Mis en ligne le 3 octobre 2005.
© : François-Marie Mourad.
François-Marie Mourad, professeur agrégé des Lettres, docteur en Littérature et civilisation françaises, est Professeur de Chaire Supérieure en
Khâgne au Lycée Montaigne de Bordeaux.
Il est auteur de Zola critique littéraire (Champion, 2003) et de nombreux articles sur le naturalisme et membre de l'équipe Zola de l'ITEM/CNRS.
Agrippa d'Aubigné,
Les Tragiques (publ. 1616),
I,
« Misères », v. 372 à 424.
[…]
J'ai vu le reître
noir foudroyer au travers
Les masures de
France, et comme une tempête,
Emporter ce qu'il
peut, ravager tout le reste ;
Cet amas affamé nous
fit à Montmoreau
Voir la nouvelle
horreur d'un spectacle nouveau.
Nous vînmes sur leurs
pas, une troupe lassée
Que la terre portait,
de nos pas harassée.
Là de mille maisons
on ne trouva que feux,
Que charognes, que
morts ou visages affreux.
La faim va devant
moi, force est que je la suive.
J'ouïs d'un gosier
mourant une voix demi-vive :
Le cri me sert de
guide, et fait voir à l'instant
D'un homme demi-mort
le chef se débattant,
Qui sur le seuil d'un
huis dissipait sa cervelle.
Ce demi-vif la mort à
son secours appelle
De sa mourante voix,
cet esprit demi-mort
Disait en son patois
(langue de Périgord) :
« Si vous êtes
Français, Français, je vous adjure,
Donnez secours de
mort, c'est l'aide la plus sûre
Que j'espère de vous,
le moyen de guérir ;
Faites-moi d'un bon
coup et promptement mourir.
Les reîtres m'ont tué
par faute de viande,
Ne pouvant ni fournir
ni ouïr leur demande ;
D'un coup de coutelas
l'un d'eux m'a emporté
Ce bras que vous
voyez près du lit à côté ;
J'ai au travers du
corps deux balles de pistole. »
Il suivit, en coupant
d'un grand vent sa parole :
« C'est peu de
cas encor et de pitié de nous ;
Ma femme en quelque
lieu grosse est morte de coups.
Il y a quatre jours
qu'ayant été en fuite
Chassés à minuit,
sans qu'il nous fût licite
De sauver nos enfants
liés en leurs berceaux,
Leurs cris nous
appelaient, et entre ces bourreaux
Pensant les secourir
nous perdîmes la vie.
Hélas ! si vous
avez encore quelque envie
De voir plus de
malheur, vous verrez là-dedans
Le massacre piteux de
nos petits enfants. »
J'entre, et n'en
trouve qu'un, qui lié dans sa couche
Avait les yeux
flétris, qui de sa pâle bouche
Poussait et retirait
cet esprit languissant
Qui, à regret son
corps par la faim délaissant,
Avait lassé sa voix
bramant après sa vie.
Voici après entrer
l'horrible anatomie
De la mère
asséchée ; elle avait de dehors
Sur ses reins
dissipés traîné, roulé son corps,
Jambes et bras
rompus, une amour maternelle
L'émouvant pour
autrui beaucoup plus que pour elle.
À tant elle approcha
sa tête du berceau,
La releva dessus ;
il ne sortait plus d'eau
De ses yeux
consumés ; de ses plaies mortelles
Le sang mouillait
l'enfant ; point de lait aux mamelles,
Mais des peaux sans
humeur : ce corps séché, retrait,
De la France qui
meurt fut un autre portrait.
Étude du texte
S'il n'avait pas été redécouvert à l'époque romantique
par Sainte-Beuve, il semble
qu'Agrippa d'Aubigné aurait manqué à ce XVIe siècle profond,
pathétique et haut en couleurs que nous avons aujourd'hui parfois du mal à
retrouver derrière les classements fades et normalisateurs de l'histoire
littéraire.
Rappelons cette solennelle et flatteuse intronisation : « Nous avons
dit que Régnier n'était point un Juvénal ; il y en eut pourtant un au XVIe
siècle, âpre, austère, inexorable, hérissé d'hyperboles, étincelant de beautés,
rachetant une rudesse grossière par une sublime énergie, esprit vigoureux,
admirable caractère, grand citoyen : tel fut Théodore Agrippa d'Aubigné,
gentilhomme huguenot. Si jamais l'on pouvait en idée personnifier un siècle
dans un individu, D'Aubigné serait, à lui seul, le type vivant, l'image abrégée
du sien. » Même nuancé des habituelles réticences du critique envers toute
forme d'excès, l'éloge est suffisamment vibrant pour témoigner d'un effet de
lecture avéré et durable, comme on peut s'en rendre compte aujourd'hui en face
d'un texte extrait du début des Tragiques,
effectivement œuvre somme où se reflète une sorte de XVIe siècle
intégral, à la fois période historique terriblement heurtée et efflorescence
splendide du génie poétique national. L'œuvre d'Agrippa d'Aubigné, qui fut
aussi bon général que grand poète épique, est faite de cette tension
entre l'expérience vécue et sa transposition littéraire.
Le texte choisi, situé au début
(vers 372-424) du premier chant des Tragiques,
Misères, est d'ailleurs un bon exemple
de l'inquiétante energeia
créatrice qui parvient à se mouler dans les procédés d'écriture les plus
« classiques » de cet émule de Ronsard, lui-même auteur,
rappelons-le, d'un Discours des misères de ce temps adressé à la reine Catherine de Médicis à l'occasion
des troubles et des premiers massacres de religion dont le signal fut donné en
1560. Mais Agrippa d'Aubigné, qui a effectivement vu de près les horreurs de la guerre et qui portait
trace dans sa chair des violences des combats, réussit à faire entendre une
voix inédite. L'intensité de cette relation de la douleur martyre, à mettre en rapport avec le
choix d'un « style bas et tragique, n'excédant que fort peu les lois de la
narration », est ici particulièrement remarquable. Elle renvoie à la
vocation du premier livre : dresser le « tableau piteux du Royaume en
général ». Mais, même
si elle est rédigée entre 1577 et 1579 et qu'elle renvoie à la réalité de la
cinquième guerre de religion, cette scène macabre d'agonies extatiques acquiert
par son dépouillement et sa mise en scène une puissance symbolique quasi
intemporelle.
Le narrateur (puisque
formellement il s'agit d'un récit) fait état d'une rencontre doublée d'un
spectacle atroce. Le tout a la valeur d'un exemplum et illustre les misères d'un pays en proie à la désolation et à la
souffrance. Il faut donc s'attendre à un agencement précis, efficace, de
l'épisode, celui d'une véritable mise en scène, cinématographique avant la
lettre. Les cinq premiers vers combinent l'expérience générale (vers 1 à 3) et
la mise en place de l'anecdote illustrative (transition des vers 4 et 5). Les
circonstances du souvenir sont précisées du vers 6 au vers 17, en un récit
détaillé qui multiplie les procédés d'actualisation. Une première restriction
de champ est effectuée au profit du discours direct d'un mourant auquel le
narrateur délègue la relation d'un atroce événement auquel il n'a pas assisté
mais qui est authentifié par l'agonie du narrateur-relais (vers 18-37). La
structure d'enchâssement se complique avec le déplacement du narrateur et le
tableau d'une mère morte et de son enfant, composition à la Jacques Callot,
d'une saisissante atrocité (vers 38-52). Le dernier vers allégorise la scène,
en fixe le cadre et fait aboutir, avec sa fonction de cartouche, l'intention
symbolique qu'engageait le travail de mémoire des premiers vers.
Au début de ce passage, on doit
d'autant plus s'interroger sur le « je » qui prend en charge le
discours qu'il n'apparaît que très discrètement. La fonction testimoniale est
avérée dans « J'ai vu » (vers 1) et « J'ouïs » (vers 11) ),
deux occurrences qui suffisent à embrayer le récit. Et encore le premier je,
associé au passé composé du verbe voir, est-il gagné par la valeur qu'engage ce
substitut du passé simple, celle d'une singularité encore palpable dans le
présent, solennisée en quelque sorte, arrachée à l'anecdote par l'inscription
dans le moment de l'énonciation.
« J'entre », au vers 38 est un opérateur de mouvement, utilisé pour
déplacer le regard du spectateur vers un nouveau spectacle. Le narrateur n'agit
pas, il se contente d'être là, d'assumer par cette incroyable patience, une
fonction de truchement, et son effacement autorise l'investissement du lecteur.
À notre tour, nous voyons, d'autant
mieux que l'observateur immédiatement concerné disparaît derrière le reportage, le rapporté. Il n'en a pas moins fixé précisément
le sens, d'abord par ses indications du début de l'ouvrage, mais, même ici,
dans les trois premiers vers, par l'amplification épique. Il est un grand
témoin, une sorte d'Homère qui aurait connu les batailles qu'il raconte :
le premier « je » est à la seconde puissance, ce n'est pas la muse
qui délègue ses pouvoirs, c'est bien lui, locuteur, qui s'exhausse jusqu'à
cette position solennelle et en surplomb qui confine au mythe, bien au-delà de
la simple chronique. Une certaine impassibilité convient à cette charge ou,
plus précisément, une sorte d'objectivité presque glaciale émane des
expériences les plus extrêmes ; ce serait alors le mode narratif tétanisé de la résilience littéraire. Au XXe
siècle nous retrouverons cette objectivité hallucinée dans les récits de la
Shoah, dans lesquels, par une sorte de distance bien compréhensible, faite de
pudeur absolue et renvoyant à une pulsion éthique, le rescapé, revenu d'entre
les morts, s'efface derrière le témoignage. Ces récits appartiennent de plein
droit à la littérature, si l'on entend par ce mot le précipité formel d'une
expérience digne d'entrer dans la mémoire collective. Et la stylisation varie
selon les époques ; l'usage de l'alexandrin, par exemple, était évidemment
plus « naturel » au XVIe siècle ; de même que cette
solennité épique que nous évoquions pour caractériser l'entrée en récit :
elle est dans le choix des mots et des tournures, le dispositif syntaxique, le
rythme. Au vers 1, le singulier généralise et grandit l'ennemi, fait de lui une
puissance maléfique, que la couleur noire, même si elle renvoie à la réalité
historique,
rend encore plus irrémédiablement nocturne et satanique. Dans un même processus
de naturalisation du mal (qui
relativise forcément la défaite, puisque les hommes, de leur bon côté, ne se
battent pas à armes égales contre une puissance démoniaque), la soudaineté et
la violence de l'éclair sont bien figurés par la distribution de l'infinitive à
travers le premier hémistiche, selon une
idée réitérée par la locution au travers qui prolonge l'impact sur le premier hémistiche du vers 2 par le
phénomène du rejet, particulièrement bienvenu ici, d'autant que les
« masures de France » étalaient une tranquille euphonie. La rupture
provoquée par le mot « foudroyer », qui signifie faire éclater la
foudre, intervient comme un fiat
arbitraire, incompréhensible et gratuit, « comme une tempête »,
c'est-à-dire à la fois imprévisible et sans justification humaine. La guerre
n'est pas la conséquence des désaccords religieux ou la « poursuite de la
politique par d'autres moyens », elle est une catastrophe, un cataclysme
brutal, et l'habileté d'Agrippa d'Aubigné, pourtant familier de ses effets, est
de l'assimiler à un « ravage » (vers 3), c'est-à-dire d'en gommer
toute rationalité pour n'en retenir que la violence brute, propre à indigner le
lecteur en le dispensant de s'interroger sur le tort et le droit, et ainsi
d'avoir quelque idée claire du « grand débat dont furent faictes grosses
guerres », comme dit Rabelais en tête du chapitre XXIII de Gargantua. Un peu comme dans le livre de Maistre François, il
est procédé à une distorsion spatiale qui élargit le lieu d'une bataille ou
d'une campagne précise à la
France, allégorisée et symbolisée dans ses « masures », c'est-à-dire
ces maisons anciennes où l'on « demeure » : le mot, du latin
populaire masura, mansura, est un
dérivé de mansum, supin de manere ; il est de vieille souche, si l'on peut dire. Son
évolution sémantique conduit à une ambiguïté intéressante puisqu'il connote
aussi la fragilité et désigne une habitation qui menace ruine. Comment ne pas
évoquer, au vu de l'isolement du premier hémistiche du vers 2 et pour conclure
sur ce premier mouvement, le pathétique que provoque inéluctablement l'ensemble
du dispositif syntaxique, rhétorique et rythmique mis en place dans les trois
premiers vers ?
Les deux vers suivants, un peu
détachés de la séquence initiale par leur autonomie syntaxique et la
ponctuation, introduisent rapidement l'épisode. Ils n'ont pas qu'une valeur
technique de transition et d'ancrage réaliste. Montmoreau est, il est vrai, un
chef-lieu de canton de l'arrondissement de Barbezieux (encore aujourd'hui) et
c'est pendant la troisième guerre civile, au retour d'une expédition dans le
Fronsadais (été 1569), que d'Aubigné fut témoin du spectacle qu'il décrit ici.
Mais le registre pathétique, ouvert par les considérations qui précèdent, est
maintenu par des effets de style d'une certaine ostentation :
allitérations et assonances du vers 4 (la sifflante f, associée en première instance à la voyelle de la
plainte, figure une sorte de pérégrination contrainte et douloureuse) et
construction chiasmatique du vers 5, qui préfigure dramatiquement la surenchère
dans l'« horreur » et assure la visibilité de l'à venir (insistance
du « voir » en position initiale, associé au « spectacle »,
ce deuxième mot assurant une sorte d'amplification que l'horreur interdit néanmoins de voir comme un tableau ou une
mise en scène esthétiques). Mais la limite est fragile, entre la mise en scène
et la mise en perspective.
Le mouvement suivant, qui établit
les circonstances précises de la découverte, est le récit. Par son réalisme et
ses procédés d'actualisation, il transporte le lecteur, peut-être impatient,
dans l'histoire annoncée. Il se déploie en deux temps : un tableau général
de désolation (vers 6 à 10) et la découverte du mourant (vers 11 à 17). On
remarquera le parti pris du narrateur de ne plus céder à la tentation du
symbole, mais au contraire d'opter pour une exactitude littérale, au plus près
du souvenir, pour attester de la crédibilité de l'aventure : fatigue
réelle de la troupe (« lassée », « harassée ») commandée
par des officiers lucides, « maisons » détruites (et non plus
masures), incendies ponctuels, dépouilles animales et cadavres humains. Les
mobiles du déplacement sont conformes à ce que nous savons de la vie d'un corps
de troupe, elles relèvent de l'intendance : il faut marcher sans cesse,
soit pour suivre l'ennemi ou parce qu'on est poursuivi par lui, et chercher à
manger. Cette vie quotidienne du soldat sera de nouveau rappelée par Céline au
début de Voyage au bout de la nuit. Le
refus de la transfiguration est évident avec Agrippa d'Aubigné, mais la
déshumanisation et la cruauté ne vont pas jusqu'à l'absurdité, comme ce sera le
cas dans ces récits totalement désabusés qui ont commenté la guerre de 1914 et
définitivement discrédité la littérature héroïque et guerrière. Le sens du vers
10, par exemple, est de justifier la réalité de la guerre, et l'émotion
affleure au vers 9, dans le prédicat « affreux » mis en relief. La
guerre est humaine, et il y a une limite, passée par l'ennemi, qui blesse
l'honnête conscience du narrateur : il se refuse ici à perdre sa qualité
d'homme, il est accessible à la honte et à l'effroi. Il n'est pas, comme ces
soldats et plus encore ces officiers décrits plus tard par Céline, réduits à
l'état d'automates, conditionnés par le devoir ou décomposés par la peur. La
preuve en est dans la capacité à réagir à la plainte, l'envie encore de porter
éventuellement secours à un blessé, malgré la faim, la fatigue et le désespoir.
On notera l'apparition
progressive et comme fastidieuse du
mourant : ce mot et les dérivés de la même famille sont réitérés à l'envi,
dans une sorte d'omniprésence obsessionnelle. Il est question, pour le
narrateur, d'affecter à cette représentation de la presque mort, de la mort déjà là, la plus grande intensité
possible. La solution adoptée est la parcellisation descriptive, et une
étonnante série de variations, au sens presque musical, d'un même thème.
Prenons le vers 11 : qu'est-ce qu'« une voix demi-vive » sortant
d'un « gosier mourant », sinon la périphrase très euphémistique du
gémissement, pourtant désigné comme un « cri » au vers suivant !
Aux vers 13 et 14, l'atteinte corporelle est extrême, ce qui n'empêche guère
cet assez solide agonisant, même de sa « mourante voix », de dire
très correctement un récit tout prêt à l'organisation rhétorique des plus
soignées. On pourrait aujourd'hui se gausser de ce triomphe de la rhétorique et
de cet excès de procédés stylistiques qui nous semblent contrarier l'exigence
de vérité, dont nous avons fait par ailleurs une sorte de critère absolu dans
la démarche de restitution des expériences vécues. La première réponse à ce
possible étonnement consiste à signaler son anachronisme. N'oublions jamais
qu'un texte du XVIe siècle est toujours un exercice de lettré, avec
ses réquisits poétiques
(génériques, scripturaux, stylistiques…) et son « horizon
d'attente ». La lecture n'est pas encore un phénomène de masse, la
conception du « naturel » n'implique pas la quête du plus grand
dénuement stylistique et l'on ne connaît guère d'écriture brute, sauf (et encore !) dans un anti-genre comme
celui de l'essai sous la plume d'un anticonformiste absolu comme Montaigne,
qui, rappelons-le, prétendait écrire pour ses parents et amis, d'où une
« façon simple, naturelle et ordinaire », sans apprêt ni artifice,
inédite. La distance d'avec la littérature n'était pas annoncée seulement par
ironie. Agrippa d'Aubigné est grand poète, admirateur de Ronsard et de la
Pléiade. Noblesse oblige, ce grand militaire est aussi un grand seigneur des
lettres. Une deuxième réponse consiste à signaler le caractère littéraire persistant des récits de l'extrême, leur littérarité.
S'il est plus loisible aux hommes du XXe
siècle d'inventer des formes nouvelles, c'est parce que la modernité a coïncidé
avec une contestation des modèles séculaires, qui ont persisté, volens
nolens, jusqu'au XIXe siècle. Il
n'en reste pas moins que les récits de Primo Lévi, de Robert Antelme, de Jorge
Semprun ou d'Imre Kertész sont des œuvres littéraires tout aussi sophistiquées
que celle d'Agrippa d'Aubigné, même si leur art est de cacher l'art. Comme le
fait remarquer Yves Stalloni, « la mise en forme littéraire, loin de
trahir le document, a le pouvoir d'en accroître la force. La recomposition
poétique du monde est souvent plus vraie qu'un cliché fidèle dépourvu d'émotion ».
Et Jorge Semprun d'affirmer que « seul l'artifice d'un récit maîtrisé
parviendra à transmettre partiellement la vérité du témoignage ».
Ce témoignage, Agrippa d'Aubigné
a voulu qu'il fût énoncé au discours direct et que désormais, du vers 18 au
vers 35 — dans un mouvement qui fasse coïncider la progression dramatique
avec l'ampleur rhétorique — le lecteur l'entende, qu'il devienne à son tour un témoin direct, qu'il
participe et constate tout d'abord l'héroïsme de la victime. La première
tirade, du vers 18 au vers 26, est le portrait indirect d'un innocent absolu,
appelant au sacrifice de sa chair : son discours conjoint, dans une
économie supérieure, la netteté de la supplique à la précision du récit. Il n'y
a aucun mot en trop et la rythmique des vers 18 à 21 est impeccable :
exorde patriotique, appel à l'honneur, par la mise en vedette du mot
« Français », repris à l'hémistiche, harmonie des alexandrins
suivants pour lisser la démarche argumentative : la mort est bien un geste
de charité dû à un homme qui en manifeste l'évident besoin. Pour soutenir cette
demande directe et immédiate (parcourue d'impératifs), pour en justifier
l'urgence et le caractère ex abrupto,
le récit intervient ensuite, en second lieu (au sens topique, argumentatif),
comme une justification non nécessaire mais utile. Il a une valeur explicative.
L'aspect accompli du passé composé (vers 22 et 24) est utile pour mettre à
l'aise celui à qui l'on demande de confirmer par son geste une mort déjà
provoquée par ceux qui cumulent sur eux toute la sauvagerie et l'inhumanité,
« les reîtres », alors en quête de vivres et détruisant tout sur leur
passage, comme en avait prévenu le vers 3. La suite est précise comme un
diagnostic médical ou un procès-verbal, la victime est son propre légiste. Le
caractère irrémédiable de la situation est ainsi mieux souligné par cette
objectivité de la victime, qui ne peut évidemment guère nourrir d'espoir pour
sa survie. L'efficacité du procédé tient aussi à ce que toute la douleur et
l'émotion sont projetées en dehors du texte en quelque sorte et réservées au
lecteur, qui n'en peut mais. La suite confirme cette hypothèse par la
systématicité du procédé et le crescendo dans l'évocation. Si l'on s'émeut de trop maintenant, que nous
restera-t-il ensuite, à l'évocation de la deuxième partie du récit,
c'est-à-dire le drame de la famille complète. « C'est peu de cas
encor », dit le personnage, et l'on ne peut se retenir, devant cette
réplique qui ménage habilement le suspens, d'un mouvement de curiosité mêlé d'un
début d'effroi. Toujours avec la même efficace rhétorique, le dénouement est
posé, au vers 29 : l'information est complète, chaque mot importe, tout
semble dit : lieu, temps, personnage, histoire… Cette hyperconcentration
laisse encore le lecteur sous le choc, comme si cette « grosseur » de
la femme était métaphorique d'une surcharge simultanément informationnelle et
émotionnelle. C'en est décidément trop de ce « peu de cas
encor » ! L'euphémisation expressive renvoie à l'insoutenable, au trop
plein de l'indignation personnelle. Et pourtant le texte semble pouvoir presque
indéfiniment surenchérir dans l'horreur spectaculaire. Voici d'abord le récit
circonstancié du « massacre piteux » (pitoyable) des « petits
enfants », qui culmine au vers 37 dans un énoncé présentatif à valeur de
cartouche : composé selon une harmonie très savante, conjoignant des
chiasmes phoniques et sémantiques dans une structure réglée, euphonique et
rythmique. Le retour à la première personne, au vers 38, au sein d'une séquence
verbale brève, isolée, contrastive et semelfactive, dramatise l'ultime
spectacle, qui se déploiera à nouveau en deux temps. C'est toujours le fusil à
deux coups de la représentation de l'horrible : d'abord l'enfant mort
(vers 38-42), dont l'expression phonique dominante d'assonances en [u] et
de nasales plaintives figure le thrène. L'enfant est déjà un cadavre doté, si
l'on peut dire, de tous ses attributs : il est dans le cercueil de sa
« couche » et porte un masque mortuaire. Le vocero des vers 39 à 42 redonne sa dignité à une agonie
dont le narrateur n'a pourtant pas été le témoin. C'est ensuite le tableau, au
sens pictural, de « la mère asséchée ». La description redonne corps
à ce qui est vidé de chair mais non de signification. Les mots ont certes la
brutalité de l'autopsie et de la reconstitution vériste : anatomie
signifie squelette et « s'émouvoir » indique un déplacement dans
l'espace. Mais le récit est encore aménagé de façon savante et suivie, comme
l'indique l'embrayeur « voici » au vers 43, les indicateurs topographiques,
l'alternance des temps verbaux (d'une grande variété) et le rythme même de
cette description, tous éléments qui exaltent le paradoxe qui nous semble régir
l'évocation, celui de la plus grande sincérité obtenue par l'art le plus
consommé. La mater dolorosa est
saisie dans une posture d'un fini improbable, courbée sur un berceau, avec les
traits tirés de la douleur extatique du martyre. Le rapprochement avec l'art du
Grünewald du retable d'Issenheim
s'impose, dans la vision qu'en donnera plus tard Joris-Karl Huysmans dans son
roman Là-Bas :
« Au-dessus de ce cadavre en éruption, la tête apparaissait, tumultueuse
et énorme ; cerclé d'une couronne désordonnée d'épines, elle pendait,
exténuée, entrouvrait à peine un œil hâve où frissonnait encore un regard de
douleur et d'effroi ; la face était montueuse, le front démantelé, les
joues taries ; tous les traits renversés pleuraient, tandis que la bouche
descellée riait avec sa mâchoire contractée par des secousses tétaniques,
atroces. […] Le supplice avait été épouvantable, l'agonie avait terrifié
l'allégresse des bourreaux en fuite. »
C'est le même « surnaturalisme mystique » qui se lit dans le
« portrait » de cette douleur asséchée et immortalisée par Agrippa
d'Aubigné, et le processus de symbolisation est assuré par cette
transsubstantiation littéraire qui ôte le sang et les humeurs des personnages
autrefois vivants pour assurer leur salut, leur pérennité, et la résurrection
possible de la France crucifiée.
On aurait pu penser, au moment où
l'on commémore avec émotion Auschwitz,
que l'horreur de notre passé proche aurait comme recouvert les drames plus anciens, recensés pour mémoire dans
les livres d'histoire ou esthétisés par
les livres et les tableaux. Il n'en est rien. Notre sensibilité est peut-être
définitivement en éveil au contraire et désormais incapable d'accepter la
« banalité du mal » et de la souffrance. Un texte comme les Tragiques
d'Agrippa d'Aubigné est une étrange borne
dans le gigantesque martyrium de la condition humaine. Et l'expression finie
d'un drame infini, la préfiguration intelligible d'une histoire absurde. Encore
l'auteur du XVIe siècle avait-il la foi ! Oserions-nous encore,
à l'orée d'un XXIe siècle déjà bourrelé de massacres et de remises
en question collectives d'ampleur inédite, croire en quelque possible résolution de l'horreur, dans un
hypothétique au-delà ou un nébuleux à-venir. Seul l'art, remarquons-le,
supporte sans faillir le calvaire du dire. C'est une solution sans
résolution : témoigner, représenter, alerter, inlassablement,
pathétiquement, puissamment, mais sans autre espoir que celui de continuer à le
faire : le seul savoir et le
seul pouvoir qui demeurent.
François-Marie Mourad