Annexe 9 :
Bonheur et raison
Nous remarquons que plus une
raison cultivée s'occupe de poursuivre la jouissance de la vie et du bonheur, plus
l'homme s'éloigne du vrai contentement. Voilà pourquoi chez beaucoup, et chez
ceux-là même qui ont fait de l'usage de la raison la plus grande expérience, il
se produit, pourvu qu'ils soient assez sincères pour l'avouer, un certain degré
de misologie c'est-à-dire de haine de la
raison. En effet, après avoir fait le compte de tous les avantages qu'ils
retirent, je ne dis pas de la découverte de tous les arts qui constituent le
luxe ordinaire, mais même des sciences (qui finissent à leur apparaître aussi
comme un luxe de l'entendement), toujours est-il qu'ils trouvent qu'en réalité
ils se sont imposé plus de peine qu'ils n'ont recueilli de bonheur ; aussi
à l'égard de cette catégorie plus commune d'hommes qui se laissent conduire de
plus près par le simple instinct naturel et qui n'accordent à leur raison que
peu d'influence sur leur conduite, en éprouvent-ils finalement plus d'envie que
de dédain. Et en ce sens il faut reconnaître que le jugement de ceux qui
limitent fort et même réduisent à rien les pompeuses glorifications des
avantages que la raison devrait nous procurer relativement au bonheur et au
contentement de la vie, n'est en aucune façon le fait d'une humeur chagrine ou
d'un manque de reconnaissance envers la bonté du gouvernement du monde, mais
qu'au fond de ces jugements gît secrètement l'idée que la fin de leur existence
est toute différente et beaucoup plus noble, que c'est à cette fin, non au
bonheur, que la raison est spécialement destinée, que c'est à elle en
conséquence, comme à la condition suprême que les vues particulières de l'homme
doivent le plus souvent se subordonner.
E. Kant, Fondements de la Métaphysique
des Mœurs, trad. V. Delbos, éd. Delagrave
1959, 1ère section, p. 92