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Cours de Jacqueline Morne sur La Vie heureuse de Sénèque.
Annexe 8


Annexe 8 : Union analytique et union synthétique du bonheur et de la vertu

 

Deux déterminations nécessairement unies dans un concept doivent être enchaînées comme principe et conséquence ; et cela de façon à ce que cette unité soit considérée ou comme analytique (connexion logique) d'après la loi de l'identité, ou comme synthétique (liaison réelle) d'après la loi de la causalité. La connexion de la vertu et du bonheur peut donc être comprise de deux manières différentes : ou l'effort pour être vertueux et la recherche rationnelle du bonheur ne seraient pas deux actions distinctes, mais complètement identiques, et alors il n'y aurait besoin, pour servir de principe à la première, d'aucune maxime autre que celles qui servent de principe à la seconde ; ou bien cette connexion est supposée par ce fait que la vertu produit le bonheur comme quelque chose de tout à fait distinct de la conscience de la vertu, à la manière dont la cause produit un effet.

Parmi les anciennes écoles grecques, il n'y en a à proprement parler que deux qui ont suivi, dans la détermination du concept du souverain bien, une même méthode, en tant qu'elles n'ont pas admis la vertu et le bonheur comme deux éléments différents du souverain bien, qu'elles ont par conséquent cherché l'unité du principe, suivant la règle de l'identité ; mais, sur ce point, elles se sont séparées à leur tour en choisissant différemment leur concept fondamental. L'Épicurien disait : avoir conscience de sa maxime conduit au bonheur, c'est là la vertu ; le Stoïcien : avoir conscience de la vertu, voilà le bonheur. Pour le premier la prudence équivalait à la moralité ; pour le second, qui choisissait une plus haute dénomination pour la vertu, la moralité était seule la sagesse véritable.

Il faut regretter que la pénétration de ces hommes (que l'on doit cependant en même temps admirer parce qu'ils ont tenté dans des temps si reculés toutes les voies imaginables pour des conquêtes philosophiques) ait été malheureusement employée à rechercher de l'identité entre des concepts extrêmement différents, celui du bonheur et celui de la vertu.

[…] Les deux écoles, cherchant à simuler l'identité des principes pratiques de la vertu et du bonheur, n'étaient pas pour cela d'accord sur la manière dont elles voulaient produire cette identité, mais elles se séparaient infiniment l'une de l'autre : l'une plaçait son principe du côté des sens, l'autre du côté logique, l'une le plaçait dans la conscience du besoin sensible, l'autre dans l'indépendance de la raison pratique à l'égard de tout principe sensible de détermination. Le concept de la vertu était déjà, d'après l'épicurien, dans la maxime qui recommande de travailler à son propre bonheur ; le sentiment du bonheur étant au contraire, d'après le stoïcien, déjà contenu dans la conscience de sa vertu. Mais ce qui est contenu dans un autre concept est, à vrai dire, identique avec une partie du contenant, mais non identique au tout, et les deux touts peuvent en outre être spécifiquement différents l'un de l'autre, quoiqu'ils soient formés de la même matière ; si les parties sont dans l'un et dans l'autre réunies en un tout d'une façon tout à fait différente. Le stoïcien soutenait que la vertu est tout le souverain bien et que le bonheur n'est que la conscience de la possession de la vertu, en tant qu'appartenant à l'état du sujet. L'épicurien soutenait que le bonheur est tout le souverain bien et que la vertu n'est que la forme de la maxime à suivre pour l'acquérir, c'est-à-dire qu'elle ne consiste que dans l'emploi rationnel des moyens de l'obtenir.

 

E. Kant, Critique de la raison pratique, trad. François Picavet, éd. PUF, 1960, 1ère partie, Livre 2, pp. 120-121