RETOUR : Cours de J. Morne

 

Cours de Jacqueline Morne sur La Vie heureuse de Sénèque.
Annexe 7


Annexe 7 : L'héroïsme du sage

 

Les Épicuriens avaient admis, il est vrai, pour principe suprême des mœurs, un principe tout à fait faux, celui du bonheur, et substitué à une loi une maxime de choix arbitraire d'après le penchant de chacun ; cependant ils étaient assez conséquents dans leur conduite pour abaisser leur souverain bien proportionnellement à l'infériorité de leur principe et pour ne point attendre de bonheur plus grand que celui que procure la prudence humaine (comprenant aussi la tempérance et la modération des penchants), bonheur qui, comme on sait, doit être assez misérable et très différent selon les circonstances, sans même compter les exceptions que leurs maximes devraient sans cesse admettre et qui les rendent impropres à faire des lois. Par contre, les Stoïciens avaient parfaitement choisi leur principe pratique suprême, c'est-à-dire la vertu, comme condition du souverain bien ; mais en représentant le degré de vertu qui est exigé par sa loi pure, comme pouvant complètement être atteinte en cette vie, ils avaient non seulement élevé le pouvoir moral de l'homme, qu'ils appelaient un sage, au-dessus de toute les limites de sa nature et admis quelque chose qui est en contradiction avec toute la connaissance humaine ; mais encore et surtout, ils n'avaient pas voulu admettre le deuxième élément du souverain bien, le bonheur, comme un objet particulier de la faculté humaine de désirer. Ils avaient fait leur sage, comme une divinité, dans la conscience de l'excellence de la personne, tout à fait indépendant de la nature (par rapport à son contentement) en le laissant exposé, mais non soumis aux maux de la vie […]. Ils laissent ainsi réellement de côté le deuxième élément du souverain bien, le bonheur personnel, en le plaçant simplement dans l'action et le contentement de son mérite personnel, et, par conséquent en l'enfermant dans la conscience du mode moral de penser, en quoi ils auraient pu être suffisamment réfutés par la voix de leur propre nature.

 

E. Kant, Critique de la Raison Pratique, trad. F. Picavet, éd. PUF, Bibliothèque de Philosophie Contemporaine, 1ère partie, Livre II, ch. 2, III, p. 136.