RETOUR : Cours de J. Morne sur le Phèdre

ANNEXE 2

 

Extrait du Banquet

Discours de Diotime

Ces mystères d'amour, Socrate, sont ceux auxquels, sans doute, tu pourrais être toi-même initié. Quant aux derniers mystères de la révélation, qui, à condition qu'on en suive droitement les degrés, sont le but de ces premières démarches, je ne sais si tu es capable de les recevoir. Je te les expliquerai néanmoins, dit-elle : pour ce qui est de moi, je ne ménagerai rien de mon zèle ; essaie toi de me suivre, si tu en es capable ! Il faut, sache-le, quand on va droitement à cette fin, que, dès la jeunesse, on commence par aller à la beauté physique, et, tout d'abord, si droite est la direction donnée par le dirigeant de l'initiation, par n'aimer qu'un unique beau corps, et par engendrer à cette occasion de beaux discours. Mais ensuite il faut comprendre que, la beauté résidant en tel ou tel corps est sur de la beauté qui réside en un autre, et que, si l'on doit poursuivre le beau dans une forme sensible, ce serait une insigne déraison de ne pas juger une et la même la beauté qui réside en tous les corps : réflexion qui devra faire de lui un amant de tous les beaux corps et détendre d'autre part l'impétuosité de son amour à l'égard d'un seul individu ; car un tel amour, il en est venu à le dédaigner et à en faire peu de cas. Ensuite de quoi c'est la beauté résidant dans les âmes, qu'il juge d'un plus haut prix que celle qui réside dans le corps ; au point que, si la beauté qui convient à l'âme existe dans un corps dont la fleur a peu d'éclat, il se satisfait d'aimer un tel être, de prendre soin de lui, d'enfanter pour lui des discours appropriés, d'en chercher qui soit de nature à rendre la jeunesse meilleure ; de faon à être amené à considérer cette fois le beau dans les occupations et les maximes de conduite ;et d'avoir aperu quelle parenté unit à soi-même tout cela, cela le mène à faire peu de cas du beau qui se rapporte au corps. Mais après les occupations son guide le conduit aux connaissances, afin, cette fois, qu'il aperoive quelle beauté il y a dans des connaissances et que, tournant son regard vers ce domaine, déjà vaste, du beau, il n'ait plus, pareil au domestique d'un unique maître, un attachement exclusif à la beauté, ni d'un unique jouvenceau, ni d'une occupation unique, servitude qui ferait de lui un pauvre être et un esprit étroit ; mais afin que, au contraire, tourné vers cet océan immense du beau et le contemplant, il enfante en grand nombre de beaux, de sublimes discours, ainsi que des pensées inspirées par l'amour sans bornes pour la sagesse ; jusqu'au moment où la force et le développement qu'il y aura trouvés, lui permettront d'apercevoir une certaine connaissance unique, dont la nature est d'être la connaissance de cette beauté dont je vais maintenant te parler.

Efforce-toi, reprit-elle, de me prêter ton attention le plus que tu en seras capable. Celui qui en effet, sur la voie de l'instruction amoureuse, aura été par son guide mené jusque là, contemplant les beaux objets dans l'ordre correct de leur gradation, celui-là aura la soudaine vision d'une beauté dont la nature est merveilleuse ; beauté en vue justement de laquelle s'étaient déployés, Socrate, tous nos efforts antérieurs : beauté dont premièrement l'existence est éternelle, étrangère à la génération comme à la corruption, à l'accroissement comme au décroissement ; qui en second lieu, n'est pas belle à ce point de vue et laide à cet autre, pas davantage à tel moment et non à tel autre, ni non plus belle en comparaison avec ceci, laide en comparaison avec cela, ni non plus belle en tel lieu, laide en tel autre, en tant que belle pour certains hommes et laide pour certains autres ; pas davantage encore cette beauté ne se montrera à lui pourvue par exemple d'un visage, ni de mains, ni de quoi que ce soit d'autre qui soit une partie du corps ; ni non plus sous l'aspect de quelque raisonnement ou encore de quelque connaissance ; pas davantage comme ayant en quelque être distinct quelque part son existence, en un vivant par exemple, qu'il soit de la terre ou du ciel, ou bien en quoique ce soit d'autre ; mais bien plutôt elle se montrera à lui en elle-même et par elle-même éternellement unie à elle-même dans l'unicité de sa nature formelle, tandis que les autres beaux objets participent tous de la nature dont il s'agit en une telle faon que, ces autres objets venant à l'existence ou cessant d'exister, il n'en résulte dans la réalité dont il s'agit aucune augmentation, aucune diminution, ni non plus aucune sorte d'altération. Quand donc en partant des choses d'ici bas, en recourant, pour s'élever, à une droite pratique de l'amour des jeunes gens, on a commencé d'apercevoir cette sublime beauté, alors on a presque atteint le terme de l'ascension. Voilà quelle est en effet la droite méthode pour accéder de soi même aux choses de l'amour ou pour y être conduit par un autre : c'est prenant son point de départ dans les beautés d'ici bas avec, pour but, cette beauté surnaturelle, de s'élever sans arrêt, comme au moyen d'échelons : partant d'un seul beau corps, de s'élever à deux, et partant de deux, de s'élever à la beauté des corps universellement ; puis, partant des beaux corps, de s'élever aux belles occupations, de s'élever aux belles sciences, jusqu'à ce que, partant des sciences, on parvienne, pour finir, à cette science sublime, qui n'est science de rien d'autre que de ce beau surnaturel tout seul, et qu'ainsi, à la fin, on connaisse, isolément, l'essence même du beau.

PLATON - Le Banquet  210a – 211c