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Cours de Jacqueline Morne sur le thème de la paix : Kant et la paix perpétuelle.
Mis en ligne le 9 mai 2002.

© : Jacqueline Morne.

Jacqueline Morne a été professeur de Philosophie au Lycée Émile Zola de Rennes.

Par des liens sur lesquels on peut cliquer, le cours renvoie d'une part à un lexique, et d'autre part à un groupement de 12 « Textes à l'appui ». Pour lire commodément les 3 documents, imprimez-les tous les trois.

Édition utilisée : Kant, Vers la paix perpétuelle, trad. J.-F. Poirier et F. Proust, GF-Flammarion, 1991.


LA PAIX PERPÉTUELLE : UNE UTOPIE ?

Introduction à la lecture du livre de Kant
Vers la paix perpétuelle

La paix perpétuelle… voilà bien un rêve de philosophe. Le lecteur, assourdi par le bruit des guerres, persuadé que l'histoire est pleine de bruit et de fureur, pensera plutôt que c'est au conflit et non à la paix que l'humanité est vouée pour l'éternité. Et pourtant l'accusation d'utopie — avec laquelle on se débarrasse si souvent de la réflexion philosophique — ne résiste pas à la lecture.

La démarche suivie par Kant ne consiste en effet en aucun cas à décrire une cité de nulle part, un état imaginaire de l'humanité, misant sur une soudaine et inexplicable mutation de la nature humaine. Il s'appuie au contraire sur l'analyse rigoureuse de ce qu'implique le concept de paix. Rien ne sert en effet de gloser sur la possibilité ou l'impossibilité de la paix si on ne sait pas vraiment ce que ce mot recouvre, ou qu'on se satisfait d'une définition faible ou approximative, comme par exemple celle qui consisterait à confondre la paix avec l'absence de guerre. C'est donc bien à la clarification du concept qu'il faut d'abord s'attacher. On pourra alors se demander à quelles conditions la paix est possible, et enfin seulement nous pourrons juger du caractère illusoire ou non d'un état de paix perpétuelle.

QU'EST-CE QUE LA PAIX ?

1. La paix ne peut être la paix que si elle est perpétuelle

On ne peut en effet appeler paix la simple absence de guerre : là où la guerre est possible, la paix n'existe pas, elle n'est qu'un simple armistice. « Même si elles n'éclatent pas les hostilités constituent un danger permanent[1] » (2ème section, introduction - p. 83). Qui plus est, elle entretient un état de peur permanent ; la guerre effraie même quand elle est suspendue, car elle peut toujours reprendre et ainsi empoisonne la paix. (Textes à l'appui nº 3 et nº 11) C'est pourquoi, entre autres articles préliminaires, Kant affirme qu'aucune conclusion de paix ne doit valoir comme telle si une réserve secrète donne matière à une guerre future (premier article préliminaire).

Dans un État où la guerre est toujours possible toute l'activité est finalisée par la guerre ; le progrès économique, scientifique, l'éducation sont assujettis à sa préparation. Le développement de la raison loin d'être le moyen d'un plus grand bien-être moral et intellectuel des citoyens devient l'instrument de la domination. La guerre toujours possible dévoie ainsi le développement humain de sa véritable destination : la perfection de sa nature, l'accomplissement de toutes ses dispositions.

En effet, la raison ainsi instrumentalisée par la guerre produit tout au plus des impératifs de l'habileté ou de la prudence. Impératifs hypothétiques qui subordonnent l'action commandée à l'obtention d'une fin pathologiquement déterminée. Mais la raison n'est pas seulement cette faculté du calcul, elle a le pouvoir de produire des impératifs qui valent par eux-mêmes, de commander des actes qui ne visent pas à satisfaire le plus efficacement possible des passions, mais qui sont bons pour eux-mêmes ; non pas « si tu veux ceci, alors tu dois faire cela » (impératif hypothétique), mais « tu dois faire cela » de manière inconditionnelle : impératif catégorique qui est l'énoncé même du devoir moral, valable comme loi universelle, puisque indépendant de toute condition particulière.

Cette dimension morale de la raison ne peut pleinement se développer tant que celle ci ne sera sollicitée qu'à titre de moyen pour satisfaire des ambitions où éloigner des peurs. Elle ne pourra véritablement s'accomplir que dans un état de paix, libérée de l'asservissement à des fins empiriques. C'est pourquoi la recherche de la paix perpétuelle ne répond pas à un simple désir de tranquillité ou même de survie, elle n'est pas le fruit d'un calcul de sauvegarde mû par la peur, elle n'est même pas la quête du bonheur[2], celui-ci étant indéfinissable dans ses moyens ; la recherche de la paix est un impératif de la raison, un impératif moral de la raison, un devoir : « Tu dois rechercher la paix. » La paix est bonne en elle-même et pour elle-même, car elle est le seul état dans lequel les fins dernières de la raison peuvent être atteintes.

Pour que la paix ne soit pas un vain mot, il faut donc qu'elle ne soit pas seulement l'absence de guerre mais l'impossibilité de la guerre. Il faut donc qu'elle soit perpétuelle. Et ce sont ces conditions qu'il faudra établir.

2. La paix ne peut être qu'instituée

C'est que la paix n'est pas l'état naturel de l'homme, bien au contraire : « L'état de paix parmi les hommes vivant les uns à côté des autres n'est pas un état de nature. Celui-ci est bien plutôt un état de guerre » (2ème section, introduction - p. 83).

Kant reprend ici la référence à l'état de nature, classique chez les philosophes politiques du XVIIe et XVIIIe. Plus qu'un improbable stade passé de l'humanité, l'état de nature vise à mettre en scène la nature de l'homme, « l'homme tel qu'il sort des mains de la Nature » comme le dit Rousseau. À l'instar de Hobbes, Kant ne croit pas à la bonté naturelle de l'homme, il parle bien au contraire de « la malignité de la nature humaine » (2ème article définitif - p. 90). Laissée à la libre disposition de leur nature, la vie des hommes n'évoquerait en rien celle des bergers d'Arcadie, faite « de concorde, de contentement et d'amour mutuel parfaits[3] ». C'est au contraire « l'incompatibilité d'humeur, la vanité qui en fait des rivaux jaloux, le désir insatiable de possession et de domination » (idem) qui les caractérisent. Laissés dans cet état, les hommes s'entredétruiraient et ne trouveraient « la paix perpétuelle que dans la vaste tombe qui recouvre toutes les horreurs de la violence ainsi que leurs auteurs » (2ème article définitif - p. 92).

Il faut donc que la paix soit le produit d'un acte non plus naturel mais artificiel, d'un contrat, d'un accord passé entre les hommes qui les contraigne absolument sous l'autorité d'une loi commune. Seul l'état institué par un tel acte peut servir de base à la construction d'une véritable paix.

LE DROIT, CONDITION NÉCESSAIRE DE LA PAIX

1. La définition du Droit (Texte à l'appui nº 4)

Instituer la paix, c'est instaurer une société civile régie par le Droit, c'est-à-dire « l'ensemble conceptuel des conditions sous lesquelles l'arbitre de l'un peut être concilié avec l'arbitre de l'autre selon une loi universelle de la liberté[4] ». Le Droit définit ainsi ce qui est juste : « Une action est juste qui peut faire coexister la liberté de l'arbitre de chacun avec la liberté de tout autre selon une loi universelle[5]. » Mais ce respect de la liberté de l'autre n'est pas moralement mais juridiquement défini, c'est-à-dire qu'il ne peut provenir de la bonne intention du sujet : le droit doit donc être associé à la faculté de contraindre, contrainte extérieure opposée à ce qui fait obstacle à la liberté se déployant selon des lois universelles. La définition complète du Droit est donc la suivante : « Le droit strict peut aussi être représenté comme la possibilité d'une contrainte générale réciproque s'accordant avec la liberté de chacun selon des lois universelles[6]. »

2. L'état de droit : la République

Le droit substitue donc la contrainte de la loi à la contrainte des hommes[7] dans « une société qui à la fois permette la plus grande liberté et qui pourtant détermine et protège de la manière la plus stricte les limites de cette liberté. […] Une société où sous des lois extérieures la liberté se trouvera liée au plus haut point à un pouvoir irrésistible[8]. » (Texte à l'appui nº 11)

Cette société, dans laquelle les hommes doivent inévitablement se réunir, doit en premier lieu être une société constituée selon les principes de la liberté : en effet, sans cette liberté, la société privée de toute force créatrice et de toute initiative serait incapable de progrès. Paradoxalement, c'est donc la rivalité entre les hommes, le désir de poursuivre leurs fins personnelles qui, plus que la concorde, assure le dynamisme de la création. « C'est cette proposition qui éveille toutes les forces de l'homme, qui le porte à vaincre son penchant à la paresse, et fait que, poussé par l'appétit des honneurs, de la domination et de la possession, il se taille une place parmi ses compagnons[9]. » De plus une société qui supprimerait la liberté de ses membres les empêcherait de mûrir pour la liberté, ce qui est la destination finale de tout homme. Dans La Religion dans les limites de la simple raison, Kant fustige les gouvernements qui maintiennent leurs sujets en servitude sous le prétexte qu'ils ne sont pas « mûrs pour la liberté ». On ne mûrira jamais pour la liberté si on ne prend pas le risque de la liberté. Il en est de même de l'enfant, ajoute-t-il dans ses Réflexions sur l'Éducation : si on ne le laisse pas prendre le risque de tomber, il ne saura jamais marcher. (Texte à l'appui nº 2)

Une société constituée selon les principes de la liberté donc, mais aussi une société strictement réglée par les impératifs de la loi commune qui en règle l'usage. Il ne s'agit pas que les libertés s'entre-détruisent ; et cela ne peut être prévenu que par les rigueurs de la loi. C'est donc le Droit qui assurera à chacun la protection contre le pouvoir d'autrui : donc, la paix civile.

Mais pour que les deux conditions précédentes (liberté et loi) ne se contredisent pas et que le droit ne soit pas tout simplement le droit du plus fort, le droit que le plus fort imposerait en dehors de toute raison parce qu'il est le plus fort, il faut une troisième condition : il faut que la loi soit égale pour tous, fort ou faible, riche ou pauvre ; c'est-à-dire qu'elle ne soit pas la loi de l'un ou de l'autre mais une loi universelle, une loi faite par tous et valable pour tous, selon l'autorité de la droite raison et non plus selon celle du plus fort. « L'égalité extérieure (de droit) dans un État est le rapport des citoyens selon lequel personne ne peut obliger l'autre, de droit, sans que en même temps il ne se soumette à la loi qui peut l'obliger réciproquement de la même manière » (1er article définitif - p. 84). Cette clause de l'égalité assure une réciprocité telle que nul n'est soumis à une volonté qui lui est extérieure. La liberté de droit peut alors se définir comme « l'autorisation de n'obéir à aucune autre loi extérieure que celles auxquelles j'ai pu donner mon assentiment » ( id. - p. 84). Le Droit est alors bien l'instrument de la paix, il assure à chacun la pleine jouissance de sa liberté et de ses droits, défendus par toute la force commune[10]. La force est alors au service du droit ; ce qui n'a plus rien à voir avec le droit du plus fort.

Telle est selon Kant la définition de la République qu'il caractérise par trois points (1er article définitif - p. 84) : la liberté de ses membres (comme hommes), leur dépendance envers une unique législation commune (comme sujets) et leur égalité (comme citoyens) devant cette législation. La réunion en une seule et même personne (homme, sujet, citoyen) fait qu'ainsi chacun est partie prenante de la « chose publique » et en devient le meilleur défenseur. L'intérêt du citoyen pour la paix civile ne contredit plus la disposition naturelle de l'homme à la liberté dès lors que l'obéissance du sujet n'est pas la soumission à un ordre injuste parce qu'arbitraire : la contrainte légale instituée par les citoyens eux-mêmes assure le passage d'une « folle liberté » à une « liberté rationnelle ». (Texte à l'appui nº 5)

L'État est la forme politique que prend cette organisation juridique de la société en vue de la paix. Il naît de « la réunion d'une multiplicité d'hommes sous des lois juridiques[11] ». Il repose sur un contrat originaire (voisin du contrat social de Rousseau) : celui par lequel le peuple se constitue comme peuple dans la décision de se soumettre à une loi commune. Ce contrat originaire, par lequel les hommes décident librement de reconnaître l'autorité de la loi est pour Kant comme pour Rousseau le fondement de toute légitimité, et la garantie de la liberté civile. « L'acte par lequel le peuple se constitue lui-même en un État — en fait à proprement parler : l'Idée de cet acte, d'après laquelle seule sa légalité peut être pensée — est le contrat originel par lequel tous au sein d'un peuple (omnes et singuli) renoncent à leur liberté extérieure pour la recouvrer aussitôt en tant que membres d'une république, c'est-à-dire du peuple considéré comme État (universi) et on ne peut pas dire que l'homme dans l'État ait sacrifié une partie de sa liberté naturelle extérieure à une quelconque fin, mais il a entièrement abandonné la liberté sauvage et sans loi pour retrouver dans une dépendance légale, c'est-à-dire dans un état juridique, sa liberté en général, inentamée puisque cette dépendance procède de sa volonté législatrice[12]. »

La République assure donc la paix civile dans les limites de l'État : les conflits ne sont plus réglés par la force, individu contre individu, clan contre clan ; mais elle est de plus une garantie contre la guerre au-delà des frontières. En effet « quand on exige l'assentiment des citoyens pour décider si une guerre doit avoir lieu ou non, étant donné qu'ils sont les premières victimes de cette guerre, ils réfléchissent beaucoup avant de commencer un jeu aussi néfaste » (1er article définitif - p. 86). Quand la guerre n'est plus le jeu des Princes qui s'affrontent pour des motifs parfois futiles mais toujours liés à leur désir de pouvoir, elle se fait beaucoup plus rare.

Là encore l'égalité et la réciprocité font que la loi est mécaniquement la plus juste et la plus raisonnée possible.

3. République et Démocratie

République donc, mais curieusement pour un lecteur contemporain habitué à voir le discours politique confondre les deux termes, Kant distingue république et démocratie. Pour comprendre cette distinction établie dans le premier article définitif, il faut se rapporter à une distinction préalable entre forme de l'État, ou forme de la domination (forma imperii) et forme de gouvernement (forma regiminis). L'État, comme on l'a vu, est absolu et souverain ; et cela quelle que soit sa forme : « Il est le produit de l'acte de la volonté universelle par laquelle la foule devient un peuple ». Ce pouvoir souverain est le pouvoir de se donner des lois universelles, il n'appartient qu'au peuple qui se constitue en corps politique, et qui donc est seul Législateur[13]. Ceci étant acquis, la forme de l'État ne dépend donc pas du fondement de la légitimité mais du nombre de ceux qui exercent le pouvoir souverain (il s'agit alors du pouvoir exécutif) : un seul, c'est alors l'autocratie ; plusieurs, c'est l'aristocratie ; tous, c'est la démocratie.

Quand on parle maintenant de la forme de gouvernement, on parle de la manière dont ceux qui gouvernent exercent le pouvoir. On peut alors distinguer deux manières d'exercer le pouvoir, deux formes de gouvernement : la forme républicaine et la forme despotique. On peut parler de despotisme quand celui ou ceux qui exercent le pouvoir l'exercent comme s'il s'agissait de l'exécution d'une volonté privée : « Le despotisme est le principe selon lequel l'État met à exécution de son propre chef les lois qu'il a lui-même faites. Par suite c'est la volonté publique maniée par le chef de l'État comme si c'était sa volonté privée » (1er article définitif - p. 87).

La République au contraire repose sur la distinction entre propriété et exercice du pouvoir. Celui qui exerce le pouvoir, qui détient donc le pouvoir exécutif, ne peut et ne doit en être le propriétaire ; il l'exerce au service de la volonté générale, au service de la « chose publique » dont il est le représentant, le régent. (Texte à l'appui nº 6). Au contraire, « toute forme de gouvernement qui n'est pas représentative est proprement une non-forme parce que le législateur ne peut être, en une seule et même personne, en même temps l'exécuteur de sa volonté » (1er article définitif - p. 87).

Les trois formes d'État — autocratie, aristocratie et démocratie — sont soumises à la menace de la dérive despotique ; mais celle qui l'est nécessairement, c'est la démocratie. « Des trois formes d'État, celle de la démocratie est, au sens propre du mot, nécessairement un despotisme » (1er article définitif - p. 87). Cette affirmation, qui peut sembler paradoxale, ne se comprend que si on accorde toute son attention à la notion de représentation. Si celui qui détient le pouvoir, le législateur, est aussi celui qui exerce le pouvoir, toutes les confusions sont possibles : à commencer par celle entre la volonté de tous (d'ailleurs confondue avec la volonté du plus grand nombre ou de la majorité) et la volonté générale ou volonté universelle. La volonté de tous, volonté non éclairée, n'est qu'un agglomérat de volontés particulières, là où la volonté générale est la volonté éclairée conforme à l'intérêt général[14].

C'est pourquoi, pour Kant, seul le système représentatif rend possible une manière républicaine de gouverner. « Cela dit, toute vraie république est et ne peut être rien d'autre qu'un système représentatif du peuple, mis en place pour, au nom de ce peuple, protéger par l'union de tous les citoyens les droits qui sont les siens, au moyen de leurs délégués (députés)[15]. » À l'inverse de Rousseau qui voyait dans le système représentatif la trahison du peuple[16], Kant semble au contraire très conscient des dérives populistes de la démocratie. L'exercice direct du pouvoir par le plus grand nombre, instaure un despotisme de la majorité, « où tous décident au sujet d'un seul, et si besoin contre lui (qui par conséquent n'est pas d'accord) par suite une forme d'État où tous qui ne sont pourtant pas tous, décident — ce qui met la volonté universelle en contradiction avec elle-même et avec la liberté. » (1er article définitif - p. 87). Un tel système tourne le dos à l'intérêt général en lui substituant l'expression souvent aveugle et toujours manipulable des passions. Le débat démocratique n'est plus alors que le champ clos où s'affrontent les intérêts particuliers et où l'expression raisonnée de l'intérêt général a tout à perdre, chacun voulant être le maître et substituant une volonté particulière, celle de la majorité, à la volonté générale.

4. Le fédéralisme - l'alliance des peuples

Mais à quoi servirait la paix à l'intérieur des frontières si la société civile ainsi formée est confrontée à l'agression de ses voisins ? « À quoi sert de travailler à une constitution civile réglée par des lois entre les particuliers, c'est-à-dire à l'organisation d'une communauté ? Car la même insociabilité qui a contraint les hommes à cette tâche est à nouveau la cause qui fait que chaque communauté fait preuve dans les relations extérieures d'État à État d'une liberté sans entrave[17]. » (Texte à l'appui nº 10) C'est qu'en effet les États sont entre eux à l'état de nature, la guerre est l'expression de cet état de nature entre les États . « La manière dont les États font valoir leur droit ne peut être que la guerre » ; mais ce droit qui est conquis par la force, ce droit du plus fort, n'est qu'une caricature du droit. « La raison condamne absolument la guerre comme voie du droit » (2ème article définitif - p. 91). Rousseau le résumait très bien quand il écrivait : « Supposons un moment ce prétendu droit. Je dis qu'il n'en résulte qu'un galimatias inexplicable. Car sitôt que c'est la force qui fait le droit, l'effet change avec la cause ; toute force qui surmonte la première succède à son droit. Sitôt qu'on peut désobéir impunément on le peut légitimement, et puisque le plus fort a toujours raison il ne s'agit que de faire en sorte qu'on soit le plus fort[18]. »

Dans ce désordre institué qu'est le droit du plus fort, on peut cependant percevoir une lueur d'espoir. Si la force brutale qui s'exprime dans la guerre prétend se légitimer dans la revendication du droit du plus fort, c'est que d'une certaine manière les hommes ne se satisfont pas de cette force brutale et aspirent à quelque chose comme un désir de légitimité : « Cet hommage que chaque État rend au concept de droit prouve qu'on doit pouvoir rencontrer chez l'homme une disposition morale encore plus haute, à devenir maître un jour du mauvais principe en lui (principe dont il ne peut nier l'existence) et à l'espérer également des autres » (2ème article définitif - p. 90).

La solution qui s'impose dans les rapports entre les États n'est pas différente de celle qui s'est imposée entre les particuliers. De même que ceux-ci ont dû s'unir dans une constitution civile administrant le droit (dans un état de droit), de même les États doivent s'unir dans un État des peuples : « Aux États, dans leurs rapports mutuels, la raison ne peut pas donner d'autre manière de sortir de cet état sans loi ne contenant que la guerre, que celle de s'accommoder, comme les particuliers qui renoncent à leur liberté sauvage (sans loi), de lois publiques de contrainte et de constituer ainsi un État des peuples (s'accroissant à vrai dire sans cesse) et qui rassemblera finalement tous les peuples de la terre. » (2ème article définitif - pp. 92-93).

Le parallélisme est donc bien réel : de même que les particuliers doivent s'unir dans une République, de même les États doivent s'unir dans une constitution réglée par la loi, « une résolution rigoureusement semblable à celle que l'homme sauvage avait été contraint de prendre d'aussi mauvais gré[19] ».

Mais ce parallélisme n'est cependant pas total. En effet, le contrat qui lie les particuliers au sein de la République est un contrat entre des individus « sauvages » n'ayant pour toute liberté que cette « liberté folle » qui conduit à l'état de guerre. L'union dans la République transforme cette folle liberté en « liberté rationnelle », reposant sur la loi et assurant la véritable autonomie de chacun. Constituée par l'union entre des citoyens réellement libres, car n'obéissant qu'à la loi qu'ils se donnent collectivement, la République constitue donc un État totalement souverain, ne reconnaissant aucun autre pouvoir que celui qu'elle se donne. L'union des États au sein d'un État des peuples (plusieurs peuples ne formant plus qu'un seul État instituant un pouvoir suprême législatif exécutif et judiciaire) pose donc problème : un tel État, même s'il est conforme à la voie de la raison, apparaîtrait dans la pratique contradictoire car il instaurerait un rapport de dépendance pour des États dont la liberté rationnellement fondée est souveraine. Conscients de leur liberté et de leur souveraineté les États ne veulent pas de cette République mondiale, de cet État des Peuples qui leur semble remettre en cause leur souveraineté.

C'est pourquoi Kant affirme que cette « constitution semblable à la constitution civique » (2ème article définitif - p. 89) devrait être une alliance des peuples et non un État des peuples.

Que faut-il alors entendre par « alliance des peuples » ou encore « alliance de paix » ? À l'inverse d'un État supranational dans lequel les peuples devraient se dissoudre en tant qu'entités autonomes, une alliance laisse subsister chaque peuple en tant que peuple ; chacun, au lieu d'être refermé sur lui-même, entretient avec les autres des relations visant à établir la paix. Cette alliance ne remet donc pas en cause la liberté de chacun, mais donne au contraire les moyens de l'assurer. Respectueuse des libertés et de l'existence de chacun, cette alliance unit sans unifier ; elle enrichit les États de leurs différences mutuelles en leur assurant une coexistence pacifique. On peut alors réellement parler de cosmopolitisme, chaque citoyen étant à la fois citoyen de son pays et citoyen du monde.

Le modèle politique, que Kant adopte pour exprimer cette alliance, est celui de la fédération. Les États doivent se fédérer, former de proche en proche une confédération plutôt que de se soumettre à l'autorité d'une République mondiale. La différence est de taille. Une République mondiale fait courir le risque d'un despotisme d'État : instituant un pouvoir s'exerçant de haut en bas, elle instaure un rapport dominé-dominant dangereux pour la liberté des États membres, alors qu'une fédération assure une union horizontale dans laquelle le pouvoir reste dans les mains de ceux qui s'allient et ne les dépossède donc pas de leur souveraineté. « Cette alliance ne vise pas à acquérir un quelconque pouvoir politique, mais seulement à conserver et à assurer la liberté d'un État pour lui-même et en même temps celle des autres États alliés, sans que pour autant ces États puissent se soumettre (comme des hommes à l'état de nature) à des lois publiques et à leur contrainte. » (2ème article définitif - p. 91).

Cette confédération vise donc non à légiférer en lieu et place des États qui gardent leur souveraineté pour ce qui concerne les affaires intérieures, mais vise à régler les relations entre les États par l'instauration d'un droit international.

Ce à quoi pense Kant, au moins dans un premier temps, c'est à la mise en place d'institutions internationales qui veilleraient à la paix, et au pire régleraient la guerre quand on n'a pu l'éviter. Grâce à ces institutions, tous les États, même les plus faibles, devraient pouvoir voir leur sécurité assurée : « Alors tous, même les plus petits, pourraient attendre leur sécurité et leurs droits non de leur propre force et de leur propre appréciation de leurs droits, mais seulement de cette grande société des nations, de la réunion de leurs puissances et d'un jugement d'après les lois issues de la réunion de leur volonté[20]. » Pour ce faire, il faut qu'une stricte égalité soit assurée entre les États membres. Il faut aussi que cette autorité soit en mesure d'assurer par la force l'application de ce droit international : elle doit donc être pourvue d'une force suffisante pour faire appliquer ses résolutions ainsi que d'un appareil judiciaire pour sanctionner les manquements au droit international.

Une telle alliance des peuples ne peut se décréter. Elle se fera, pense Kant, de proche en proche. On peut penser qu'au départ un ou des États étant parvenus à établir une constitution républicaine serviraient de pôle d'attraction autour desquels d'autres États viendraient se fédérer : « Car si par chance, il arrive qu'un peuple puissant et éclairé parvienne à se constituer en république (qui, par nature, doit incliner à la paix perpétuelle), alors celle-ci servira de centre pour la confédération d'autres États qui s'y rattacheront et elle assurera ainsi, conformément à l'idée du droit des gens, un état de liberté entre les États et insensiblement, grâce à plusieurs liaisons de cette espèce, elle s'étendra de plus en plus » (2ème article définitif - p. 92).

En résumé on peut donc considérer que cette alliance des peuples constitue une voie moyenne possible entre une absence de pouvoir législatif suprême qui n'engendre que la guerre et une république mondiale qui viserait à ne former qu'un seul État, idée positive juste « in thesi » mais rejetée « in hypothesi ». Une telle idée supposerait pour se réaliser une volonté morale qui dans l'état actuel des choses n'existe pas, et qui ne pourrait exister qu'au terme du développement des dispositions qui ne sont encore qu'en germe dans l'humanité, dispositions qui ne pourront se réaliser pleinement comme nous l'avons vu, que dans cet état où l'homme ne sera plus poursuivi par la guerre. L'idée d'une alliance des peuples apparaît donc comme l'équivalent négatif de l'idée positive d'une république mondiale (2ème article définitif - p. 93).

5. Le droit à l'hospitalité : le statut juridique de l'étranger. (Texte à l'appui nº 12)

Reste à définir le droit cosmopolitique, c'est-à-dire le droit qui régit les rapports d'un citoyen d'un État avec le reste du monde. Il s'agit, du fait même, de comprendre comment chacun est non seulement membre d'un État, mais citoyen du monde, il s'agit en définitive de définir le statut juridique de l'étranger.

Ce droit cosmopolitique, Kant le fonde sur une constatation géographique : la terre est ronde, sa surface habitable n'est pas illimitée, les hommes sont donc amenés à s'y rencontrer et à se la partager. La terre, de ce fait, appartient en commun au genre humain et chacun a le droit naturel d'en jouir. Personne n'a naturellement plus de droit qu'un autre à être là où il est. De là le droit d'hospitalité qui est dû à tout étranger. Droit d'être accueilli et d'être traité pacifiquement, droit de nouer avec les habitants des relations d'échange, droit en fin de compte de ne pas être traité en ennemi, de ne pas être refoulé si cela mettait sa vie en danger. Ce droit de l'étranger définit le devoir des États de l'accueillir et de ne pas le traiter en ennemi. Ce devoir ne repose cependant pas sur la simple bienveillance toujours problématique des habitants. Il s'agit de droit et non de philanthropie, ce qui signifie que le statut de l'étranger doit être juridiquement défini, son statut est celui d'un « visiteur ». Ni clandestin ni sans papier, il a des droits et des devoirs comme en a le pays qui l'accueille : « Aussi longtemps qu'il se tient paisiblement à sa place on ne peut l'aborder en ennemi » (3ème article définitif - p. 94). Ce droit d'hospitalité n'est cependant pas un droit d'installation, celui-ci supposerait que soit conclu un autre contrat.

La reconnaissance de ce droit cosmopolitique condamne absolument l'arrogance des États colonialistes qui confondent droit de visite et droit de conquête et envahissent les terres étrangères au mépris de leurs habitants, « ce qui provoqua l'oppression des indigènes, le soulèvement des divers États de ce pays, et jusqu'aux guerres largement étendues, la famine, la rébellion, la trahison et toute la litanie des maux qui oppriment le genre humain. » (3ème article définitif - p. 95). C'est la condamnation aussi de toutes les formes de la xénophobie qui consiste à confondre l'étranger et l'ennemi, à voir en lui un danger potentiel, et de ce fait à rejeter toute relation avec lui, à le refouler hors de frontières hermétiquement closes.

Instituer un droit cosmopolitique, c'est, au contraire, faire de chacun un « citoyen du monde ». Un citoyen du monde n'est pas un apatride, ce n'est pas celui qui a renié son origine et sa culture, c'est l'homme qui est ouvert au monde, l'homme dont la conscience citoyenne ne s'arrête pas aux limites de son pays mais s'élargit aux dimensions du monde, un homme pour qui « l'atteinte au droit en un seul lieu de la terre est ressentie en tous » (3ème article définitif - p. 96).

Ainsi par cette ouverture à l'autre, par la généralisation des relations mutuelles pacifiques « le genre humain se rapprochera toujours davantage d'une constitution cosmopolitique » (3ème article définitif - p. 94).

LA PAIX PERPÉTUELLE EST-ELLE POSSIBLE ?

Qu'en est-il maintenant de la question de départ : l'accusation d'utopie tient-elle toujours ou la paix perpétuelle apparaît-elle possible ?

1. Un progrès indéfini

On peut tout d'abord remarquer la grande prudence de Kant qui se refuse à tout prophétisme et tout millénarisme. Cet état, s'il est possible ne se réalisera que lentement, de proche en proche : « On ne peut s'en approcher que par des progrès indéfinis. […] [La paix perpétuelle] n'est pas une idée creuse, mais un problème qui se résout peu à peu et se rapproche constamment de son but. » (Appendice II - p. 131).

2. Des indices historiques

D'un point de vue empirique, on peut aussi tenter de voir dans l'expérience de l'Histoire les indices de la réalité d'un tel mouvement. Kant voit dans la progression des lumières au XVIIIe siècle les signes encourageants d'une marche en avant de l'humanité vers les conditions d'une paix perpétuelle. Dans son Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, il esquisse une fresque historique qui peut nous conforter dans cette idée[21]. Partant de l'histoire grecque jusqu'à l'histoire politique des nations éclairées, « on découvre un processus régulier d'amélioration de la constitution civile de notre partie du monde » (9ème proposition). Dans ce même esprit il serait intéressant de se demander comment Kant analyserait l'apparition au XXe siècle d'organisations internationales comme la Société des Nations (SDN) ou l'Organisation des Nations Unies (ONU), dont on peut penser qu'elles sont autant de balbutiements de ce qu'il appelait alliance des peuples.

3. La paix procède de la guerre (Textes à l'appui nº 3 et nº 8)

Mais la principale raison que l'on peut évoquer tient à une causalité quasi mécanique, indépendante donc de la faiblesse de la volonté humaine, qui doit conduire à la paix. La paix, en effet, ne procédera ni de la volonté morale des hommes soudain devenus bienveillants ou pacifiques, ni d'un décret politique. Toute l'originalité de Kant consiste à montrer que la paix procède de la guerre elle-même.

C'est de la rivalité mortelle des hommes entre eux, de leur insociabilité qu'est née la nécessité d'instaurer le Droit ; c'est de la détresse des hommes dans un état de guerre toujours possible qu'est née la nécessité d'une société qui pacifie leurs rapports. Si les hommes vivent en société et règlent cette société selon les principes du Droit, ce n'est pas parce qu'ils ont soudain été touchés par la grâce, qu'ils ont entendu l'appel de la justice et de la raison, c'est parce que régler les rapports au sein d'une société organisée est le seul moyen non seulement de vivre, mais de pouvoir réaliser ses fins égoïstes. La sociabilité est l'envers indissociable de l'insociabilité[22]. Il ne faut donc pas regretter que les hommes ne vivent pas spontanément dans la concorde, car la rivalité naturelle qui les oppose les contraint à progresser, à avancer sur le chemin d'une société plus juste et plus pacifique.

À supposer même qu'un peuple ne fût pas ainsi contraint de s'organiser pour vivre en paix du fait de l'insociabilité de ses membres, il y serait contraint par la guerre avec ses voisins : « Chaque peuple, trouvant devant lui un autre peuple voisin qui le refoule, doit, contre lui, se constituer intérieurement en un État pour constituer une puissance armée contre lui » (Annexe 1 - p. 104). À son tour, l'horreur de la guerre entre les États, son pouvoir de destruction, le dévoiement de toutes les forces vives de l'État au service de la guerre qui finit par le laisser exsangue, tout ceci contraint les États à chercher les conditions d'une pacification, un droit international. La guerre est donc au même titre que l'insociabilité le moyen qui rend la paix inévitable[23].

4. La finalité de la nature et le sens de l'histoire

Il semble donc qu'à l'insu de la volonté humaine le processus qui conduit à la paix soit en marche. Cela ne peut être le fait du seul hasard. Tout semble au contraire se passer comme si au-delà de la volonté humaine obscurcie par les passions, une volonté plus éclairée mettait de l'ordre dans le désordre apparent de l'histoire. (Texte à l'appui nº 8)

C'est bien en effet sur un questionnement sur le sens de l'histoire que débouche la réflexion kantienne sur la paix. Si l'histoire n'est que le déferlement irrationnel des passions, elle est l'horreur absolue. Elle est, comme bon nombre d'auteurs se sont plu à le constater, absurde, incohérente, dérisoire, livrée aux jeux sanglants des passions. Si, au contraire, on s'aperçoit, comme Kant nous le fait entrevoir, que la guerre peut être le moyen de la paix, que par une sorte de ruse nous sommes conduits sur le chemin non seulement de la paix mais de notre propre amélioration politique, juridique et morale, alors l'histoire prend un sens, elle est la matrice dans laquelle se construit l'humanité future, elle a une fin.

Il semble donc que les événements, aussi sanglants soient-ils, qui jalonnent l'histoire (la révolution française en est un bon exemple[24]) ne sont pas insignifiants et ne doivent pas être pensés en eux-mêmes et pour eux-mêmes. Ils ont une forme qui ne se construit pas au hasard, mais en fonction de la réalisation d'une fin. Il en est de la réalité historique comme de toute réalité naturelle. De même que toute réalité naturelle semble constituée en vue d'une fin bien précise, que sa structure est ajustée à sa fonction, de même les événements historiques semblent ajustés en vue d'une fin. À l'insu même des hommes qui les produisent, ils construisent le chemin qui mène à la paix perpétuelle.

Penser l'histoire comme penser la nature suppose donc qu'on établisse un rapport entre leur forme et leur fin, qu'on mette en œuvre une notion de finalité « par analogie à celle dont nous usons lorsqu'il s'agit de penser les actions de l'art humain » (Annexe 1 - p. 100). L'objet technique ne se comprend dans sa forme que si on le pense comme l'acte par lequel l'homme le produit dans un but bien défini. De la même manière, il faut pour comprendre le désordre apparent de l'histoire et en découvrir la finalité cachée, l'intention profonde, « la profonde sagesse d'une cause supérieure tournée vers la fin ultime objective du genre humain et prédéterminant ce cours du monde » (Annexe 1 - p. 99). Cette cause extérieure qu'on la nomme Providence, ou plus modestement Nature, comme Kant le propose, « laisse briller une finalité qui fait s'élever, au travers de la discorde des hommes, et même contre leur volonté, la concorde » (Annexe 1 - p. 98).

5. Une Idée de la raison

La causalité mécanique qui de la guerre conduit à la paix est en fait la mise en œuvre d'une causalité plus profonde, une causalité finale qui donne à l'histoire humaine son sens (son orientation comme sa signification). Cette finalité ne se lit pas à proprement parler dans l'histoire (même si, comme on l'a vu, nous pouvons en repérer empiriquement quelques indices) ; elle ne peut non plus s'en déduire par un raisonnement de type mathématique, « nous devons simplement l'ajouter par la pensée afin de nous faire un concept de sa possibilité » (Annexe 1 - p. 100). Ni constat, ni déduction (les deux modes de connaissance dont nous disposons), cette Idée d'une finalité de la Nature — d'une Providence — est cependant nécessaire si nous voulons penser de manière cohérente les « ouvrages artistes de la nature » y compris dans le domaine de la vie humaine et donc de l'histoire. C'est l'Idée que la raison humaine doit penser comme possible pour que le monde devienne pensable : « Car si nous abandonnons ce principe nous n'avons plus une nature conforme à des lois, mais un jeu de la nature sans finalité, et le hasard désolant remplace le fil directeur de la raison[25]. » Ajoutons qu'en même temps qu'elle rend le monde pensable cette idée d'une finalité de l'histoire « ouvre une perspective consolante sur l'avenir : l'espèce humaine sera là représentée dans un avenir lointain à l'état où elle se sera elle-même enfin haussée par son travail, là tous les germes que la nature a mis en nous pourront être parfaitement développés et sa destination ici-bas pourra être remplie[26]. » Cette Idée est donc à la fois l'assurance de la cohésion du savoir, et l'espérance d'un monde meilleur.

L'Idée n'a pas pour Kant le statut de paradigme ou de modèle qu'elle a chez Platon. Elle n'est pas davantage une donnée de l'expérience. La raison produit des Idées lorsque, au-delà de l'expérience, elle se projette dans l'absolu et l'inconditionné. Par une sorte de passage à la limite, au-delà des phénomènes observables dans l'expérience, la raison exige la connaissance des choses en elles-mêmes, une connaissance métaphysique des causes premières et dernières. Mais hélas cette exigence est sans fondement possible. Quand la raison n'est plus lestée par l'expérience, elle s'égare et ne produit que des paralogismes et des chimères. La métaphysique la fait sombrer dans l'illusion si elle pense pouvoir affirmer comme vraies les Idées qu'elle produit au-delà de l'expérience. Il n'y a pas de savoir absolu, tout savoir est relatif aux formes de la pensée humaine (sensibilité et entendement). On ne peut construire des énoncés vrais qu'en fonction de l'expérience.

Mais si l'Idée ne peut prétendre au champ théorique de la raison pure elle retrouve l'absolu dans le champ pratique. C'est dans le domaine moral que la raison retrouve son plein usage ; elle énonce les principes a priori de l'action comme exigence absolue. La raison pratique a le pouvoir de prescrire a priori — et non de dériver du cas particulier de l'expérience — des impératifs universels et nécessaires. En tant que telles, les Idées de la raison, si elles ne sont pas des savoirs, sont un idéal de l'action.

À propos de la paix, on ne doit donc pas se demander si elle est empiriquement possible, puisqu'elle est rationnellement nécessaire. La maxime morale « Tu dois donc tu peux » fait que, si elle est nécessaire, la paix doit dans l'action être considérée comme possible, même si elle reste un idéal dont la réalisation est toujours espérée sans être jamais réalisée. « La paix perpétuelle (but ultime de tout droit des peuples) est assurément une Idée irréalisable. Mais les principes politiques qui visent ce but, à savoir conclure de telles alliances entre les États, dans la mesure où ils servent à se rapprocher continuellement du but, ne sont pas une Idée irréalisable, mais au contraire, de même que cette dernière est une tâche fondée sur le devoir, par conséquent aussi sur le droit des hommes et des États, ces principes sont assurément réalisables[27]. » La paix est le souverain bien politique dont nous avons le devoir de nous rapprocher toujours plus. Si la paix en elle-même, c'est-à-dire universelle et perpétuelle, est un idéal de la raison, sa condition, l'institution du Droit, doit être le principe qui guide toute action politique.

Cela n'a donc pas de sens de se demander si la paix perpétuelle est une utopie. Elle est à la fois une exigence de la raison, donc un devoir, et la fin (le but et non le terme) de l'histoire, donc une espérance. (Texte à l'appui nº 7)

6. La liberté

Là est la liberté de l'homme par rapport à l'histoire. La philosophie kantienne de l'histoire n'est pas une négation de la liberté humaine. Elle ne pose pas comme inéluctable un parcours et un terme vers lesquels l'humanité serait menée à son insu. Tout n'y est pas écrit d'avance, la paix n'est pas la fin assignée de l'histoire, elle est à construire, et c'est dans l'action humaine qu'elle se construit, « une tâche fondée sur le devoir ». Mais on sait aussi à quel point est courbe le bois dans lequel l'homme est taillé[28], on sait la malignité de la nature humaine. Cette ambivalence entre l'exigence morale d'une part et le principe du mal toujours présent en l'homme d'autre part, fait que l'issue est toujours incertaine. On peut en voir une illustration dans les réserves que Kant émet à propos de la république mondiale universelle. Si celle-ci incarne bien l'idéal de la raison, la faiblesse encore trop grande de la nature humaine risque de la transformer en despotisme. C'est ce qui fait que, dans l'état actuel des choses, il vaut mieux lui préférer « si on ne veut pas tout perdre » une alliance des peuples, plus modeste mais mieux ajustée aux possibilités et aux souhaits des hommes (2ème article définitif - p. 93).

C'est ici qu'intervient la nature. L'homme a en lui les moyens d'aller vers la paix (les dispositions rationnelles de sa nature sont en germe en lui, et c'est un être libre) mais le mauvais usage de sa liberté (« liberté folle ») fait que toujours il s'en écarte ou risque de s'en écarter. La nature joue alors de ses mauvaises dispositions, de son insociabilité, de ses rivalités pour le conduire malgré tout vers la paix. C'est une sorte de solution de secours. L'homme a la possibilité de se diriger vers la paix, mais, quand il s'égare, la nature ne l'abandonne pas et le remet dans le bon chemin. « Chaque État parvient ainsi à ce que la raison aurait pu lui dire sans qu'une si triste expérience lui soit nécessaire[29]. » La Nature est donc bien une Providence attentive qui veille à ce que l'humanité ne se perde pas définitivement. L'homme a par lui-même les moyens d'aller vers la paix mais lorsque, dominé par le mal, il s'en éloigne, la nature use de la guerre pour le remettre à son insu sur le chemin de la paix. Telle est la voie de l'histoire où l'homme fait durement l'expérience d'une liberté qui peut tout aussi bien le mener vers le meilleur que vers le pire.

On peut du même coup disculper Kant d'une accusation qu'une lecture rapide du texte pourrait susciter, celle de faire l'apologie de la guerre. Il va de soi que tel n'est pas le cas. La guerre est bien pour Kant la détresse et la misère absolues. On a vu comment, là où elle rôde, rien pour l'homme n'est possible, ni prospérité, ni bonheur, ni raison. Mais, si elle est l'horreur absolue, elle n'est pas absurde. Elle est, grâce à la bienveillance de la nature, un moyen inattendu de la paix. C'est en ce sens, et en ce sens seulement que la guerre peut être souhaitable. Mais, si l'homme avait su mieux se servir de sa raison et de sa liberté, on aurait pu en faire l'économie. Au fur et à mesure d'ailleurs que l'homme fera un meilleur usage de sa liberté, la guerre deviendra de moins en moins nécessaire. L'homme prendra son destin entre ses mains et ainsi « commencera à s'établir un mode de pensée qui peut, avec le temps, transformer notre grossière disposition naturelle au discernement moral en principes pratiquement déterminés, et ainsi enfin transformer cet accord pathologiquement[30] extorqué pour l'établissement d'une société en un tout moral[31]. »

Jacqueline Morne


NOTES

[1] Kant : Vers la paix perpétuelle, trad. J.-F. Poirier et F. Proust, éd. GF-Flammarion. Toutes les citations de cet ouvrage de Kant seront empruntées à cette édition et la page sera indiquée directement dans le corps du texte.

[2] Kant : Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. V. Delbos, éd. Delagrave, 2ème section : « Le concept de bonheur est un concept si indéterminé que, malgré le désir qu'a tout homme d'arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire et il veut » (p. 131).

[3] Kant : Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, 4ème proposition, trad. J.-M. Muglioni, éd Bordas.

[4] Kant : Doctrine du Droit in Métaphysique des mœurs, introduction § B, trad. A. Renaut, éd. Garnier-Flammarion, p. 17.

[5] Idem : § C.

[6] Idem § E

[7] Cf. Rousseau : « Un peuple libre obéit, mais il ne sert pas ; il a des chefs mais non pas des maîtres ; il obéit aux Lois, mais il n'obéit qu'aux Lois et c'est par la force des Lois qu'il n'obéit pas aux hommes » (Lettres écrites de la montagne, 8ème Lettre, éd. de la Pléiade, p. 842).

[8] Kant : Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, 7ème proposition - trad. J.-M. Muglioni, éd. Bordas.

[9] Id. 4ème proposition.

[10] Cf. Rousseau : Du Contrat Social , Livre I, ch. 6 : « Enfin chacun se donnant à tous ne se donne à personne, et comme il n'y a pas un associé sur lequel on n'acquière le même droit qu'on lui cède sur soi, on gagne l'équivalent de ce qu'on perd et plus de force pour conserver ce qu'on a », éd. de la Pléiade, p. 361.

[11] Kant : Idée d'une histoire universelle - 7ème proposition - op. cité.

[12] Kant : Doctrine du Droit, § 47, op. cité, p. 131.

[13] Kant : Doctrine du Droit, § 46, « Le pouvoir législatif ne peut revenir qu'à la volonté unifiée du peuple » p. 128.

[14] Cf. Rousseau : Du Contrat Social, Livre II, ch. 3 : « Il y a souvent bien de la différence entre la volonté de tous et le volonté générale ; celle-ci ne regarde qu'à l'intérêt commun, l'autre à l'intérêt privé, et n'est qu'une somme de volontés particulières », éd. de la Pléiade, p. 371.

[15] Kant : Doctrine du droit, § 52, op. cité, p.165.

[16] Id. Livre III, ch. 15 : Des représentants, éd. de la Pléiade, p. 428.

[17] Kant : Idée d'une Histoire Universelle, proposition 7, opus cité.

[18] Rousseau : Du Contrat Social, livre I, ch. 3.

[19] Kant : Idée d'une histoire universelle, 7ème proposition, opus cité.

[20] Kant : Idée d'une histoire universelle, 7ème proposition, opus cité.

[21] Kant : Idée d'une histoire universelle, 9ème proposition : « Commençons par l'histoire grecque […] suivons son influence sur la formation et l'éclatement du corps politique du peuple romain qui a absorbé l'État grec, puis l'influence des Romains sur les barbares qui les détruisirent à leur tour, et arrivons à notre époque ; faisons en plus intervenir épisodiquement l'histoire politique des autres peuples, telle qu'elle a pu parvenir à notre connaissance justement par l'intermédiaire de ces nations éclairées ; on découvrira alors un processus régulier d'amélioration de la constitution civile dans notre partie du monde », op. cité p. 25.

[22] Kant : Idée d'une histoire universelle, 4ème proposition : « J'entends ici par antagonisme l'insociable sociabilité des hommes, c'est-à-dire leur penchant à entrer en société, lié toutefois à une opposition générale qui menace sans cesse de dissoudre cette société », op. cité, p. 14.

[23] Idem : « Ainsi par les guerres, par l'extrême tension qu'exigent sans relâche ses préparatifs, par la détresse qui en résulte et dont finalement chaque État doit souffrir intérieurement même en pleine paix, elle pousse chacun à sortir de l'état sans loi des sauvages pour entre dans une société des nations », 7ème proposition.

[24] Kant : Conflit des facultés in Opuscules sur l'histoire, trad. Piobetta, éd. GF-Flammarion : « Peu importe si la révolution d'un peuple plein d'esprit, que nous avons vu s'effectuer de nos jours, réussit ou échoue, peu importe si elle accumule misère et atrocités au point qu'un homme sensé qui la referait avec l'espoir de la mener à bien ne se résoudrait jamais néanmoins à tenter l'expérience à ce prix, — cette révolution, dis-je, trouve quand même dans les esprits de tous les spectateurs une sympathie d'aspiration qui frise l'enthousiasme et dont la manifestation même comportait un danger ; cette sympathie par conséquent ne peut avoir d'autre cause qu'une disposition morale du genre humain » (p. 211).

[25] Kant : Idée d'une Histoire universelle, 1ère proposition, op. cité.

[26] Idem : proposition 9.

[27] Kant : Doctrine du droit, § 61, op. cité, p.177.

[28] Kant : Idée d'une histoire universelle, 6ème proposition : « Dans un bois aussi courbe que celui dont est fait l'homme, on ne peut rien tailler de tout à fait droit » op. cité, p. 17.

[29] Id. 7ème proposition.

[30] Pathologiquement : déterminé par les passions.

[31] Kant : Idée d'une histoire universelle 4ème proposition, op. cité, p. 14.


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