Annexe 5 : Le
plaisir est le commencement et la fin de la vie heureuse
Il faut se rendre compte que
parmi nos désirs les uns sont naturels, les autres vains, et que parmi les
premiers il y en a qui sont nécessaires et d'autres qui sont naturels, seulement.
Parmi les nécessaires il y en a qui le sont pour le bonheur, d'autres pour la
tranquillité continue du corps, d'autres enfin pour la vie même. Une théorie
non erronée de ces désirs sait en effet rapporter toute préférence et toute
aversion à la santé du corps et à la tranquillité de l'âme, puisque c'est la
perfection même de la vie heureuse. Car tous les actes visent à écarter de nous
la souffrance et la peur. Lorsqu'une fois nous y sommes parvenus, la tempête de
l'âme s'apaise, l'être vivant n'ayant plus besoin de s'acheminer vers quelque
chose qui lui manque, ni de chercher autre chose pour parfaire le bien de l'âme
et celui du corps. C'est alors en effet que nous éprouvons le besoin du plaisir
quand, par suite de son absence, nous éprouvons de la douleur ; mais quand
nous ne souffrons pas, nous n'éprouvons plus le besoin du plaisir.
Et c'est pourquoi nous disons que
le plaisir est le commencement et la fin de la vie heureuse. C'est lui en effet
que nous avons reconnu comme bien principal et conforme à notre nature, c'est
de lui que nous partons pour déterminer ce qu'il faut choisir et ce qu'il faut
éviter, et c'est à lui que nous avons finalement recours lorsque nous nous
servons de la sensation comme d'une règle pour apprécier tout bien qui s'offre.
Or, précisément parce que le plaisir est notre bien principal et inné, nous ne
cherchons pas tout plaisir ; il y a des cas où nous passons par-dessus
beaucoup de plaisirs s'il en résulte pour nous de l'ennui. Et nous jugeons beaucoup de douleurs
préférables aux plaisirs, lorsque des souffrances que nous avons endurées
pendant longtemps il résulte pour nous un plaisir plus élevé. Tout plaisir est
ainsi, de par sa nature propre, un bien, mais tout plaisir ne doit pas être
recherché ; pareillement, toute douleur est un mal, mais toute douleur ne
doit pas être évitée à tout prix. En tout cas, il convient de décider de tout
cela en comparant et en examinant attentivement ce qui est utile et ce qui est
nuisible, car nous en usons parfois avec le bien comme s'il était le mal, et
avec le mal comme s'il était le bien.
C'est un grand bien, à notre
sens, de savoir se suffire à soi-même, non pas qu'il faille toujours vivre de
peu, mais afin que, si nous ne possédons pas beaucoup, nous sachions nous
contenter de peu, bien convaincus que ceux-là jouissent le plus de l'opulence
qui ont le même besoin d'elle. Tout ce qui est naturel est aisé à se procurer,
mais tout ce qui est vain est difficile à avoir. Les mets simples nous
procurent autant de plaisir qu'une table somptueuse, si toute souffrance causée
par le besoin est supprimée. Le pain d'orge et l'eau nous causent un plaisir
extrême, si le besoin de les prendre se fait vivement sentir.
L'habitude, par conséquent, de
vivre d'une manière simple et peu coûteuse offre la meilleure garantie d'une
bonne santé ; elle permet à l'homme d'accomplir aisément les obligations
nécessaires à la vie, le rend capable, quand il se trouve de temps en temps
devant une table somptueuse, d'en mieux jouir et le met en état de ne pas
craindre les coups du sort. Quand donc nous disons que le plaisir est notre but
ultime, nous n'entendons pas par là les plaisirs des débauchés ni ceux qui se
rattachent à la jouissance matérielle, ainsi que le disent les gens qui
ignorent notre doctrine, ou qui sont en désaccord avec elle, ou qui
l'interprètent dans un mauvais sens. Le plaisir que nous avons en vue est
caractérisé par l'absence de souffrances corporelles et de troubles de l'âme.
Ce ne sont pas les beuveries et
les orgies continuelles, les jouissances des jeunes garçons et des femmes, les
poissons et les autres mets qu'offre une table luxueuse, qui engendrent une vie
heureuse, mais la raison vigilante, qui cherche minutieusement les motifs de ce
qu'il faut choisir et de ce qu'il faut éviter et qui rejette les vaines
opinions, grâce auxquelles le plus grand trouble s'empare des âmes.
De tout cela la sagesse est le
principe et le plus grand des biens. C'est pourquoi elle est même plus
précieuse que la philosophie, car elle est la source de toutes les autres vertus,
puisqu'elle nous enseigne qu'on ne peut pas être heureux sans être sage,
honnête et juste, ni être sage, honnête et juste sans être heureux. Les vertus,
en effet, ne font qu'un avec la vie heureuse et celle-ci est inséparable
d'elles.
Conçois-tu maintenant que
quelqu'un puisse être supérieur au sage, qui a sur les dieux des opinions
pieuses, qui est toujours sans crainte à la pensée de la mort, qui est arrivé à
comprendre quel est le but de la nature, qui sait pertinemment que le souverain
bien est à notre portée et facile à se procurer et que le mal extrême, ou bien
ne dure pas longtemps, ou bien ne nous cause qu'une peine légère.
Épicure, Lettre à Ménécée, in Épicure et les épicuriens, textes choisis, éd. PUF, coll. SUP, 1971, pp. 131-134.