Annexe 7 :
L'héroïsme du sage
Les Épicuriens avaient admis, il est vrai, pour principe suprême des
mœurs, un principe tout à fait faux, celui du bonheur, et substitué à une loi
une maxime de choix arbitraire d'après le penchant de chacun ; cependant
ils étaient assez conséquents dans
leur conduite pour abaisser leur souverain bien proportionnellement à
l'infériorité de leur principe et pour ne point attendre de bonheur plus grand
que celui que procure la prudence humaine (comprenant aussi la tempérance et la
modération des penchants), bonheur qui, comme on sait, doit être assez
misérable et très différent selon les circonstances, sans même compter les
exceptions que leurs maximes devraient sans cesse admettre et qui les rendent
impropres à faire des lois. Par contre, les Stoïciens avaient parfaitement choisi leur principe pratique
suprême, c'est-à-dire la vertu, comme condition du souverain bien ; mais
en représentant le degré de vertu qui est exigé par sa loi pure, comme pouvant
complètement être atteinte en cette vie, ils avaient non seulement élevé le
pouvoir moral de l'homme, qu'ils
appelaient un sage, au-dessus de
toute les limites de sa nature et admis quelque chose qui est en contradiction
avec toute la connaissance humaine ; mais encore et surtout, ils n'avaient
pas voulu admettre le deuxième élément
du souverain bien, le bonheur, comme un objet particulier de la faculté humaine
de désirer. Ils avaient fait leur sage, comme une divinité, dans la conscience de l'excellence de la
personne, tout à fait indépendant de la nature (par rapport à son contentement)
en le laissant exposé, mais non soumis aux maux de la vie […]. Ils laissent
ainsi réellement de côté le deuxième élément du souverain bien, le bonheur
personnel, en le plaçant simplement dans l'action et le contentement de son
mérite personnel, et, par conséquent en l'enfermant dans la conscience du mode
moral de penser, en quoi ils auraient pu être suffisamment réfutés par la voix
de leur propre nature.
E. Kant, Critique de la Raison
Pratique, trad. F. Picavet, éd. PUF, Bibliothèque de
Philosophie Contemporaine, 1ère partie, Livre II, ch. 2,
III, p. 136.