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Cours de Jacqueline Morne sur La Vie heureuse de Sénèque.
Annexe 11


Annexe 11 : Les Stoïciens se sont trompés d'adversaire

 

Parmi tous les anciens moralistes, ce sont les stoïciens surtout qui par leur mot d'ordre, vertu, lequel (en grec comme en latin) désigne le courage et la bravoure, et suppose par conséquent un ennemi, ont fait connaître que pour devenir un homme moralement bon, il ne suffit pas de seulement laisser se développer sans obstacle le germe du bien, inhérent à notre espèce, mais qu'il faut aussi combattre une cause de mal qui se trouve également en nous et qui agit en sens contraire. À ce point de vue, le terme de vertu est un nom superbe et si par ostentation on en mésuse souvent et l'on s'en moque (comme récemment du mot lumières) cela ne saurait lui nuire. Car exhorter au courage, c'est déjà au moins pour moitié l'inspirer ; au contraire, la mentalité paresseuse pusillanime, qui se défie entièrement d'elle-même et attend une aide étrangère (en morale et en religion) détend toutes les forces de l'homme et le rend indigne même de cette aide.

Cependant, ces vaillants hommes méconnurent leur ennemi, qu'on ne doit pas chercher dans les inclinations naturelles simplement disciplinées, qui se présentent à découvert, et sans mystère dans la conscience de chacun ; c'est en effet un ennemi en quelque sorte invisible, qui se cachant derrière la raison, en est d'autant plus redoutable. Ils firent appel à la sagesse contre la sottise qui ne fait autre chose que de se laisser induire en erreur par les inclinations au lieu d'avoir recours à elles contre la malignité (du cœur humain) qui secrètement mine par ses principes corrupteurs de l'âme la disposition morale.

Des inclinations naturelles sont considérées en elle-même bonnes, c'est-à-dire non condamnables et il n'est pas seulement inutile, mais ce serait même nuisible et blâmable de vouloir les extirper ; il faut plutôt les dompter, afin qu'elles ne se détruisent pas les unes par les autres, mais qu'elles puissent être amenées à s'accorder en un tout appelé bonheur. Or, la raison, qui exécute cela, se nomme prudence. Seul ce qui est moralement contraire à la loi, est mauvais en soi, absolument condamnable et doit être extirpé ; la raison qui l'enseigne, et surtout quand elle le met en pratique, mérite seule le nom de Sagesse ; comparé à celle-ci, le vice peut s'appeler aussi sottise ; il faut toutefois que la raison sente en elle-même une force suffisante pour le mépriser (avec toutes ses provocations), et non pas seulement pour le haïr comme un être à redouter, et pour s'armer contre lui.

Donc, lorsque le stoïcien ne considérait la lutte morale de l'homme que comme une lutte contre ses inclinations (en soi innocentes) qui devaient être vaincues comme obstacle à l'accomplissement de son devoir, il ne pouvait, n'admettant pas un principe positif particulier (mauvais en soi) placer la cause de la transgression que dans l'abstention de la lutte contre les inclinations : or, comme cette abstention est elle-même contraire au devoir (une transgression) et non une simple faute naturelle et que la cause également ne doit pas en être cherchée de nouveau dans les inclinations (explication par un cercle), mais seulement dans ce qui détermine la volonté en tant que libre-arbitre (dans le principe intérieur et premier des maximes qui sont d'accord avec les inclinations), on peut facilement comprendre comment des philosophes pour qui un principe d'explication, demeurant éternellement voilé de ténèbres est inopportun bien qu'inévitable, ont pu méconnaître le véritable adversaire du bien qu'ils pensaient pourtant combattre.

 

E. Kant, La Religion dans la limite de la simple raison, traduction J. Gibelin, éd. Vrin, 1952, pp. 81 à 83.