áPour une bio/graphie d'Émile Zola

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François-Marie Mourad : Éléments pour servir à une bio/graphie d'Émile Zola. Avec, en annexe, la lettre autobiogaphique de Zola à Piotr Boborykine (1876).

Mis en ligne le 19 janvier 2012.

© : François-Marie Mourad.

François-Marie Mourad, professeur agrégé des Lettres, docteur en Littérature et civilisation françaises, est professeur en classes préparatoires littéraires au lycée Montaigne de Bordeaux.
Il est l'auteur de nombreux articles, d'éditions et d'ouvrages, notamment sur Zola.


Éléments pour servir à une bio/graphie d'Émile Zola

En reprenant par cette périodisation une proposition novatrice de Dominique Maingueneau[1], nous voudrions essayer de rattacher plus étroitement les considérations sur la vie de Zola à sa vocation d'écrivain, plutôt que de nous complaire, dans la perspective pédagogique qui est la nôtre, à l'accumulation de détails par trop insignifiants ou périphériques de son existence ou du contexte. « L'important, c'est la manière particulière dont l'écrivain se rapporte aux conditions d'exercice de la littérature de son époque », et aussi la façon dont il modèle son destin pour donner à son œuvre la meilleure part. Notre propos vise secondairement à corriger quelques erreurs de présentation habituellement commises sur Zola et le naturalisme, des erreurs qui grèvent la lecture de ses œuvres parce qu'elles sont l'application de pré-jugements idéologiques sur la nature même de la littérature.

Mon père, ce héros

L'image du père a sans doute à la fois profondément affecté et fasciné Zola. La disparition prématurée de François Zola (Venise, 1795, Marseille, 1847), a jeté Émile (né en 1840) et sa mère dans une situation dramatique, proche du dénuement. En même temps, la personnalité exceptionnelle de ce brillant ingénieur civil, débordant de projets, « mélange de génie créatif et d'affairisme » (Henri Mitterand) a sans doute modelé, par le biais du mythe familial, du souvenir, du manque et de l'idéalisation, la conscience de soi et l'imaginaire de l'écrivain. Sans verser dans une interprétation de type psychanalytique, on peut penser que le fils a voulu à la fois honorer le Père (incarnant l'énergie, la modernité, la science, la libre pensée, les forces de l'avenir en butte au conservatisme) et représenter dans ses récits des drames familiaux où la paternité (absente ou excessive) met en question l'équilibre de la parentèle.

Émile Zola a en tout cas été obligé de travailler très tôt pour vivre, et pour rembourser les dettes contractées par son père (qui devait mener à bien les constructions destinées à approvisionner en eau la ville d'Aix-en-Provence), et ultérieurement par sa mère, d'origine modeste, mais attachée à faire valoir (à peu près en vain) les droits du défunt contre les menées des spéculateurs et des aigrefins. La hantise des concussionnaires, l'écrasement des petits par les puissants, le déclassement, le heurt entre les catégories sociales, Émile Zola les connaît bien, pour avoir vécu dans l'humiliation et le ressentiment une grande partie de sa jeunesse. On retrouve dans la plupart des romans des Rougon-Macquart l'âpreté de cette conscience politique au sens le plus général et le plus universel du terme, indépendamment des partis et des engagements idéologiques, pour lesquels l'homme Zola n'a eu que peu d'attraits. Il sera un libéral, un républicain dans l'Absolu, plutôt tourné vers l'utopie d'un monde meilleur à mesure que le spectacle de l'évolution sociale et des petitesses de la vie nationale le décevra.

Les années collège et lycée

Le clivage entre Paris et la province a été vécu à plusieurs niveaux par le jeune garçon. La jeunesse à Aix-en-Provence (quasiment jusqu'à l'âge de dix-huit ans) a été certes marquée par les difficultés, mais c'est aussi inévitablement le temps du bonheur, de l'amitié (avec Cézanne, le futur grand peintre, en particulier), de la vie en contact avec la nature et d'une certaine forme de liberté, d'indolence, de sensualité, dont on trouve la reviviscence dans les nouvelles (voir l'adresse des Contes à Ninon, 1864) et dans certains romans, par exemple dans L'Œuvre (1886), réputé autobiographique : « C'étaient des fuites loin du monde, une absorption instinctive au sein de la bonne nature, une adoration irraisonnée de gamins pour les arbres, les eaux, les monts, pour cette joie sans limite d'être seuls et d'être libres. » À mesure que sa réalité s'éloignera, le souvenir de la province nourrira une sorte d'idéal paradisiaque, de pensée des origines, à tous les plans : anthropologie, représentations artistiques, vision sociale… Par exemple, dans la conception que Zola se fait des arts, la poésie est constamment associée à l'enfance[2], à la fraîcheur des sentiments, au sensualisme panthéiste. En 1864, il définit celle-ci, dans un article intitulé assez pompeusement « Du progrès dans les sciences et dans la poésie », « un cri d'admiration devant les phénomènes de la nature », et encore, « la science des peuples au berceau ». La poésie, d'après le critique, est dépassée au XIXe siècle, mais elle réussit à faire vibrer les cœurs à l'occasion, puisque certains s'obstinent à parler à l'homme originel qui survit en nous. Autant dire que Zola, contemporain d'un renouvellement important de la poésie (Nerval, Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé), est loin de prendre acte d'une mutation artistique d'ailleurs inaperçue par bon nombre de ses contemporains. Il fait le choix de la prose et du roman, comme formes modernes de réalisation littéraire, comme outils liés à l'actualité des sciences humaines.

La montée à Paris, en 1858, sera le point de départ d'une série de refoulements, plus ou moins obligés pour permettre une insertion socioprofessionnelle qui ne sera réalisée qu'après plus de dix années d'un travail acharné. Henri Mitterand intitule la deuxième partie de sa biographie[3] « les orphelins du romantisme ». Dans le processus de maturation accélérée à laquelle Zola est contraint, notamment après son échec au baccalauréat (1859), il y a un détachement progressif de l'univers fantasmatique et des valeurs littéraires qui ont bercé son adolescence : c'est le romantisme de Musset, de Lamartine et de Victor Hugo, ce dernier constituant le grand Ancêtre, une figure obsédante du Père que Zola n'aura de cesse de contester par tous les moyens et pendant plus de trente ans. Il sera peut-être moins sévère envers la littérature populaire, les romans-feuilletons d'Alexandre Dumas, d'Élie Berthet, d'Eugène Sue, de Paul Féval, qu'il a dévorés à l'âge de quatorze ou quinze ans, mais qui avaient le mérite de ne pas faire mystère de leur invraisemblance. Il y a d'ailleurs là une leçon de narration, de puissance, de souffle, que le futur auteur des Mystères de Marseille (1867) et des Rougon-Macquart n'oubliera pas.

Le dernier point à aborder pour cette période est celui de la formation scolaire. Zola tout au long de son cursus, fut un bon élève, nourri de culture « classique », habile aux exercices rhétoriques qu'on lui imposait et remportant des prix à l'occasion. Le fait que son œuvre romanesque puisse être lue par un public à qui le romancier n'impose que très rarement — et le plus souvent à travers une ironie féroce — ce filtre culturel, cette familiarité avec les grands auteurs du patrimoine (notamment les classiques du XVIIe siècle[4]) n'implique pas, comme on l'en a accusé, son « inculture » et sa « grossièreté ». C'est un a priori d'origine sociologique que l'on substitue à un examen attentif des choix de l'écrivain, sur lesquels nous reviendrons. On serait bien surpris de la lecture des quelques manuscrits qui subsistent — malheureusement en très petit nombre — de la jeunesse et de l'adolescence de Zola. « Ces textes révèlent les traces d'une boulimie de lectures » (Henri Mitterand). Ceux qui ont été rédigés dans le cadre scolaire sont nourris de références obligées, bien maîtrisées. D'autres, élaborés pour le plaisir, témoignent de réelles dispositions à l'écriture et d'une assise intellectuelle qui serait considérée aujourd'hui comme encyclopédique. En tout cas, même si cela n'a rien d'original à cette époque, le goût de l'écriture fut chez lui précoce et constant ; « À l'écart de la médiocrité d'imagination de la plupart de ses camarades, le jeune Zola apparaissait comme un esprit exceptionnellement doué pour poser rapidement une situation et un décor, croquer des personnages de premier et de second plan, lancer un dialogue, créer une péripétie, conduire une action jusqu'à son dénouement, attendu ou inattendu » (Henri Mitterand).

Un jeune homme à Paris

On s'est généralement beaucoup ému de la période de misère matérielle et morale que Zola a connue de vingt à vingt-deux ans (1860 à 1862), jusqu'à ce qu'il trouve un emploi régulier à la Librairie Hachette. Durement vécue, elle laissera des impressions indélébiles et ne doit pas compter pour rien dans le projet de montrer la vie des humbles de la façon la plus réaliste qui soit. Mais nous préférons insister sur la façon dont Zola a réagi pour contrer le mauvais sort. Dans un premier temps, il s'est réfugié dans l'idéalisme et la poésie, mais sa volonté s'est vite lassée de ces échappées dans le monde du rêve. Sa correspondance de cette époque révèle en revanche une singulière aptitude au travail intellectuel, une inlassable curiosité, une attention aigu‘ à l'actualité et surtout une capacité à saisir l'essentiel, d'un livre, d'un auteur, d'une série d'événements, d'une tendance esthétique, d'un tableau. Manifestement son choix est fait : il passera sa vie à lire et à écrire. Pour l'instant il complète sa formation, lit Montaigne, George Sand, Michelet, relit les classiques, cite Dante, Hugo, Ronsard… « Les livres, autour de lui, les pages qui tombent de sa plume, le travail littéraire, acharné par à-coups, qui, pour l'heure, compense le chômage, l'ambition d'imposer un jour, le plus tôt possible, son nom et son œuvre : ce sont autant de défenses contre le désordre intérieur et l'anxiété » (Henri Mitterand) : « La lutte sera longue, mais elle ne m'effraie pas ; je sens en moi quelque chose et, si en réalité ce quelque chose existe, tôt ou tard il doit paraître au grand jour » (Lettre à son ami Baille, 20 février 1861). Nulla dies sine linea, aucun jour sans une ligne, sera la devise de cet écrivain, qui a très tôt conçu son activité comme un labeur inlassable et le triomphe de la volonté. Pour autant, il ne néglige pas ses autres centres d'intérêt : Paris, qu'il arpente avec émerveillement et qu'il finit par connaître parfaitement[5], l'amitié et la camaraderie, qui ont toujours eu une grande place dans son existence, la peinture. Tout est lié d'ailleurs ; beaucoup de jeunes peintres essaient de trouver leur voie dans la capitale et se serrent les coudes, formant un milieu beaucoup plus perméable et plus ouvert que celui des gens de lettres. Zola court les musées, voit les artistes au travail, dans les ateliers, les retrouve dans les cafés, discute avec eux, partage leurs ambitions esthétiques et leurs préoccupations matérielles. Cette précoce initiation au monde de la peinture a souvent été sous-estimée ou reste un peu méconnue du grand public. Elle s'est pourtant traduite par une lucidité souvent prophétique en ce qui concerne les grands noms de la peinture moderne, et elle a forgé en l'écrivain une sensibilité esthétique qui nourrit bon nombre de descriptions de ses romans, nuançant d'autant les conceptions que l'histoire littéraire brandit comme un dogme absolu concernant le naturalisme.

ætre de son temps

N'étant pas prisonnier d'une quelconque structure, d'une institution, d'une tradition familiale, libre de ses choix, Émile Zola prend l'air du temps, se met aux aguets, dans une période considérée aujourd'hui par les historiens comme un temps fort du développement, de « progrès », économique, scientifique, technique… Même si, politiquement, le Second Empire (1852-1870) est un régime autoritaire, contesté par un grand nombre d'intellectuels, de penseurs, d'artistes, il n'en reste pas moins qu'il a permis l'éclosion de nombreux ferments d'avenir. Zola adhère énergiquement à la philosophie du progrès, il se tourne résolument vers le futur, du moins dans ses choix conscients ; c'est un évolutionniste, qui ne croit pas aux modèles du passé, aux « vieilles lunes », aux croyances, à la superstition, à un quelconque idéal éternel. Il faut dire qu'il trouve de 1862 à 1866 un observatoire idéal à la Librairie Hachette, une entreprise moderne de diffusion du savoir, où il fait progressivement son chemin, jusqu'à occuper le poste de directeur de la publicité. Là, il se retrouve au contact de savants, de grands écrivains. C'est une chance inouïe, et il la met à profit par son entregent, son sens de la réclame, ses compétences intellectuelles, son imagination. La Librairie Hachette est un foyer du positivisme, c'est-à-dire la forme que prend au XIXe siècle la pensée des Lumières, une sorte d'exaltation de la Raison vouée à l'unification des champs du Savoir, pour servir l'humanité, dans toutes ses dimensions, intellectuelle, morale, sociale. Zola fait la promotion des dictionnaires, des ouvrages de vulgarisation, des manuels, des romans maison… en rédigeant des notices, des « prières d'insérer » dans les journaux et les revues, en suivant de près la diffusion, en correspondant avec les critiques. La composante à la fois pédagogique et volontariste de l'entreprise se retrouvera dans sa propre philosophie de la création, qui vise un large public et qui fait de chaque roman une enquête, le chapitre d'une encyclopédie du monde réel et une dénonciation des conservatismes.

Émile Zola journaliste et critique[6]

À vingt-cinq ans, Zola est déjà un professionnel du secteur de l'édition, du journalisme, de l'écriture, de ce que l'on appelle le champ littéraire, et ce dans toutes ses composantes. Cette connaissance de l'univers des lettres fera de lui un écrivain averti, attentif à ses intérêts et sourcilleux sur ses contrats, un homme du métier habile à la transaction, un travailleur moderne. Il a lutté pour son indépendance et fut toujours favorable à un statut de producteur indépendant. Cette prise de position, assez originale pour l'époque, est bien exprimée dans un texte important, iconoclaste : « L'Argent dans la littérature » (1880, repris dans Le Roman expérimental[7]).

Ne disposant pas, comme Flaubert ou les frères Goncourt, d'une fortune personnelle, Zola est contraint de passer par le journalisme pour se faire un nom. Il publie ses premiers articles en 1863 et s'ouvre une carrière d'échotier, de critique d'art (prenant en particulier la défense de Manet), de critique littéraire, de rédacteur aux talents multiples. Il fait son chemin dans les méandres du métier, publiant des centaines d'articles dans les périodiques de l'époque, à Paris et en province. En janvier 1866, il quitte la Librairie Hachette pour se donner tout entier à cette activité concurrente. En compulsant ces articles qui sont « les travaux et les jours » de Zola[8], on est surpris de la variété des talents qu'ils manifestent. Beaucoup de ces textes méritent de sortir de l'oubli, pas seulement ceux qui ont été réunis par Zola lui-même dans Mes Haines[9] (1865) par exemple, ou ultérieurement par les spécialistes, comme ses Écrits sur l'art[10] ou, mieux nommé, L'Atelier de Zola. En particulier, on remarque une singulière aptitude à la polémique, une ironie souvent cinglante et une grande régularité dans les conceptions esthétiques. Dès 1864, Zola est armé de ses idées sur la littérature, de son naturalisme : il reprend à son compte les idées romantiques de la « personnalité », de l'originalité dans la puissance créatrice, de fierté et d'indépendance, mais il exige le choix des sujets modernes, et la « vérité », c'est-à-dire une prospection sans faille, sur le modèle scientifique, des phénomènes sociaux, des « milieux », des hommes. À l'approche de l'année 1870, il participe plus activement au journalisme d'opposition à l'Empire, et il devient chroniqueur parlementaire à l'avènement de la République.

Les Rougon-Macquart

En marge de son activité de journaliste, Zola s'essaie à la fiction. Il publie un recueil de contes en 1864 (les Contes à Ninon, d'inspiration provençale), un roman par lettres d'origine autobiographique (La Confession de Claude, 1865), un roman mélodramatique (Le Vœu d'une morte, 1866), un roman-feuilleton (Les Mystères de Marseille, 1867). Cette production est en retard par rapport aux manifestes et aux professions de foi du critique. C'est en partie une littérature alimentaire, mais c'est aussi un travail sur les modèles littéraires en vigueur, du moins ceux qui passent par la prépublication dans la presse. Avec Thérèse Raquin (1867), Zola frappe plus fort, il franchit le pas qui mène à une notoriété moins ténue et s'accorde à ses conceptions. Il fait violence au public et suscite des réactions passionnées dans le monde des lettres. On peut dater de cette époque les préjugés de « littérature putride », de complaisance dans les bas-fonds et les tréfonds, d'immoralité, qui traduisent le choc émotif et l'inaltérable originalité du romancier Zola.

Aux alentours de 1868, imprégné de La Comédie humaine de Balzac, possesseur d'une plume alerte et avertie, nourri de lectures encyclopédiques, regardant au loin vers l'avenir, il conçoit son grand œuvre, sa pyramide ; ce seront Les Rougon-Macquart, d'abord prévus en dix volumes, mais qui en feront vingt en 1893. C'est l'Histoire d'une famille sous le Second Empire, une fresque d'actualité, commencée sous le régime qu'elle prend pour cadre et presque toujours pour sujet. À partir de 1872, après la parution des deux premiers tomes, La Fortune des Rougon et La Curée, Zola est assuré par son nouvel éditeur, Charpentier, de pouvoir travailler sans se soucier du lendemain. C'est le début de sa carrière de romancier à plein temps.

Profession : romancier

C'est peut-être à partir de ce moment que le concept de bio/graphie est le plus opérant, puisque l'œuvre en développement imprime à la vie de Zola son rythme et ses caractères principaux, et que la réception par le public de chacun de ses romans devient un épisode de sa carrière. « L'existence du créateur se développe en fonction de cette part d'elle-même qu'est l'œuvre déjà accomplie, en cours d'accomplissement, ou à venir. Mais en retour l'œuvre se nourrit de cette existence qu'elle habite déjà. […] Il y a là un enveloppement réciproque et paradoxal qui ne se résout que dans le mouvement de la création : la vie de l'écrivain est dans l'ombre de l'écriture, mais l'écriture est une forme de vie[11]. » Zola est conscient de cette interaction, il affirme faire désormais corps avec son œuvre, en particulier avec la part qui est à venir. Dans sa lettre autobiographique à Piotr Boborykine[12] de 1876, que nous présentons en annexe, Zola évoque avec précision la situation de l'écrivain moderne qu'il a voulu être et corrige les conceptions erronées que la critique et le scandale de l'œuvre tendaient à accréditer.

Le Naturalisme

C'est dans les années 1880 que triomphe le naturalisme, d'abord par les succès de librairie de Zola et parce que sa voix porte haut et fort, qu'il rend coup pour coup à une critique souvent déchaînée, caricaturale, grossière, qui deviendra infamante à l'époque de son intervention dans l'Affaire Dreyfus (1898). Le mot est une étiquette à laquelle Zola a pensé assez tôt, en 1865-1866, dans son discours critique, et qu'il martèle pour s'imposer à ses détracteurs. Le concept précède les œuvres, les accompagne ensuite, mais il existe indépendamment comme stratégie discursive. C'est un discours auquel les œuvres se rapportent en partie, mais dont la fonction et la nécessité sont plutôt d'ordre historique et sociologique. La vie littéraire se nourrit d'oppositions assez tranchées, c'est un champ de forces souvent contraires, on y mène des combats pour susciter l'attention, imposer des réputations, cumuler des avantages. Telle est la réalité en fonction de laquelle chaque écrivain définit sa position. Zola a voulu occuper l'espace le plus large, d'abord par la massivité de l'œuvre, mais aussi par ce qu'il considérait être la supériorité et la modernité de son discours, de sa conception de l'évolution littéraire. Le naturalisme est d'abord prospectif et novateur dans les années qui précèdent la gloire, il vise à soutenir les tentatives artistiques les plus modernes, celles de Balzac, des frères Goncourt, de Flaubert, il est une tentative de synthèse des réalismes, il se rattache à diverses traditions scientifiques et philosophiques (notamment du XVIIIe siècle), au matérialisme, au déterminisme, au positivisme. Il est syncrétique. Quand le succès sera venu, le discours perdra en souplesse, se durcira, pour maintenir la position, comme on dit en langage militaire. Zola suit une évolution qui conduit du prophétisme à la cléricature. Il n'hésite pas à donner un tour dogmatique à sa pensée, puisque le besoin s'en fait sentir, notamment dans Le Roman expérimental[13]. Il encourage la création d'un mouvement littéraire, attire à lui les jeunes talents comme Guy de Maupassant ou Joris-Karl Huysmans, fait de sa maison de Médan un lieu de pèlerinage et focalise l'attention du public avec l'ouvrage collectif des Soirées de Médan (1880), considéré comme un manifeste de la nouvelle école. Tout cela est assez circonstanciel, et se délite au regard des œuvres du maître. D'ailleurs lui-même est favorable à une évolution du sens de ce mot, qui anticipe ou suive les nouvelles voies qu'il se prépare à emprunter au début des années 1890 : « L'avenir appartiendra à celui ou à ceux qui auront saisi l'âme de la société moderne, qui, se dégageant des théories trop rigoureuses, consentiront à une acceptation plus lyrique, plus attendrie de la vie. Je crois à une peinture de la vérité plus large, plus complexe, à une ouverture plus grande sur l'humanité, à une sorte de classicisme du naturalisme. » Si l'on fait la part d'un certain nombre de nuances et de correctifs, de facteurs d'explication qui relèvent de la sociologie de la littérature, le naturalisme reste à examiner de près, comme un discours qui s'est développé dans le temps, comme une sorte de projectile que Zola a réussi à lancer vers l'avenir, comme une étiquette qui a finalement réussi à la fois à justifier et à masquer les audaces de son œuvre.

Le troisième Zola

Le renouvellement a été recherché par Zola à peu près à tous les moments de son existence, mais il est forcément d'une plus grande ampleur quand Les Rougon-Macquart arrivent à leur achèvement. Des événements intervenus dans la vie intime, sa liaison avec une jeune et jolie femme, Jeanne Rozerot (à partir de l'été 1888), puis la naissance de deux enfants (1889 et 1891), semblent avoir infléchi son œuvre, vers une sorte de tendance au lyrisme effectivement, vers la quête du bonheur par la voie du couple et de la maternité, par une affirmation réitérée de la confiance dans les forces de vie. Le cycle des Trois Villes (Lourdes, 1894, Rome, 1896, Paris, 1898), qui a eu beaucoup de succès à l'époque, et que l'on redécouvre aujourd'hui, retrace l'itinéraire à la fois spirituel et géographique d'un prêtre, Pierre Froment, qui le conduit de la désillusion à la critique du dogme religieux et à l'abandon de sa soutane. Ces romans sont peut-être desservis par une hypertrophie des descriptions et le caractère un peu périmé des problèmes abordés.

Un autre cycle, entamé à partir de 1899, Les Quatre Évangiles[14], est lui aussi plus difficile à lire aujourd'hui ; il verse dans le messianisme utopique et enserre la lecture dans une idéologie souvent contraignante.

 

La production littéraire de Zola a été affectée à partir de 1898 par l'Affaire Dreyfus, qui constitue un chapitre d'histoire à elle seule. Alors qu'il était au faîte de la gloire et de l'aisance matérielle, Zola n'a pas hésité à prêter sa voix à tous les défenseurs de la Justice (son plus célèbre texte a pour titre « Lettre au Président de la République », plus connu sous l'anaphore « J'accuse »), pour dénoncer un procès inique et mettre à bas les coalitions traditionalistes qui faisaient peser un grave danger sur la République (notamment l'influence d'une partie de l'armée et du clergé) : « Au fur et à mesure du développement de l'affaire, il lui devient évident que les valeurs pour lesquelles il a lutté toute sa vie sont particulièrement menacées. Avec Dreyfus, il faut défendre la République avilie par la veulerie des politiciens, la tolérance battue en brèche par la montée de l'antisémitisme et du nationalisme, le sens de la justice et de la vérité dévoyé par les passions exacerbées » (Dictionnaire d'Émile Zola). Il sera néanmoins condamné, se réfugiera en Angleterre et sera l'objet de nouvelles et très violentes attaques. Le 29 septembre 1902, il meurt asphyxié à son domicile. L'origine criminelle du décès a été avancée, elle est fort probable, comme l'a démontré récemment Alain Pagès[15].

François-Marie Mourad



[1] Dominique Maingueneau, Le Contexte de l'œuvre littéraire. Énonciation, écrivain, société, Dunod, 1993.

[2] « …les poètes sont de grands enfants […]. Les bébés pleurent pour avoir la lune qu'ils ont vue dans un seau d'eau ; les rimeurs gémissent de désir devant leurs propres créations » (L'Événement, 20 avril 1866).

[3] Trois tomes chez Fayard.

[4] La Curée est une exception notoire, puisque Zola a évidemment utilisé le mythe de Phèdre, tout de même très connu.

[5] Tous les romans de Zola qui prennent Paris pour cadre sont des dictionnaires de la ville, des guides souvent très justes, mais aussi très pittoresques, et montrent quelle inlassable inspiration l'écrivain a su y trouver.

[6] Voir notre Zola critique littéraire, Paris-Genève, Champion, 2003.

[7] Zola, Le Roman expérimental, GF-Flammarion, 2006.

[8] Ils occupent plusieurs tomes des Œuvres complètes.

[9] Zola, Mes Haines, GF-Flammarion, 2012.

[10] Zola, Écrits sur l'art, Gallimard, coll. Tel.

[11] Dominique Maingueneau, op. cit., p. 46-47.

[12] Piotr Boborykine est un journaliste russe qui contribua largement à faire connaître Zola dans son pays. L'écrivain français répond ici à une demande précise de Bobrykine qui préparait une conférence sur l'auteur des Rougon-Macquart. La lettre peut être datée du début de février 1876. Zola a alors publié cinq volumes de sa saga. Le sixième, Son Excellence Eugène Rougon, est en train de paraître en feuilleton. Cette lettre est citée intégralement et commentée ci-dessous, en annexe.

[13] Pour plus de précision, nous renvoyons le lecteur au dossier de notre édition, GF‑Flammarion, 2006.

[14] Trois seront publiés, Fécondité (1899), Travail (1901), Vérité, (1903, après la mort de l'écrivain). Le dernier, Justice, est resté à l'état d'ébauche.

[15] Alain Pagès : Zola. De « J'accuse » au Panthéon, Le Puy Fraud, Éditions Lucien Souny, 2008, chap. XI, pp. 251-292.



Annexe
Zola, lettre autobiographique à Piotr Boborykine (1876)


Piotr Boborykine est un journaliste russe qui contribua largement à faire connaître Zola dans son pays. L'écrivain français répond ici à une demande précise de Boborykine qui préparait une conférence sur l'auteur des Rougon-Macquart. La lettre peut être datée du début de février 1876. Zola a alors publié cinq volumes de sa saga. Le sixième, Son Excellence Eugène Rougon, est en train de paraître en feuilleton.


Je suis né le 2 avril 1840 d'un père natif de Venise et d'une mère française, originaire de la Beauce Ñ je suis né à Paris, en plein centre d'un des quartiers populaires. Mon père était ingénieur et il réalisa quelques grands travaux de canalisation dans la région d'Aix, près de Marseille, où il mourut en 1847. J'ai grandi en Provence de l'âge de trois ans jusqu'à l'âge de dix-huit ans et j'ai commencé mes études au collège de la ville d'Aix. Revenu à Paris en 1858, j'ai connu une période de grande misère. J'ai terminé mes études au lycée Saint Louis et passé quelque temps à fainéanter avec l'insouciance d'un poète. En 1862, je suis entré comme commis à la librairie Hachette et j'y suis resté jusqu'en 1866, époque où je me suis lancé dans le journalisme.

Il y a déjà dix ans que je vis de ma plume, plutôt mal que bien. On me conteste violemment, on ne me reconnaît souvent pas le moindre talent et je gagne bien entendu beaucoup moins d'argent que ceux qui écrivent les feuilletons dans les journaux. Il y a quatre ans seulement que j'ai pu cesser tout à fait de collaborer à des journaux, où je m'attirais des désagréments par mes manières, et je me suis définitivement enfermé chez moi pour écrire mes romans.

Je vis très à l'écart, dans un quartier éloigné, au fin fond des Batignolles. J'habite une petite maison avec ma femme, ma mère, deux chiens et un chat. Si quelqu'un passe me voir le jeudi soir, il s'agit surtout d'amis d'enfance qui sont presque tous des Provençaux. Je sors le moins possible. Comme écrivains, je ne fréquente que Flaubert, Goncourt et Alphonse Daudet. Je me suis éloigné de tout, exprès, pour travailler le plus tranquillement possible. Je travaille de la manière la plus bourgeoise. Mes heures sont fixées : le matin, je m'assieds à ma table, comme un marchand à son comptoir, j'écris tout doucement, en moyenne trois pages par jour, sans recopier : imaginez-vous une femme qui brode de la laine, point par point ; naturellement, je fais des fautes, quelquefois je rature, mais je ne mets ma phrase sur le papier que lorsqu'elle est parfaitement disposée dans ma tête. Comme vous voyez, tout ceci est extraordinairement ordinaire. Je crains qu'une telle révélation ne fasse tort, dans l'esprit de vos auditeurs, au personnage effrayant qu'ils imaginent que je suis. Mais, en réalité, tous les véritables travailleurs à notre époque doivent être par nécessité des gens paisibles, éloignés de toute pose et qui vivent en famille, comme n'importe quel notaire d'une petite ville.

Que vous dire encore ? Mes Rougon-Macquart auront vingt tomes et actuellement je travaille sur le septième, un roman qui embrassera le monde des ouvriers parisiens [il s'agit évidemment de L'Assommoir]. J'ai déjà beaucoup travaillé et j'ai encore devant moi beaucoup de travail. Pour moi, la vie tout entière se résume dans le travail. Je ne compte pas, même dans dix ou quinze ans, être compris et reconnu en France. On répand sur mon compte des absurdités de toute sorte. De plus, la haine des écoles littéraires est trop forte pour qu'on me rende justice et la politique fait maintenant chez nous tellement de bruit que les livres passent tout à fait inaperçus. Ça ne fait rien ! Il faut seulement produire. Quand je suis content de ma journée, le soir, je joue aux dominos avec ma femme et ma mère. J'attends ainsi plus facilement le succès.

Je juge presque superflu que je ne me connais qu'un vice : j'aime bien manger. Mais un tel aveu peut sembler vaniteux. Jugez-en vous-même : pouvez-vous expliquer par tout ceci mes romans ? Un dernier détail, je suis très nerveux, le travail prolongé m'irrite et me tue. Parfois je suis obligé de m'arrêter quelques semaines parce que mon cœur commence à battre de manière effrayante. Si je n'écrivais pas mes livres, j'aimerais être un petit propriétaire quelque part dans un village et respirer librement le grand air.

Corrigez tout ceci. Je voulais seulement vous donner des faits et des chiffres. Au fond, dans l'art, je n'ai qu'une passion : la vie. Je suis dévoué avec amour à la vie actuelle, à toute mon époque.

Le portrait est à la fois véridique et édifiant, authentique et un peu retors, lucide et pourtant destiné à alimenter le mythe de l'écrivain moderne, aux antipodes de la représentation traditionnelle, de l'auteur à gages, puis du poète romantique, de l'auteur inspiré, du mage, de l'élu. Ici, c'est « extraordinairement ordinaire », comme les détails de la vie quotidienne, la petite maison, la partie de dominos, les animaux domestiques, la comparaison avec une vie de notaire ou de petit rentier. Le cliché de la vie de bohème repousse dans les lointains, dans l'informe, l'amateurisme des poètes. Surtout nous lisons un hymne à la religion du travail « bourgeois », qui sied bien à cette époque, et qui manifeste chez Zola la volonté d'intégrer la littérature à la société productive, de démontrer son utilité en en faisant une authentique profession et non une distraction, un loisir ou un luxe de nantis. Rabaisser l'inspiration et valoriser l'effort, c'est donner à l'écrivain un statut social, et par suite la citoyenneté, un droit de participation et d'expression, une responsabilité et une fonction à la hauteur de toutes les autres. Quand Zola prendra parti en faveur de Dreyfus, il le fera au nom de son œuvre, de la quantité de romans accumulés, du droit moral qu'une vie de labeur lui confère.

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