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Étude littéraire de François-Marie Mourad sur un passage des Tragiques d'Agrippa d'Aubigné.

Mis en ligne le 3 octobre 2005.

© : François-Marie Mourad.

François-Marie Mourad, professeur agrégé des Lettres, docteur en Littérature et civilisation françaises, est Professeur de Chaire Supérieure en Khâgne au Lycée Montaigne de Bordeaux.
Il est auteur de Zola critique littéraire (Champion, 2003) et de nombreux articles sur le naturalisme et membre de l'équipe Zola de l'ITEM/CNRS.



Agrippa d'Aubigné,
Les Tragiques (publ. 1616),
I, « Misères », v. 372 à 424.

[…]

J'ai vu le reître noir foudroyer au travers

Les masures de France, et comme une tempête,

Emporter ce qu'il peut, ravager tout le reste ;

Cet amas affamé nous fit à Montmoreau

Voir la nouvelle horreur d'un spectacle nouveau.

Nous vînmes sur leurs pas, une troupe lassée

Que la terre portait, de nos pas harassée.

Là de mille maisons on ne trouva que feux,

Que charognes, que morts ou visages affreux.

La faim va devant moi, force est que je la suive.

J'ouïs d'un gosier mourant une voix demi-vive :

Le cri me sert de guide, et fait voir à l'instant

D'un homme demi-mort le chef se débattant,

Qui sur le seuil d'un huis dissipait sa cervelle.

Ce demi-vif la mort à son secours appelle

De sa mourante voix, cet esprit demi-mort

Disait en son patois (langue de Périgord) :

« Si vous êtes Français, Français, je vous adjure,

Donnez secours de mort, c'est l'aide la plus sûre

Que j'espère de vous, le moyen de guérir ;

Faites-moi d'un bon coup et promptement mourir.

Les reîtres m'ont tué par faute de viande,

Ne pouvant ni fournir ni ouïr leur demande ;

D'un coup de coutelas l'un d'eux m'a emporté

Ce bras que vous voyez près du lit à côté ;

J'ai au travers du corps deux balles de pistole. »

Il suivit, en coupant d'un grand vent sa parole :

« C'est peu de cas encor et de pitié de nous ;

Ma femme en quelque lieu grosse est morte de coups.

Il y a quatre jours qu'ayant été en fuite

Chassés à minuit, sans qu'il nous fût licite

De sauver nos enfants liés en leurs berceaux,

Leurs cris nous appelaient, et entre ces bourreaux

Pensant les secourir nous perdîmes la vie.

Hélas ! si vous avez encore quelque envie

De voir plus de malheur, vous verrez là-dedans

Le massacre piteux de nos petits enfants. »

J'entre, et n'en trouve qu'un, qui lié dans sa couche

Avait les yeux flétris, qui de sa pâle bouche

Poussait et retirait cet esprit languissant

Qui, à regret son corps par la faim délaissant,

Avait lassé sa voix bramant après sa vie.

Voici après entrer l'horrible anatomie

De la mère asséchée ; elle avait de dehors

Sur ses reins dissipés traîné, roulé son corps,

Jambes et bras rompus, une amour maternelle

L'émouvant pour autrui beaucoup plus que pour elle.

À tant elle approcha sa tête du berceau,

La releva dessus ; il ne sortait plus d'eau

De ses yeux consumés ; de ses plaies mortelles

Le sang mouillait l'enfant ; point de lait aux mamelles,

Mais des peaux sans humeur : ce corps séché, retrait,

De la France qui meurt fut un autre portrait.

Étude du texte

S'il n'avait pas été redécouvert à l'époque romantique par Sainte-Beuve[1], il semble qu'Agrippa d'Aubigné aurait manqué à ce XVIe siècle profond, pathétique et haut en couleurs que nous avons aujourd'hui parfois du mal à retrouver derrière les classements fades et normalisateurs de l'histoire littéraire[2]. Rappelons cette solennelle et flatteuse intronisation : « Nous avons dit que Régnier n'était point un Juvénal ; il y en eut pourtant un au XVIe siècle, âpre, austère, inexorable, hérissé d'hyperboles, étincelant de beautés, rachetant une rudesse grossière par une sublime énergie, esprit vigoureux, admirable caractère, grand citoyen : tel fut Théodore Agrippa d'Aubigné, gentilhomme huguenot. Si jamais l'on pouvait en idée personnifier un siècle dans un individu, D'Aubigné serait, à lui seul, le type vivant, l'image abrégée du sien. » Même nuancé des habituelles réticences du critique envers toute forme d'excès, l'éloge est suffisamment vibrant pour témoigner d'un effet de lecture avéré et durable, comme on peut s'en rendre compte aujourd'hui en face d'un texte extrait du début des Tragiques, effectivement œuvre somme où se reflète une sorte de XVIe siècle intégral, à la fois période historique terriblement heurtée et efflorescence splendide du génie poétique national. L'œuvre d'Agrippa d'Aubigné, qui fut aussi bon général que grand poète épique, est faite de cette tension entre l'expérience vécue et sa transposition littéraire.

Le texte choisi, situé au début (vers 372-424) du premier chant des Tragiques[3], Misères, est d'ailleurs un bon exemple de l'inquiétante energeia créatrice qui parvient à se mouler dans les procédés d'écriture les plus « classiques » de cet émule de Ronsard, lui-même auteur, rappelons-le, d'un Discours des misères de ce temps adressé à la reine Catherine de Médicis à l'occasion des troubles et des premiers massacres de religion dont le signal fut donné en 1560. Mais Agrippa d'Aubigné, qui a effectivement vu de près les horreurs de la guerre et qui portait trace dans sa chair des violences des combats, réussit à faire entendre une voix inédite. L'intensité de cette relation de la douleur martyre, à mettre en rapport avec le choix d'un « style bas et tragique, n'excédant que fort peu les lois de la narration », est ici particulièrement remarquable. Elle renvoie à la vocation du premier livre : dresser le « tableau piteux du Royaume en général[4] ». Mais, même si elle est rédigée entre 1577 et 1579 et qu'elle renvoie à la réalité de la cinquième guerre de religion, cette scène macabre d'agonies extatiques acquiert par son dépouillement et sa mise en scène une puissance symbolique quasi intemporelle.

Le narrateur (puisque formellement il s'agit d'un récit) fait état d'une rencontre doublée d'un spectacle atroce. Le tout a la valeur d'un exemplum et illustre les misères d'un pays en proie à la désolation et à la souffrance. Il faut donc s'attendre à un agencement précis, efficace, de l'épisode, celui d'une véritable mise en scène, cinématographique avant la lettre. Les cinq premiers vers combinent l'expérience générale (vers 1 à 3) et la mise en place de l'anecdote illustrative (transition des vers 4 et 5). Les circonstances du souvenir sont précisées du vers 6 au vers 17, en un récit détaillé qui multiplie les procédés d'actualisation. Une première restriction de champ est effectuée au profit du discours direct d'un mourant auquel le narrateur délègue la relation d'un atroce événement auquel il n'a pas assisté mais qui est authentifié par l'agonie du narrateur-relais (vers 18-37). La structure d'enchâssement se complique avec le déplacement du narrateur et le tableau d'une mère morte et de son enfant, composition à la Jacques Callot, d'une saisissante atrocité (vers 38-52). Le dernier vers allégorise la scène, en fixe le cadre et fait aboutir, avec sa fonction de cartouche, l'intention symbolique qu'engageait le travail de mémoire des premiers vers.

 

Au début de ce passage, on doit d'autant plus s'interroger sur le « je » qui prend en charge le discours qu'il n'apparaît que très discrètement. La fonction testimoniale est avérée dans « J'ai vu » (vers 1) et « J'ouïs » (vers 11) ), deux occurrences qui suffisent à embrayer le récit. Et encore le premier je, associé au passé composé du verbe voir, est-il gagné par la valeur qu'engage ce substitut du passé simple, celle d'une singularité encore palpable dans le présent, solennisée en quelque sorte, arrachée à l'anecdote par l'inscription dans le moment de l'énonciation[5]. « J'entre », au vers 38 est un opérateur de mouvement, utilisé pour déplacer le regard du spectateur vers un nouveau spectacle. Le narrateur n'agit pas, il se contente d'être là, d'assumer par cette incroyable patience, une fonction de truchement, et son effacement autorise l'investissement du lecteur. À notre tour, nous voyons, d'autant mieux que l'observateur immédiatement concerné disparaît derrière le reportage, le rapporté. Il n'en a pas moins fixé précisément le sens, d'abord par ses indications du début de l'ouvrage, mais, même ici, dans les trois premiers vers, par l'amplification épique. Il est un grand témoin, une sorte d'Homère qui aurait connu les batailles qu'il raconte : le premier « je » est à la seconde puissance, ce n'est pas la muse qui délègue ses pouvoirs, c'est bien lui, locuteur, qui s'exhausse jusqu'à cette position solennelle et en surplomb qui confine au mythe, bien au-delà de la simple chronique. Une certaine impassibilité convient à cette charge ou, plus précisément, une sorte d'objectivité presque glaciale émane des expériences les plus extrêmes ; ce serait alors le mode narratif tétanisé de la résilience littéraire. Au XXe siècle nous retrouverons cette objectivité hallucinée dans les récits de la Shoah, dans lesquels, par une sorte de distance bien compréhensible, faite de pudeur absolue et renvoyant à une pulsion éthique, le rescapé, revenu d'entre les morts, s'efface derrière le témoignage. Ces récits appartiennent de plein droit à la littérature, si l'on entend par ce mot le précipité formel d'une expérience digne d'entrer dans la mémoire collective. Et la stylisation varie selon les époques ; l'usage de l'alexandrin, par exemple, était évidemment plus « naturel » au XVIe siècle ; de même que cette solennité épique que nous évoquions pour caractériser l'entrée en récit : elle est dans le choix des mots et des tournures, le dispositif syntaxique, le rythme. Au vers 1, le singulier généralise et grandit l'ennemi, fait de lui une puissance maléfique, que la couleur noire, même si elle renvoie à la réalité historique[6], rend encore plus irrémédiablement nocturne et satanique. Dans un même processus de naturalisation du mal (qui relativise forcément la défaite, puisque les hommes, de leur bon côté, ne se battent pas à armes égales contre une puissance démoniaque), la soudaineté et la violence de l'éclair sont bien figurés par la distribution de l'infinitive à travers le premier hémistiche, selon une idée réitérée par la locution au travers qui prolonge l'impact sur le premier hémistiche du vers 2 par le phénomène du rejet, particulièrement bienvenu ici, d'autant que les « masures de France » étalaient une tranquille euphonie. La rupture provoquée par le mot « foudroyer », qui signifie faire éclater la foudre, intervient comme un fiat arbitraire, incompréhensible et gratuit, « comme une tempête », c'est-à-dire à la fois imprévisible et sans justification humaine. La guerre n'est pas la conséquence des désaccords religieux ou la « poursuite de la politique par d'autres moyens », elle est une catastrophe, un cataclysme brutal, et l'habileté d'Agrippa d'Aubigné, pourtant familier de ses effets, est de l'assimiler à un « ravage » (vers 3), c'est-à-dire d'en gommer toute rationalité pour n'en retenir que la violence brute, propre à indigner le lecteur en le dispensant de s'interroger sur le tort et le droit, et ainsi d'avoir quelque idée claire du « grand débat dont furent faictes grosses guerres », comme dit Rabelais en tête du chapitre XXIII de Gargantua. Un peu comme dans le livre de Maistre François, il est procédé à une distorsion spatiale qui élargit le lieu d'une bataille ou d'une campagne précise à la France, allégorisée et symbolisée dans ses « masures », c'est-à-dire ces maisons anciennes où l'on « demeure » : le mot, du latin populaire masura, mansura, est un dérivé de mansum, supin de manere ; il est de vieille souche, si l'on peut dire. Son évolution sémantique conduit à une ambiguïté intéressante puisqu'il connote aussi la fragilité et désigne une habitation qui menace ruine. Comment ne pas évoquer, au vu de l'isolement du premier hémistiche du vers 2 et pour conclure sur ce premier mouvement, le pathétique que provoque inéluctablement l'ensemble du dispositif syntaxique, rhétorique et rythmique mis en place dans les trois premiers vers ?

Les deux vers suivants, un peu détachés de la séquence initiale par leur autonomie syntaxique et la ponctuation, introduisent rapidement l'épisode. Ils n'ont pas qu'une valeur technique de transition et d'ancrage réaliste. Montmoreau est, il est vrai, un chef-lieu de canton de l'arrondissement de Barbezieux (encore aujourd'hui) et c'est pendant la troisième guerre civile, au retour d'une expédition dans le Fronsadais (été 1569), que d'Aubigné fut témoin du spectacle qu'il décrit ici. Mais le registre pathétique, ouvert par les considérations qui précèdent, est maintenu par des effets de style d'une certaine ostentation : allitérations et assonances du vers 4 (la sifflante f, associée en première instance à la voyelle de la plainte, figure une sorte de pérégrination contrainte et douloureuse) et construction chiasmatique du vers 5, qui préfigure dramatiquement la surenchère dans l'« horreur » et assure la visibilité de l'à venir (insistance du « voir » en position initiale, associé au « spectacle », ce deuxième mot assurant une sorte d'amplification que l'horreur interdit néanmoins de voir comme un tableau ou une mise en scène esthétiques). Mais la limite est fragile, entre la mise en scène et la mise en perspective.

Le mouvement suivant, qui établit les circonstances précises de la découverte, est le récit. Par son réalisme et ses procédés d'actualisation, il transporte le lecteur, peut-être impatient, dans l'histoire annoncée. Il se déploie en deux temps : un tableau général de désolation (vers 6 à 10) et la découverte du mourant (vers 11 à 17). On remarquera le parti pris du narrateur de ne plus céder à la tentation du symbole, mais au contraire d'opter pour une exactitude littérale, au plus près du souvenir, pour attester de la crédibilité de l'aventure : fatigue réelle de la troupe (« lassée », « harassée ») commandée par des officiers lucides, « maisons » détruites (et non plus masures), incendies ponctuels, dépouilles animales et cadavres humains. Les mobiles du déplacement sont conformes à ce que nous savons de la vie d'un corps de troupe, elles relèvent de l'intendance : il faut marcher sans cesse, soit pour suivre l'ennemi ou parce qu'on est poursuivi par lui, et chercher à manger. Cette vie quotidienne du soldat sera de nouveau rappelée par Céline au début de Voyage au bout de la nuit. Le refus de la transfiguration est évident avec Agrippa d'Aubigné, mais la déshumanisation et la cruauté ne vont pas jusqu'à l'absurdité, comme ce sera le cas dans ces récits totalement désabusés qui ont commenté la guerre de 1914 et définitivement discrédité la littérature héroïque et guerrière. Le sens du vers 10, par exemple, est de justifier la réalité de la guerre, et l'émotion affleure au vers 9, dans le prédicat « affreux » mis en relief. La guerre est humaine, et il y a une limite, passée par l'ennemi, qui blesse l'honnête conscience du narrateur : il se refuse ici à perdre sa qualité d'homme, il est accessible à la honte et à l'effroi. Il n'est pas, comme ces soldats et plus encore ces officiers décrits plus tard par Céline, réduits à l'état d'automates, conditionnés par le devoir ou décomposés par la peur. La preuve en est dans la capacité à réagir à la plainte, l'envie encore de porter éventuellement secours à un blessé, malgré la faim, la fatigue et le désespoir.

On notera l'apparition progressive et comme fastidieuse du mourant : ce mot et les dérivés de la même famille sont réitérés à l'envi, dans une sorte d'omniprésence obsessionnelle. Il est question, pour le narrateur, d'affecter à cette représentation de la presque mort, de la mort déjà là, la plus grande intensité possible. La solution adoptée est la parcellisation descriptive, et une étonnante série de variations, au sens presque musical, d'un même thème. Prenons le vers 11 : qu'est-ce qu'« une voix demi-vive » sortant d'un « gosier mourant », sinon la périphrase très euphémistique du gémissement, pourtant désigné comme un « cri » au vers suivant ! Aux vers 13 et 14, l'atteinte corporelle est extrême, ce qui n'empêche guère cet assez solide agonisant, même de sa « mourante voix », de dire très correctement un récit tout prêt à l'organisation rhétorique des plus soignées. On pourrait aujourd'hui se gausser de ce triomphe de la rhétorique et de cet excès de procédés stylistiques qui nous semblent contrarier l'exigence de vérité, dont nous avons fait par ailleurs une sorte de critère absolu dans la démarche de restitution des expériences vécues. La première réponse à ce possible étonnement consiste à signaler son anachronisme. N'oublions jamais qu'un texte du XVIe siècle est toujours un exercice de lettré, avec ses réquisits poétiques (génériques, scripturaux, stylistiques…) et son « horizon d'attente ». La lecture n'est pas encore un phénomène de masse, la conception du « naturel » n'implique pas la quête du plus grand dénuement stylistique et l'on ne connaît guère d'écriture brute, sauf (et encore !) dans un anti-genre comme celui de l'essai sous la plume d'un anticonformiste absolu comme Montaigne, qui, rappelons-le, prétendait écrire pour ses parents et amis, d'où une « façon simple, naturelle et ordinaire », sans apprêt ni artifice, inédite. La distance d'avec la littérature n'était pas annoncée seulement par ironie. Agrippa d'Aubigné est grand poète, admirateur de Ronsard et de la Pléiade. Noblesse oblige, ce grand militaire est aussi un grand seigneur des lettres. Une deuxième réponse consiste à signaler le caractère littéraire persistant des récits de l'extrême, leur littérarité[7]. S'il est plus loisible aux hommes du XXe siècle d'inventer des formes nouvelles, c'est parce que la modernité a coïncidé avec une contestation des modèles séculaires, qui ont persisté, volens nolens, jusqu'au XIXe siècle. Il n'en reste pas moins que les récits de Primo Lévi, de Robert Antelme, de Jorge Semprun ou d'Imre Kertész sont des œuvres littéraires tout aussi sophistiquées que celle d'Agrippa d'Aubigné, même si leur art est de cacher l'art. Comme le fait remarquer Yves Stalloni, « la mise en forme littéraire, loin de trahir le document, a le pouvoir d'en accroître la force. La recomposition poétique du monde est souvent plus vraie qu'un cliché fidèle dépourvu d'émotion ». Et Jorge Semprun d'affirmer que « seul l'artifice d'un récit maîtrisé parviendra à transmettre partiellement la vérité du témoignage[8] ».

Ce témoignage, Agrippa d'Aubigné a voulu qu'il fût énoncé au discours direct et que désormais, du vers 18 au vers 35 — dans un mouvement qui fasse coïncider la progression dramatique avec l'ampleur rhétorique — le lecteur l'entende, qu'il devienne à son tour un témoin direct, qu'il participe et constate tout d'abord l'héroïsme de la victime. La première tirade, du vers 18 au vers 26, est le portrait indirect d'un innocent absolu, appelant au sacrifice de sa chair : son discours conjoint, dans une économie supérieure, la netteté de la supplique à la précision du récit. Il n'y a aucun mot en trop et la rythmique des vers 18 à 21 est impeccable : exorde patriotique, appel à l'honneur, par la mise en vedette du mot « Français », repris à l'hémistiche, harmonie des alexandrins suivants pour lisser la démarche argumentative : la mort est bien un geste de charité dû à un homme qui en manifeste l'évident besoin. Pour soutenir cette demande directe et immédiate (parcourue d'impératifs), pour en justifier l'urgence et le caractère ex abrupto, le récit intervient ensuite, en second lieu (au sens topique, argumentatif), comme une justification non nécessaire mais utile. Il a une valeur explicative. L'aspect accompli du passé composé (vers 22 et 24) est utile pour mettre à l'aise celui à qui l'on demande de confirmer par son geste une mort déjà provoquée par ceux qui cumulent sur eux toute la sauvagerie et l'inhumanité, « les reîtres », alors en quête de vivres et détruisant tout sur leur passage, comme en avait prévenu le vers 3. La suite est précise comme un diagnostic médical ou un procès-verbal, la victime est son propre légiste. Le caractère irrémédiable de la situation est ainsi mieux souligné par cette objectivité de la victime, qui ne peut évidemment guère nourrir d'espoir pour sa survie. L'efficacité du procédé tient aussi à ce que toute la douleur et l'émotion sont projetées en dehors du texte en quelque sorte et réservées au lecteur, qui n'en peut mais. La suite confirme cette hypothèse par la systématicité du procédé et le crescendo dans l'évocation. Si l'on s'émeut de trop maintenant, que nous restera-t-il ensuite, à l'évocation de la deuxième partie du récit, c'est-à-dire le drame de la famille complète. « C'est peu de cas encor », dit le personnage, et l'on ne peut se retenir, devant cette réplique qui ménage habilement le suspens, d'un mouvement de curiosité mêlé d'un début d'effroi. Toujours avec la même efficace rhétorique, le dénouement est posé, au vers 29 : l'information est complète, chaque mot importe, tout semble dit : lieu, temps, personnage, histoire… Cette hyperconcentration laisse encore le lecteur sous le choc, comme si cette « grosseur » de la femme était métaphorique d'une surcharge simultanément informationnelle et émotionnelle. C'en est décidément trop de ce « peu de cas encor » ! L'euphémisation expressive renvoie à l'insoutenable, au trop plein de l'indignation personnelle. Et pourtant le texte semble pouvoir presque indéfiniment surenchérir dans l'horreur spectaculaire. Voici d'abord le récit circonstancié du « massacre piteux » (pitoyable) des « petits enfants », qui culmine au vers 37 dans un énoncé présentatif à valeur de cartouche : composé selon une harmonie très savante, conjoignant des chiasmes phoniques et sémantiques dans une structure réglée, euphonique et rythmique. Le retour à la première personne, au vers 38, au sein d'une séquence verbale brève, isolée, contrastive et semelfactive, dramatise l'ultime spectacle, qui se déploiera à nouveau en deux temps. C'est toujours le fusil à deux coups de la représentation de l'horrible : d'abord l'enfant mort (vers 38-42), dont l'expression phonique dominante d'assonances en [u] et de nasales plaintives figure le thrène. L'enfant est déjà un cadavre doté, si l'on peut dire, de tous ses attributs : il est dans le cercueil de sa « couche » et porte un masque mortuaire. Le vocero des vers 39 à 42 redonne sa dignité à une agonie dont le narrateur n'a pourtant pas été le témoin. C'est ensuite le tableau, au sens pictural, de « la mère asséchée ». La description redonne corps à ce qui est vidé de chair mais non de signification. Les mots ont certes la brutalité de l'autopsie et de la reconstitution vériste : anatomie signifie squelette et « s'émouvoir » indique un déplacement dans l'espace. Mais le récit est encore aménagé de façon savante et suivie, comme l'indique l'embrayeur « voici » au vers 43, les indicateurs topographiques, l'alternance des temps verbaux (d'une grande variété) et le rythme même de cette description, tous éléments qui exaltent le paradoxe qui nous semble régir l'évocation, celui de la plus grande sincérité obtenue par l'art le plus consommé. La mater dolorosa est saisie dans une posture d'un fini improbable, courbée sur un berceau, avec les traits tirés de la douleur extatique du martyre. Le rapprochement avec l'art du Grünewald du retable d'Issenheim[9] s'impose, dans la vision qu'en donnera plus tard Joris-Karl Huysmans dans son roman Là-Bas : « Au-dessus de ce cadavre en éruption, la tête apparaissait, tumultueuse et énorme ; cerclé d'une couronne désordonnée d'épines, elle pendait, exténuée, entrouvrait à peine un œil hâve où frissonnait encore un regard de douleur et d'effroi ; la face était montueuse, le front démantelé, les joues taries ; tous les traits renversés pleuraient, tandis que la bouche descellée riait avec sa mâchoire contractée par des secousses tétaniques, atroces. […] Le supplice avait été épouvantable, l'agonie avait terrifié l'allégresse des bourreaux en fuite[10]. » C'est le même « surnaturalisme mystique » qui se lit dans le « portrait » de cette douleur asséchée et immortalisée par Agrippa d'Aubigné, et le processus de symbolisation est assuré par cette transsubstantiation littéraire qui ôte le sang et les humeurs des personnages autrefois vivants pour assurer leur salut, leur pérennité, et la résurrection possible de la France crucifiée.

 

On aurait pu penser, au moment où l'on commémore avec émotion Auschwitz, que l'horreur de notre passé proche aurait comme recouvert les drames plus anciens, recensés pour mémoire dans les livres d'histoire ou esthétisés par les livres et les tableaux. Il n'en est rien. Notre sensibilité est peut-être définitivement en éveil au contraire et désormais incapable d'accepter la « banalité du mal » et de la souffrance. Un texte comme les Tragiques d'Agrippa d'Aubigné est une étrange borne dans le gigantesque martyrium de la condition humaine. Et l'expression finie d'un drame infini, la préfiguration intelligible d'une histoire absurde. Encore l'auteur du XVIe siècle avait-il la foi ! Oserions-nous encore, à l'orée d'un XXIe siècle déjà bourrelé de massacres et de remises en question collectives d'ampleur inédite, croire en quelque possible résolution de l'horreur, dans un hypothétique au-delà ou un nébuleux à-venir. Seul l'art, remarquons-le, supporte sans faillir le calvaire du dire. C'est une solution sans résolution : témoigner, représenter, alerter, inlassablement, pathétiquement, puissamment, mais sans autre espoir que celui de continuer à le faire : le seul savoir et le seul pouvoir qui demeurent.

François-Marie Mourad



[1] Dans son Tableau historique et critique de la poésie française et du théâtre français au XVIe siècle, Sautelet, 1828. On trouvera une partie de l'article sur d'Aubigné dans une anthologie récente des textes de Sainte-Beuve, intitulée (par l'éditeur Michel Brix) Panorama de la littérature française de Marguerite de Navarre aux frères Goncourt, Le Livre de Poche, coll. La Pochothèque, 2004, p. 379-386.

[2] Nous mettons à part la présentation qu'en fait Jean Delumeau dans La Civilisation de la Renaissance (Arthaud, 1984) : les hommes de ce temps sont animés d'« aspirations divergentes » ; on constate chez eux « une difficile cohabitation de la volonté de puissance et d'une science encore balbutiante, du désir de beauté et d'un appétit malsain de l'horrible, un mélange de simplicité et de complications, de pureté et de sensualité, de charité et de haine ».

[3] Il y en a sept : Misères, Princes, La Chambre dorée, Les Feux, Les Fers, Vengeances et Jugement, « dans lesquelles le poète passe successivement en revue les malheurs du temps, les débordements de la cour, les lâchetés du Parlement, les supplices par le feu, les massacres par le fer exercés contre les fidèles, enfin les vengeances célestes et les jugements du Très-Haut sur les persécuteurs » (Sainte-Beuve). Pour une présentation complète des Tragiques et une saisie correcte de l'importance littéraire de l'auteur, voir les travaux de Frank Lestringant, notamment son étude parue aux P.U.F. en 1986 (collection Études littéraires). On peut renvoyer aussi à la centaine de pages consacrée à Agrippa d'Aubigné par Henri Weber, dans La Création poétique au XVIe siècle en France, de Maurice Scève à Agrippa d'Aubigné, Nizet, 1956, p. 601-733 (remarquable étude stylistique).

[4] Prologue « Aux lecteurs », édition A. Plattard, Société des Textes Français Modernes (STFM), 1990, p. 9 (notre édition de référence).

[5] Le passé composé, lorsqu'il entre en concurrence avec le passé simple, indique qu'un lien avec le présent est maintenu par l'énonciateur. Cette « proximité psychologique » ouvre à plusieurs effets possibles. En tout cas, comme l'indique Benveniste dans ses Problèmes de linguistique générale, le passé composé « établit un lien vivant entre l'événement passé et le présent où son évocation trouve place. C'est le temps de celui qui relate en témoin, en participant ; c'est donc aussi le temps que choisira celui qui veut faire retentir jusqu'à nous l'événement rapporté et le rattacher à notre présent ». Cette analyse générale trouve ici pleinement sa confirmation.

[6] Les reîtres, cavaliers recrutés en Allemagne, étaient vêtus d'un long manteau noir. Dans Fers, Agrippa d'Aubigné dit au v. 365 : « Les reistres couverts de noir et de fureur ».

[7] Voir Yves Stalloni, « De l'horreur à la littérature », in Le Magazine littéraire : La Littérature et les camps, n° 438, janvier 2005.

[8] L'Écriture ou la vie, Folio, p. 26.

[9] Le sommet de l'œuvre de Grünewald est représenté par le célèbre retable d'Issenheim (musée Unterlinden, Colmar). La date exacte d'exécution n'est pas établie, mais il semble qu'elle se place entre 1512 et 1516. Le polyptyque est une illustration des activités des Antonins qui se consacraient aux soins des malades, et particulièrement des pestiférés. Le retable comporte de chaque côté deux panneaux mobiles superposés qui se referment sur un reliquaire de bois sculpté. À l'origine, il était surmonté de sculptures. Les quatre volets sont peints sur les deux faces. Sur la prédelle, on voit La Lamentation, et sur les panneaux fermés, La Crucifixion et saint Antoine et saint Sébastien, les saints patrons du couvent dont ils soutiennent la lourde tâche : soigner et guérir les pestiférés. La Lamentation représente les fidèles et les malades délivrés de leurs souffrances par le Christ. La Crucifixion est concentrée sur le corps du Christ, légèrement déporté vers la droite du tableau ; saint Jean-Baptiste montre d'un geste devenu célèbre le corps brisé, livide, qui pend à la croix, couvert de blessures purulentes. Marie, soutenue par saint Jean l'Évangéliste, et Marie-Madeleine se tournent vers lui en l'implorant.

[10] J.-K. Huysmans, Là-Bas, éd. Cogny, GF Flammarion, 1978 [1891], p. 38.


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