RETOUR : Cours de J. Morne sur le Phèdre

ANNEXE 3

 

Concernant le Gorgias

 

Eh bien d'après moi, Gorgias, la rhétorique est une activité qui n'a rien à voir avec l'art, mais qui requiert chez ceux qui la pratiquent une âme perspicace, brave, et naturellement habile dans les relations humaines. Une telle activité, pour le dire en un mot, je l'appelle flatterie. La flatterie comporte à mon avis, plusieurs parties, différentes les unes des autres. La cuisine est l'une de ces parties : elle a l'air d'être un art, mais j'ai de bonnes raisons de penser qu'elle n'est pas un art, rien qu'un savoir-faire, une routine. La rhétorique aussi j'en fais une partie de la flatterie, comme l'esthétique, bien sûr, et la sophistique : cela fait quatre parties avec quatre objets distincts. Bon, si Polos veut en savoir plus, il n'a qu'à essayer de s'informer, car je ne lui ai pas encore fait savoir dans quelle partie de la flatterie je dis que se trouve la rhétorique ; en fait il n'a pas compris que je ne lui ai pas encore répondu, et il s'obstine à me demander si je ne pense pas que la rhétorique est belle. Eh bien moi, je ne répondrai pas à ta question, si je crois que la rhétorique est belle ou qu'elle est vilaine, avant de te répondre en te disant d'abord ce qu'elle est ! Autrement ce n'est pas juste Polos. En revanche, si tu tiens à savoir dans quelle partie de la flatterie je dis que se trouve la rhétorique, demande-le moi.

Polos

C'est bon, je vais te le demander. Et toi, réponds : dans quelle partie ?

Socrate

Tu ne vas sans doute pas comprendre ma réponse : en fait, comme je la conçois, la rhétorique est une contrefaçon d'une partie de la politique.

Polos

Quoi ? Que veux-tu dire ? Dans ce cas est-elle belle ou laide ?

Socrate

Laide à mon avis car j'appelle laid tout ce qui est mauvais. Voilà, c'est fait, je dois te répondre comme si tu savais déjà de quoi je parle

Gorgias

Par Zeus, Socrate, même moi je ne comprends pas non plus ce que tu veux dire !

Socrate

C'est normal, Gorgias, je n'ai pas encore dit clairement ce que je pense, mais Polos est un jeune poulain plein de fougue !

Gorgias

Eh bien, ne t'occupe pas de lui, et explique-moi ce que tu veux dire quand tu affirmes que la rhétorique est une contrefaçon d'une partie de la politique.

Socrate

Bien, je vais donc essayer d'expliquer ce qu'est la rhétorique, dans mon idée du moins. Et s'il se trouve que la rhétorique n'est pas ce que je dis, c'est à Polos de me réfuter. Y-a-t-il une chose que tu appelles corps et une autre que tu appelles âme ?

Gorgias

Oui, bien sûr

Socrate

Or, crois-tu qu'il existe une bonne santé du corps et une bonne santé de l'âme ?

Gorgias

Oui, je le crois.

Socrate

Et ne crois-tu pas que cette bonne santé puisse n'être qu'une apparence, sans rien de réel ? Je vais te donner un exemple : il y a bien des gens qui semblent être en bonne santé, et on aurait du ma à comprendre qu'ils sont en fait en très mauvais état si on n'était soi-même médecin ou entraîneur sportif.

Gorgias

C'est vrai.

Socrate

Je soutiens qu'il existe un état du corps et un état de l'âme, qui, au corps et à l'âme, donnent l'air d'être en bonne santé, alors qu'ils n'ont aucune santé.

Gorgias

Cet état existe, oui.

Socrate

Bien, je vais essayer, comme je peux, de te faire voir plus clairement ce que je veux dire. Il y a donc deux genres de choses, et je soutiens qu'il y a deux formes d'arts. L'art qui s'occupe de l'âme, je l'appelle politique. L'art qui s'occupe du corps, je ne suis pas à même, comme cela, de lui trouver un nom, mais j'affirme que tout l'entretien du corps forme une seule réalité, composée de deux parties : la gymnastique et la médecine. Or, dans le domaine de la politique, l'institution des lois correspond à la gymnastique, et la justice à la médecine. Certes, les arts qui appartiennent à l'une et à l'autre de ces réalités, la médecine et la gymnastique d'un côté, la justice et la législation, d'un autre côté, ont quelque chose en commun puisqu'ils portent sur le même objet, mais, malgré tout, ce sont deux genres d'art différents.

Existent donc quatre formes d'art qui ont soin, les unes, du plus grand bien du corps, les autres, du plus grand bien de l'âme. La flatterie l'a vite compris, je veux dire que, sans rien y connaître elle a visé juste : elle-même s'est divisée en quatre réalités, elle s'est glissée subrepticement sous chacune de ces quatre disciplines, et elle a pris le masque de l'art sous lequel elle se trouvait. En fait, elle n'a aucun souci du meilleur état de son objet, et c'est en agitant constamment l'appât du plaisir qu'elle prend au piège la bêtise, qu'elle l'égare, au point de faire croire qu'elle est plus précieuse que tout. Ainsi la cuisine s'est glissée sous la médecine, elle en a pris le masque. Elle fait donc comme si elles savaient quels sont les meilleurs aliments pour le corps. Et s'il fallait que, devant des enfants, ou devant des gens qui n'ont pas plus de raison que des enfants, eût lieu la confrontation d'un médecin et d'un cuisinier afin de savoir lequel, du médecin ou du cuisinier, est compétent pour décider quels aliments sont bienfaisants et  quels autres sont nocifs, le pauvre médecin n'aurait plus qu'à mourir de faim ! Voilà une des choses que j'appelle flatterie, et je déclare qu'elle est bien vilaine, Polos – là c'est à toi que je m'adresse – parce qu'elle vise à l'agréable sans souci du meilleur. Un art ? J'affirme que ce n'en est pas un, rien qu'un savoir-faire, parce que la cuisine ne peut fournir aucune explication rationnelle sur la nature du régime qu'elle administre à tel ou tel patient, elle est donc incapable d'en donner la moindre justification. Moi, je n'appelle pas cela un art, rien qu'une pratique qui agit sans raison. Mais si toi tu conteste ce que je viens de dire, je veux bien que tu le discutes et que tu le justifies.

La cuisine, donc, est la forme de flatterie qui s'est insinuée sous la médecine. Et selon ce même schéma, sous la gymnastique, c'est l'esthétique qui s'est glissée ; l'esthétique, chose malhonnête, trompeuse, vulgaire, servile et qui fait illusion en se servant de talons et de postiches, de fards, d'épilation et de vêtements ! La conséquence de tout cela est qu'on s'affuble d'une beauté d'emprunt et qu'on ne s'occupe plus de la vraie beauté du corps que donne la gymnastique. Bon, pour ne pas être trop long, je veux te parler en m'exprimant à la façon des géomètres – peut-être comme cela pourras-tu suivre. Voici : l'esthétique est à la gymnastique ce que la sophistique est à la législation ; et encore que la cuisine est à la médecine ce que la rhétorique est à la justice.

Platon, Gorgias 463a – 465c.

 

 

La distinction entre l'art et le savoir-faire dans le Gorgias