antichambre, et d'attendre à la porte, inévitablement, cette lâcheté se pare ici d'un nom bien sonnant et s'appelle « patience », parfois même « vertu », sans plus ; ne-pas-pouvoir-se-venger devient ne-pas-vouloir-se-venger et parfois même le pardon des offenses (« car ils ne savent pas ce qu’ils font – nous seuls savons ce qu’ils font ! ») On parle aussi de « l’amour de ses ennemis » et l’on sue à grosses gouttes. […] Maintenant ils me donnent à entendre que non seulement ils sont meilleurs que les puissants, les maîtres du monde dont ils doivent lécher les crachats (non pas par crainte, oh ! point du tout par crainte ! mais parce que Dieu ordonne d’honorer les autorités) –, que non seulement ils sont meilleurs, mais encore que leur part est meilleure ou du moins qu’elle le sera un jour. Mais assez ! assez ! je n’y tiens plus. De l’air ! de l’air ! Cette officine où l’on fabrique l’idéal, il me semble qu’elle sent le mensonge à plein nez.

 

NIETZSCHE, Généalogie de la morale, première dissertation, § 14