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François-Marie Mourad : Éléments pour servir à une bio/graphie d'Émile Zola. Avec, en annexe, la lettre autobiogaphique de Zola à Piotr Boborykine (1876). Mis en ligne le 19 janvier 2012. © : François-Marie Mourad. François-Marie Mourad, professeur agrégé des Lettres, docteur en Littérature et civilisation françaises, est professeur en classes préparatoires littéraires au lycée Montaigne de Bordeaux. Éléments pour servir à une bio/graphie d'Émile ZolaEn reprenant par cette périodisation une proposition novatrice de Dominique Maingueneau[1], nous voudrions essayer de rattacher plus étroitement les considérations sur la vie de Zola à sa vocation d'écrivain, plutôt que de nous complaire, dans la perspective pédagogique qui est la nôtre, à l'accumulation de détails par trop insignifiants ou périphériques de son existence ou du contexte. « L'important, c'est la manière particulière dont l'écrivain se rapporte aux conditions d'exercice de la littérature de son époque », et aussi la façon dont il modèle son destin pour donner à son œuvre la meilleure part. Notre propos vise secondairement à corriger quelques erreurs de présentation habituellement commises sur Zola et le naturalisme, des erreurs qui grèvent la lecture de ses œuvres parce qu'elles sont l'application de pré-jugements idéologiques sur la nature même de la littérature. Mon père, ce hérosL'image du père a sans doute à la fois profondément affecté et fasciné Zola. La disparition prématurée de François Zola (Venise, 1795, Marseille, 1847), a jeté Émile (né en 1840) et sa mère dans une situation dramatique, proche du dénuement. En même temps, la personnalité exceptionnelle de ce brillant ingénieur civil, débordant de projets, « mélange de génie créatif et d'affairisme » (Henri Mitterand) a sans doute modelé, par le biais du mythe familial, du souvenir, du manque et de l'idéalisation, la conscience de soi et l'imaginaire de l'écrivain. Sans verser dans une interprétation de type psychanalytique, on peut penser que le fils a voulu à la fois honorer le Père (incarnant l'énergie, la modernité, la science, la libre pensée, les forces de l'avenir en butte au conservatisme) et représenter dans ses récits des drames familiaux où la paternité (absente ou excessive) met en question l'équilibre de la parentèle. Émile Zola a en tout cas été obligé de travailler très tôt
pour vivre, et pour rembourser les dettes contractées par son père (qui devait
mener à bien les constructions destinées à approvisionner en eau la ville d'Aix-en-Provence),
et ultérieurement par sa mère, d'origine modeste, mais attachée à faire valoir
(à peu près en vain) les droits du défunt contre les menées des spéculateurs et
des aigrefins. La hantise des concussionnaires, l'écrasement des petits par les
puissants, le déclassement, le heurt entre les catégories sociales, Émile Zola
les connaît bien, pour avoir vécu dans l'humiliation et le ressentiment une
grande partie de sa jeunesse. On retrouve dans la plupart des romans des Rougon-Macquart l'âpreté de cette
conscience politique au sens le plus général et le plus universel du terme,
indépendamment des partis et des engagements idéologiques, pour lesquels
l'homme Zola n'a eu que peu d'attraits. Il sera un libéral, un républicain dans
l'Absolu, plutôt tourné vers l'utopie d'un monde meilleur à mesure que le
spectacle de l'évolution sociale et des petitesses de la vie nationale le
décevra. Les années collège et lycéeLe clivage entre Paris et la province a été vécu à plusieurs
niveaux par le jeune garçon. La jeunesse à Aix-en-Provence (quasiment jusqu'à
l'âge de dix-huit ans) a été certes marquée par les difficultés, mais c'est
aussi inévitablement le temps du bonheur, de l'amitié (avec Cézanne, le futur
grand peintre, en particulier), de la vie en contact avec la nature et d'une
certaine forme de liberté, d'indolence, de sensualité, dont on trouve la
reviviscence dans les nouvelles (voir l'adresse des Contes à Ninon, 1864) et dans certains romans, par exemple dans L'Œuvre (1886), réputé
autobiographique : « C'étaient des fuites loin du monde, une
absorption instinctive au sein de la bonne nature, une adoration irraisonnée de
gamins pour les arbres, les eaux, les monts, pour cette joie sans limite d'être
seuls et d'être libres. » À mesure que sa réalité s'éloignera, le souvenir
de la province nourrira une sorte d'idéal paradisiaque, de pensée des origines,
à tous les plans : anthropologie, représentations artistiques, vision
sociale… Par exemple, dans la conception que Zola se fait des arts, la poésie
est constamment associée à l'enfance[2],
à la fraîcheur des sentiments, au sensualisme panthéiste. En 1864, il définit
celle-ci, dans un article intitulé assez pompeusement « Du progrès dans
les sciences et dans la poésie », « un cri d'admiration devant les
phénomènes de la nature », et encore, « la science des peuples au
berceau ». La poésie, d'après le critique, est dépassée au XIXe
siècle, mais elle réussit à faire vibrer les cœurs à l'occasion, puisque
certains s'obstinent à parler à l'homme originel qui survit en nous. Autant
dire que Zola, contemporain d'un renouvellement important de la poésie (Nerval,
Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé), est loin de prendre acte d'une mutation artistique
d'ailleurs inaperçue par bon nombre de ses contemporains. Il fait le choix de
la prose et du roman, comme formes modernes de réalisation littéraire, comme
outils liés à l'actualité des sciences humaines. La
montée à Paris, en 1858, sera le point de départ d'une série de refoulements,
plus ou moins obligés pour permettre une insertion socioprofessionnelle qui ne
sera réalisée qu'après plus de dix années d'un travail acharné. Henri Mitterand
intitule la deuxième partie de sa biographie[3]
« les orphelins du romantisme ». Dans le processus de maturation
accélérée à laquelle Zola est contraint, notamment après son échec au
baccalauréat (1859), il y a un détachement progressif de l'univers
fantasmatique et des valeurs littéraires qui ont bercé son adolescence :
c'est le romantisme de Musset, de Lamartine et de Victor Hugo, ce dernier
constituant le grand Ancêtre, une figure obsédante du Père que Zola n'aura de
cesse de contester par tous les moyens et pendant plus de trente ans. Il sera
peut-être moins sévère envers la littérature populaire, les romans-feuilletons
d'Alexandre Dumas, d'Élie Berthet, d'Eugène Sue, de Paul Féval, qu'il a dévorés
à l'âge de quatorze ou quinze ans, mais qui avaient le mérite de ne pas faire
mystère de leur invraisemblance. Il y a d'ailleurs là une leçon de narration,
de puissance, de souffle, que le futur auteur des Mystères de Marseille (1867) et des Rougon-Macquart n'oubliera pas. Le
dernier point à aborder pour cette période est celui de la formation scolaire.
Zola tout au long de son cursus, fut un
bon élève, nourri de culture « classique », habile aux exercices
rhétoriques qu'on lui imposait et remportant des prix à l'occasion. Le fait que
son œuvre romanesque puisse être lue par un public à qui le romancier n'impose
que très rarement — et le plus souvent à travers une ironie féroce
— ce filtre culturel, cette familiarité avec les grands auteurs du
patrimoine (notamment les classiques du XVIIe siècle[4])
n'implique pas, comme on l'en a accusé, son « inculture » et sa
« grossièreté ». C'est un a
priori d'origine sociologique que l'on substitue à un examen attentif des
choix de l'écrivain, sur lesquels nous reviendrons. On serait bien surpris de
la lecture des quelques manuscrits qui subsistent — malheureusement en
très petit nombre — de la jeunesse et de l'adolescence de Zola.
« Ces textes révèlent les traces d'une boulimie de lectures » (Henri
Mitterand). Ceux qui ont été rédigés dans le cadre scolaire sont nourris de
références obligées, bien maîtrisées. D'autres, élaborés pour le plaisir,
témoignent de réelles dispositions à l'écriture et d'une assise intellectuelle
qui serait considérée aujourd'hui comme encyclopédique. En tout cas, même si
cela n'a rien d'original à cette époque, le goût de l'écriture fut chez lui
précoce et constant ; « À l'écart de la médiocrité d'imagination de
la plupart de ses camarades, le jeune Zola apparaissait comme un esprit
exceptionnellement doué pour poser rapidement une situation et un décor,
croquer des personnages de premier et de second plan, lancer un dialogue, créer
une péripétie, conduire une action jusqu'à son dénouement, attendu ou
inattendu » (Henri Mitterand). Un jeune homme à ParisOn s'est généralement beaucoup ému de la période de misère
matérielle et morale que Zola a connue de vingt à vingt-deux ans (1860 à 1862),
jusqu'à ce qu'il trouve un emploi régulier à la Librairie Hachette. Durement
vécue, elle laissera des impressions indélébiles et ne doit pas compter pour
rien dans le projet de montrer la vie des humbles de la façon la plus réaliste
qui soit. Mais nous préférons insister sur la façon dont Zola a réagi pour
contrer le mauvais sort. Dans un premier temps, il s'est réfugié dans
l'idéalisme et la poésie, mais sa volonté s'est vite lassée de ces échappées
dans le monde du rêve. Sa correspondance de cette époque révèle en revanche une
singulière aptitude au travail intellectuel, une inlassable curiosité, une
attention aigu‘ à l'actualité et surtout une capacité à saisir l'essentiel,
d'un livre, d'un auteur, d'une série d'événements, d'une tendance esthétique, d'un
tableau. Manifestement son choix est fait : il passera sa vie à lire et à
écrire. Pour l'instant il complète sa formation, lit Montaigne, George Sand,
Michelet, relit les classiques, cite Dante, Hugo, Ronsard… « Les livres,
autour de lui, les pages qui tombent de sa plume, le travail littéraire,
acharné par à-coups, qui, pour l'heure, compense le chômage, l'ambition d'imposer
un jour, le plus tôt possible, son nom et son œuvre : ce sont autant de
défenses contre le désordre intérieur et l'anxiété » (Henri
Mitterand) : « La lutte sera longue, mais elle ne m'effraie
pas ; je sens en moi quelque chose et, si en réalité ce quelque chose
existe, tôt ou tard il doit paraître au grand jour » (Lettre à son ami
Baille, 20 février 1861). Nulla dies sine linea, aucun jour sans une ligne, sera la devise de cet
écrivain, qui a très tôt conçu son activité comme un labeur inlassable et le
triomphe de la volonté. Pour autant, il ne néglige pas ses autres centres
d'intérêt : Paris, qu'il arpente avec émerveillement et qu'il finit par
connaître parfaitement[5],
l'amitié et la camaraderie, qui ont toujours eu une grande place dans son
existence, la peinture. Tout est lié d'ailleurs ; beaucoup de jeunes
peintres essaient de trouver leur voie dans la capitale et se serrent les
coudes, formant un milieu beaucoup plus perméable et plus ouvert que celui des
gens de lettres. Zola court les musées, voit les artistes au travail, dans les
ateliers, les retrouve dans les cafés, discute avec eux, partage leurs
ambitions esthétiques et leurs préoccupations matérielles. Cette précoce
initiation au monde de la peinture a souvent été sous-estimée ou reste un peu
méconnue du grand public. Elle s'est pourtant traduite par une lucidité souvent
prophétique en ce qui concerne les grands noms de la peinture moderne, et elle
a forgé en l'écrivain une sensibilité esthétique qui nourrit bon nombre de
descriptions de ses romans, nuançant d'autant les conceptions que l'histoire
littéraire brandit comme un dogme absolu concernant le naturalisme. ætre de son tempsN'étant pas prisonnier d'une quelconque structure, d'une
institution, d'une tradition familiale, libre de ses choix, Émile Zola prend
l'air du temps, se met aux aguets, dans une période considérée aujourd'hui par
les historiens comme un temps fort du développement, de « progrès »,
économique, scientifique, technique… Même si, politiquement, le Second Empire
(1852-1870) est un régime autoritaire, contesté par un grand nombre
d'intellectuels, de penseurs, d'artistes, il n'en reste pas moins qu'il a
permis l'éclosion de nombreux ferments d'avenir. Zola adhère énergiquement à la
philosophie du progrès, il se tourne résolument vers le futur, du moins dans
ses choix conscients ; c'est un évolutionniste, qui ne croit pas aux
modèles du passé, aux « vieilles lunes », aux croyances, à la
superstition, à un quelconque idéal éternel. Il faut dire qu'il trouve de 1862
à 1866 un observatoire idéal à la Librairie Hachette, une entreprise moderne de
diffusion du savoir, où il fait progressivement son chemin, jusqu'à occuper le
poste de directeur de la publicité. Là, il se retrouve au contact de savants,
de grands écrivains. C'est une chance inouïe, et il la met à profit par son
entregent, son sens de la réclame, ses compétences intellectuelles, son
imagination. La Librairie Hachette est un foyer du positivisme, c'est-à-dire la
forme que prend au XIXe siècle la pensée des Lumières, une sorte
d'exaltation de la Raison vouée à l'unification des champs du Savoir, pour
servir l'humanité, dans toutes ses dimensions, intellectuelle, morale, sociale.
Zola fait la promotion des dictionnaires, des ouvrages de vulgarisation, des
manuels, des romans maison… en rédigeant des notices, des « prières
d'insérer » dans les journaux et les revues, en suivant de près la
diffusion, en correspondant avec les critiques. La composante à la fois
pédagogique et volontariste de l'entreprise se retrouvera dans sa propre
philosophie de la création, qui vise un large public et qui fait de chaque
roman une enquête, le chapitre d'une encyclopédie du monde réel et une
dénonciation des conservatismes. Émile Zola journaliste et critique[6]À vingt-cinq ans,
Zola est déjà un professionnel du secteur de l'édition, du journalisme, de
l'écriture, de ce que l'on appelle le champ littéraire, et ce dans toutes ses
composantes. Cette connaissance de l'univers des lettres fera de lui un
écrivain averti, attentif à ses intérêts et sourcilleux sur ses contrats, un
homme du métier habile à la transaction, un travailleur moderne. Il a lutté
pour son indépendance et fut toujours favorable à un statut de producteur
indépendant. Cette prise de position, assez originale pour l'époque, est bien
exprimée dans un texte important, iconoclaste : « L'Argent dans la
littérature » (1880, repris dans Le
Roman expérimental[7]).
Ne disposant pas,
comme Flaubert ou les frères Goncourt, d'une fortune personnelle, Zola est
contraint de passer par le journalisme pour se faire un nom. Il publie ses
premiers articles en 1863 et s'ouvre une carrière d'échotier, de critique d'art
(prenant en particulier la défense de Manet), de critique littéraire, de rédacteur
aux talents multiples. Il fait son chemin dans les méandres du métier, publiant
des centaines d'articles dans les périodiques de l'époque, à Paris et en
province. En janvier 1866, il quitte la Librairie Hachette pour se donner tout
entier à cette activité concurrente. En compulsant ces articles qui sont
« les travaux et les jours » de Zola[8],
on est surpris de la variété des talents qu'ils manifestent. Beaucoup de ces
textes méritent de sortir de l'oubli, pas seulement ceux qui ont été réunis par
Zola lui-même dans Mes Haines[9]
(1865) par exemple, ou ultérieurement par les spécialistes, comme ses Écrits sur l'art[10]
ou, mieux nommé, L'Atelier de Zola.
En particulier, on remarque une singulière aptitude à la polémique, une ironie
souvent cinglante et une grande régularité dans les conceptions esthétiques.
Dès 1864, Zola est armé de ses idées sur la littérature, de son naturalisme :
il reprend à son compte les idées romantiques de la « personnalité »,
de l'originalité dans la puissance créatrice, de fierté et d'indépendance, mais
il exige le choix des sujets modernes, et la « vérité », c'est-à-dire
une prospection sans faille, sur le modèle scientifique, des phénomènes
sociaux, des « milieux », des hommes. À l'approche de l'année 1870,
il participe plus activement au journalisme d'opposition à l'Empire, et il
devient chroniqueur parlementaire à l'avènement de la République. Les Rougon-MacquartEn marge de son
activité de journaliste, Zola s'essaie à la fiction. Il publie un recueil de
contes en 1864 (les Contes à Ninon,
d'inspiration provençale), un roman par lettres d'origine autobiographique (La Confession de Claude, 1865), un roman
mélodramatique (Le Vœu d'une morte,
1866), un roman-feuilleton (Les Mystères
de Marseille, 1867). Cette production est en retard par rapport aux
manifestes et aux professions de foi du critique. C'est en partie une
littérature alimentaire, mais c'est aussi un travail sur les modèles
littéraires en vigueur, du moins ceux qui passent par la prépublication dans la
presse. Avec Thérèse Raquin
(1867), Zola frappe plus fort, il franchit le pas qui mène à une notoriété
moins ténue et s'accorde à ses conceptions. Il fait violence au public et
suscite des réactions passionnées dans le monde des lettres. On peut dater de
cette époque les préjugés de « littérature putride », de complaisance
dans les bas-fonds et les tréfonds, d'immoralité, qui traduisent le choc émotif
et l'inaltérable originalité du romancier Zola. Aux alentours de
1868, imprégné de La Comédie humaine
de Balzac, possesseur d'une plume alerte et avertie, nourri de lectures
encyclopédiques, regardant au loin vers l'avenir, il conçoit son grand œuvre,
sa pyramide ; ce seront Les
Rougon-Macquart, d'abord prévus en dix volumes, mais qui en feront vingt en
1893. C'est l'Histoire d'une famille sous
le Second Empire, une fresque d'actualité, commencée sous le régime qu'elle
prend pour cadre et presque toujours pour sujet. À partir de 1872, après la
parution des deux premiers tomes, La
Fortune des Rougon et La Curée,
Zola est assuré par son nouvel éditeur, Charpentier, de pouvoir travailler sans
se soucier du lendemain. C'est le début de sa carrière de romancier à plein
temps. Profession : romancierC'est peut-être à partir de ce moment que le concept de
bio/graphie est le plus opérant, puisque l'œuvre en développement imprime à la
vie de Zola son rythme et ses caractères principaux, et que la réception par le
public de chacun de ses romans devient un épisode de sa carrière.
« L'existence du créateur se développe en fonction de cette part
d'elle-même qu'est l'œuvre déjà accomplie, en cours d'accomplissement, ou à
venir. Mais en retour l'œuvre se nourrit de cette existence qu'elle habite
déjà. […] Il y a là un enveloppement réciproque et paradoxal qui ne se résout
que dans le mouvement de la création : la vie de l'écrivain est dans
l'ombre de l'écriture, mais l'écriture est une forme de vie[11]. »
Zola est conscient de cette interaction, il affirme faire désormais corps avec
son œuvre, en particulier avec la part qui est à venir. Dans sa lettre
autobiographique à Piotr Boborykine[12]
de 1876, que nous présentons en annexe, Zola évoque avec précision la situation
de l'écrivain moderne qu'il a voulu être et corrige les conceptions erronées
que la critique et le scandale de l'œuvre tendaient à accréditer. Le NaturalismeC'est
dans les années 1880 que triomphe le naturalisme, d'abord par les succès de
librairie de Zola et parce que sa voix porte haut et fort, qu'il rend coup pour
coup à une critique souvent déchaînée, caricaturale, grossière, qui deviendra
infamante à l'époque de son intervention dans l'Affaire Dreyfus (1898). Le mot
est une étiquette à laquelle Zola a pensé assez tôt, en 1865-1866, dans son
discours critique, et qu'il martèle pour s'imposer à ses détracteurs. Le
concept précède les œuvres, les accompagne ensuite, mais il existe
indépendamment comme stratégie discursive.
C'est un discours auquel les œuvres se rapportent en partie, mais dont la
fonction et la nécessité sont plutôt d'ordre historique et sociologique. La vie
littéraire se nourrit d'oppositions assez tranchées, c'est un champ de forces
souvent contraires, on y mène des combats pour susciter l'attention, imposer
des réputations, cumuler des avantages. Telle est la réalité en fonction de
laquelle chaque écrivain définit sa position. Zola a voulu occuper l'espace le
plus large, d'abord par la massivité de l'œuvre, mais aussi par ce qu'il
considérait être la supériorité et la modernité de son discours, de sa
conception de l'évolution littéraire. Le naturalisme est d'abord prospectif et
novateur dans les années qui précèdent la gloire, il vise à soutenir les
tentatives artistiques les plus modernes, celles de Balzac, des frères
Goncourt, de Flaubert, il est une tentative de synthèse des réalismes, il se
rattache à diverses traditions scientifiques et philosophiques (notamment du
XVIIIe siècle), au matérialisme, au déterminisme, au positivisme. Il
est syncrétique. Quand le succès sera venu, le discours perdra en souplesse, se
durcira, pour maintenir la position, comme on dit en langage militaire. Zola suit
une évolution qui conduit du prophétisme à la cléricature. Il n'hésite pas à
donner un tour dogmatique à sa pensée, puisque le besoin s'en fait sentir,
notamment dans Le Roman expérimental[13].
Il encourage la création d'un mouvement littéraire, attire à lui les jeunes
talents comme Guy de Maupassant ou Joris-Karl Huysmans, fait de sa maison de
Médan un lieu de pèlerinage et focalise l'attention du public avec l'ouvrage
collectif des Soirées de Médan
(1880), considéré comme un manifeste de la nouvelle école. Tout cela est assez
circonstanciel, et se délite au regard des œuvres du maître. D'ailleurs
lui-même est favorable à une évolution du sens de ce mot, qui anticipe ou suive
les nouvelles voies qu'il se prépare à emprunter au début des années 1890 :
« L'avenir appartiendra à celui ou à ceux qui auront saisi l'âme de la
société moderne, qui, se dégageant des théories trop rigoureuses, consentiront
à une acceptation plus lyrique, plus attendrie de la vie. Je crois à une
peinture de la vérité plus large, plus complexe, à une ouverture plus grande
sur l'humanité, à une sorte de classicisme du naturalisme. » Si l'on fait
la part d'un certain nombre de nuances et de correctifs, de facteurs
d'explication qui relèvent de la sociologie de la littérature, le naturalisme
reste à examiner de près, comme un discours qui s'est développé dans le temps,
comme une sorte de projectile que Zola a réussi à lancer vers l'avenir, comme
une étiquette qui a finalement réussi à la fois à justifier et à masquer les
audaces de son œuvre. Le troisième ZolaLe
renouvellement a été recherché par Zola à peu près à tous les moments de son
existence, mais il est forcément d'une plus grande ampleur quand Les Rougon-Macquart arrivent à leur
achèvement. Des événements intervenus dans la vie intime, sa liaison avec une
jeune et jolie femme, Jeanne Rozerot (à partir de
l'été 1888), puis la naissance de deux enfants (1889 et 1891), semblent avoir
infléchi son œuvre, vers une sorte de tendance au lyrisme effectivement, vers
la quête du bonheur par la voie du couple et de la maternité, par une
affirmation réitérée de la confiance dans les forces de vie. Le cycle des Trois Villes (Lourdes, 1894, Rome,
1896, Paris, 1898), qui a eu beaucoup
de succès à l'époque, et que l'on redécouvre aujourd'hui, retrace l'itinéraire
à la fois spirituel et géographique d'un prêtre, Pierre Froment, qui le conduit
de la désillusion à la critique du dogme religieux et à l'abandon de sa
soutane. Ces romans sont peut-être desservis par une hypertrophie des
descriptions et le caractère un peu périmé des problèmes abordés. Un
autre cycle, entamé à partir de 1899, Les
Quatre Évangiles[14], est lui
aussi plus difficile à lire aujourd'hui ; il verse dans le messianisme
utopique et enserre la lecture dans une idéologie souvent contraignante. La
production littéraire de Zola a été affectée à partir de 1898 par l'Affaire
Dreyfus, qui constitue un chapitre d'histoire à elle seule. Alors qu'il était
au faîte de la gloire et de l'aisance matérielle, Zola n'a pas hésité à prêter
sa voix à tous les défenseurs de la Justice (son plus célèbre texte a pour
titre « Lettre au Président de la République », plus connu sous
l'anaphore « J'accuse »), pour dénoncer un procès inique et mettre à
bas les coalitions traditionalistes qui faisaient peser un grave danger sur la
République (notamment l'influence d'une partie de l'armée et du clergé) :
« Au fur et à mesure du développement de l'affaire, il lui devient évident
que les valeurs pour lesquelles il a lutté toute sa vie sont particulièrement
menacées. Avec Dreyfus, il faut défendre la République avilie par la veulerie
des politiciens, la tolérance battue en brèche par la montée de l'antisémitisme
et du nationalisme, le sens de la justice et de la vérité dévoyé par les
passions exacerbées » (Dictionnaire
d'Émile Zola). Il sera néanmoins condamné, se réfugiera en Angleterre et
sera l'objet de nouvelles et très violentes attaques. Le 29 septembre 1902, il
meurt asphyxié à son domicile. L'origine criminelle du décès a été avancée, elle
est fort probable, comme l'a démontré récemment Alain Pagès[15]. François-Marie Mourad [1]
Dominique Maingueneau, Le Contexte de l'œuvre littéraire. Énonciation, écrivain, société, Dunod, 1993. [2]
« …les poètes sont de grands enfants […]. Les bébés pleurent pour avoir la
lune qu'ils ont vue dans un seau d'eau ; les rimeurs gémissent de désir
devant leurs propres créations » (L'Événement,
20 avril 1866). [3]
Trois tomes chez Fayard. [4]
La Curée est une exception notoire,
puisque Zola a évidemment utilisé le mythe de Phèdre, tout de même très connu. [5]
Tous les romans de Zola qui prennent Paris pour cadre sont des dictionnaires de
la ville, des guides souvent très justes, mais aussi très pittoresques, et
montrent quelle inlassable inspiration l'écrivain a su y trouver. [6]
Voir notre Zola critique littéraire,
Paris-Genève, Champion, 2003. [7] Zola,
Le Roman expérimental, GF-Flammarion,
2006. [8]
Ils occupent plusieurs tomes des Œuvres
complètes. [9] Zola, Mes Haines,
GF-Flammarion, 2012. [10] Zola, Écrits sur l'art,
Gallimard, coll. Tel. [11]
Dominique Maingueneau, op. cit., p. 46-47. [12] Piotr Boborykine est un journaliste russe qui contribua largement à faire connaître Zola dans son pays. L'écrivain français répond ici à une demande précise de Bobrykine qui préparait une conférence sur l'auteur des Rougon-Macquart. La lettre peut être datée du début de février 1876. Zola a alors publié cinq volumes de sa saga. Le sixième, Son Excellence Eugène Rougon, est en train de paraître en feuilleton. Cette lettre est citée intégralement et commentée ci-dessous, en annexe. [13]
Pour plus de précision, nous renvoyons le lecteur au dossier de notre édition,
GF‑Flammarion, 2006. [14]
Trois seront publiés, Fécondité (1899),
Travail (1901), Vérité, (1903, après la mort de l'écrivain). Le dernier, Justice, est resté à l'état d'ébauche. [15]
Alain Pagès : Zola. De « J'accuse » au Panthéon, Le Puy Fraud,
Éditions Lucien Souny, 2008, chap. XI, pp. 251-292. Annexe
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