Annexe 1 : Le bonheur est un concept
indéterminé.
Le concept de bonheur est un
concept si indéterminé, que, malgré le désir qu'a tout homme d'arriver à être
heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que
véritablement il désire et il veut. La raison en est que tous les éléments qui
font partie du concept du bonheur sont dans leur ensemble empiriques,
c'est-à-dire qu'ils doivent être empruntés à l'expérience, et que cependant
pour l'idée du bonheur un tout absolu, un maximum de bien-être dans mon état
présent et dans toute ma condition future est nécessaire. Or il est impossible
qu'un être fini, si perspicace et en même temps si puissant qu'on le suppose,
se fasse un concept déterminé de ce qu'il veut ici véritablement. Veut-il la
richesse ? Que de soucis, que d'envie, que de pièges ne peut-il pas par là
attirer sur sa tête ! Veut-il beaucoup de connaissances et de
lumières ? Peut-être tout cela ne fera-t-il que lui donner un regard plus
pénétrant pour lui représenter d'une manière d'autant plus terrible les maux
qui jusqu'à présent se dérobent encore à sa vue et qui sont pourtant
inévitables, ou bien que charger de plus de besoins encore ses désirs qu'il a
déjà bien assez de peine à satisfaire. Veut-il une longue vie ? Qui lui
répond que ce ne serait pas une longue souffrance ? Veut-il du moins la
santé ? Que de fois l'indisposition du corps a détourné d'excès où aurait
fait tomber une santé parfaite, etc. ! Bref, il est incapable de
déterminer avec une entière certitude d'après quelque principe ce qui le
rendrait véritablement heureux : pour cela il lui faudrait l'omniscience.
On ne peut donc pas agir, pour être heureux, d'après des principes déterminés,
mais seulement d'après des conseils empiriques, qui recommandent, par exemple un
régime sévère, l'économie, la politesse, la réserve, etc., toutes choses qui,
selon les enseignements de l'expérience, contribuent en thèse générale pour la
plus grande part au bien-être. Il suit de là que les impératifs de la prudence,
à parler exactement, ne peuvent commander en rien, c'est-à-dire représenter des
actions d'une manière objective comme pratiquement nécessaires, qu'il faut les tenir plutôt pour des conseils (consilia) que pour des commandements (praecepta) de la raison ; le problème qui consiste à
déterminer de façon sûre et générale quelle action peut favoriser le bonheur
d'un être raisonnable est un problème tout à fait insoluble ; il n'y a
donc pas à cet égard d'impératif qui puisse commander, au sens strict du mot,
de faire ce qui rend heureux, parce que le bonheur est un idéal non de la
raison mais de l'imagination, fondé uniquement sur des principes empiriques,
dont on attendrait vainement qu'ils puissent déterminer une action par laquelle
serait atteinte la totalité d'une série de conséquences en réalité infinie.
E. Kant, Fondements de la
Métaphysique des Mœurs, deuxième section,
traduction V. Delbos, éd. Delagrave, 1969, p. 131-133.