Zola, l'argent, la littérature… Conférence prononcée aux lycées Chateaubriand de Rennes, Montaigne et Gustave Eiffel de Bordeaux. Mise en ligne le 13 janvier 2010. © : François-Marie Mourad. François-Marie Mourad, professeur agrégé des Lettres, docteur en Littérature et civilisation françaises, est professeur en classes préparatoires littéraires au lycée Montaigne de Bordeaux. Zola, l'argent, la littérature…« L'argent a créé les lettres modernes[1]. » Aborder Zola par la
question de l'argent est inévitable, parce que sa vie et son œuvre sont
singulièrement influencées par l'argent. Mais c'est épineux parce qu'on peut
parler à ce propos d'un véritable enchevêtrement de problématiques. Quel angle adopter :
biographique, psychologique, économique, socio-historique, littéraire, symbolique,
voire mythologique… ? Le titre que j'ai choisi, Zola, l'argent, la littérature… se tient prudemment à la lisière de
ces cheminements possibles. Mais enfin il faut tout de même s'engager, choisir.
Je vous propose donc un itinéraire en deux étapes, dont le fil rouge sera la
référence attendue au roman L'Argent[2],
que Zola publie en 1891. Dans un premier
temps nous nous intéresserons à la place de l'argent dans la vie et la carrière
de Zola. Quel type de rapports l'homme et l'écrivain ont-ils entretenus avec
l'argent ? On verra que Zola, à la lumière de son expérience personnelle, a
été conduit à promouvoir le rôle de l'argent dans la littérature en l'incluant
dans une éthique libérale qui fait la part belle à la valeur travail. Dans un
deuxième temps, nous examinerons la place de l'argent dans le roman du même nom
et dans la fiction. L'argent, cette fois, renvoie, et c'est là le problème, non
plus au travail mais au plaisir, au désir, à l'imaginaire… Ce découplage de
l'argent et de la réalité entraîne des excès en tout genre et provoque la
catastrophe financière. C'est ce que cherche à nous dire le romancier, mais son
propos n'est pas simple : il ne se limite pas à une leçon morale ou à l'actualisation
d'un thème déjà abordé par Balzac. Zola va plus loin, il approfondit la
contradiction en faisant de l'argent une métaphore et un symbole inquiétants de
la vie elle-même, plus exactement d'un impérieux désir de vivre, tendu vers
l'absolu, mais conflictuel dans son essence, parce qu'il est à la fois
destructeur et créateur. Dans le dix-huitième roman des Rougon-Macquart, Zola a ainsi écrit l'épopée naturaliste de l'argent-roi,
« adoré plus haut que les vains scrupules humains, dans l'infini de sa
puissance » (ch. VII). 1 - Zola et l'argent A. Zola en homo novusCommençons par le
commencement. La vie de la famille
Zola a d'abord été une lutte épique, tragique et pathétique pour trouver de
l'argent. D'origine extrêmement modeste du côté de la mère, cette famille
restreinte était sur le point de s'élever très haut socialement grâce au père
d'Émile, l'ingénieur François Zola. Né à Venise, docteur en mathématiques,
spécialiste de géodésie, il devient un brillant ingénieur civil et un adepte
des grands travaux, comme l'ingénieur Hamelin qui est son lointain avatar
littéraire. Il faut insister ici sur la stature romanesque et le destin brisé de
ce père qui meurt brutalement en 1847 sur le chantier de ce qui allait être son
grand œuvre : le canal destiné à alimenter en eau potable la ville
d'Aix-en-Provence. À sa mort, il laisse une jeune veuve désemparée et na•ve de
27 ans et un orphelin de 7 ans, le futur grand écrivain. Le financement du
canal Zola était loin d'être assuré et, à la disparition de l'ingénieur, la
situation de la famille se dégrade subitement. Je n'entre pas dans les détails,
mais il importe de savoir que, très jeune, Zola a eu à connaître, même
indirectement, les menées des spéculateurs, les abus de pouvoir, les procès et
les dettes dans lesquels sa mère a été entraînée pour défendre à la fois ses
intérêts et la mémoire de son mari. Le boursier Zola
fait de bonnes études primaires et secondaires, mais, nouveau malheur, il
échoue par deux fois au baccalauréat, à l'époque véritable certificat de
bourgeoisie, immédiatement monnayable sur le marché du travail. Du coup, sans
relations, sans héritage, sans diplôme, et avec sa mère à charge, il entre dans
la vie adulte par la porte étroite de la misère, la misère réelle des petits
emplois, des logements insalubres, du dénuement, et de ce qu'on appelle
pudiquement la bohème littéraire. Le rapport à l'argent est donc d'abord vécu
comme manque obsédant, déclassement social. Puis petit à petit, au fil des
années, par le courage et la volonté, Zola réussit à s'extraire de la spirale
de l'échec, et l'argent devient un objet de conquête et de réparation
économique et symbolique. Je passe très vite sur cette période première, mais on
peut dire que Zola a connu une existence fort modeste pendant toute sa vie de
jeune homme, jusqu'à l'âge de trente, trente cinq ans. La date de 1862 marque la première étape de la trajectoire ascendante de
cet homo novus, fils de ses œuvres :
à vingt deux ans il entre en littérature par la porte de service, comme
commissionnaire à la librairie Hachette. Il monte rapidement les échelons
jusqu'à devenir directeur de la publicité de ce qui est alors la première
maison d'édition de France. Conjointement, il se lance dans une carrière de
journaliste et d'homme de lettres très active. Il écrit dans de nombreux
journaux des chroniques littéraires, de la critique d'art, des nouvelles,
publie ses premiers romans… Quand il lance sa série des Rougon-Macquart en 1870, il a déjà des milliers de pages derrière
lui, dans tous les genres du journalisme et de la littérature. C'est le succès
incroyable de L'Assommoir en 1877 (38 000
exemplaires vendus dans l'année) qui marque l'étape décisive et fait de lui, du
jour au lendemain, à 37 ans, un homme riche et un écrivain à temps complet. C'est ce qu'on
appelle, retracée à grands traits, une success
story : Zola a la double expérience de la déchéance et de la réussite
sociale, de la misère et de la gloire, de l'argent qui manque et de l'argent
qui abonde. Et nous devons remarquer tout de suite que cette double expérience
est transposée dans Les Rougon-Macquart, justement dans la
distinction des deux branches généalogiques de la famille à laquelle se
rattachent la plupart des personnages principaux. La première est la branche
légitime (les Rougon), l'autre est la branche bâtarde (les Macquart). On se
demande s'il n' y aurait pas en Zola lui-même du Rougon, avec ce qui les
caractérise — de l'ambition, de la ténacité, une forme d'arrivisme, une
fascination de la volonté et un fantasme de toute-puissance — mais
aussi du Macquart — le souvenir de la misère noire, une sorte d'ouvriérisme
littéraire, une obsession de la dégradation, la conscience aigu‘ des
conditionnements sociaux, la tentation de l'anarchisme… Les romans aujourd'hui
les plus connus de Zola sont plutôt ceux de la branche Macquart : Gervaise,
dans L'Assommoir, est une
Macquart ; sa fille s'appelle Nana ;
Étienne, le héros de Germinal est
aussi un fils de Gervaise, donc un Macquart. En dépit d'une intéressante
paronomase, Saccard n'est pas un Macquart, c'est un Rougon (Aristide Rougon),
dont le frère, Son Excellence Eugène
Rougon, est ministre de l'intérieur de Napoléon III. Le premier roman de la
saga s'appelle La Fortune des Rougon,
et le dernier, Le Docteur Pascal, est
encore consacré à un fils Rougon. Les Rougon sont grand financier, député, ministre,
savant… ils ont intégré les élites sociales. Il est donc faux de penser que
Zola ne se serait intéressé qu'à de nouveaux misérables et qu'il n'y aurait de
naturalisme que des bas-fonds. Le romancier s'est intéressé avant tout à la
bourgeoisie, à la réussite sociale et financière, comme le montrent La Curée, Au Bonheur des dames, Pot-Bouille ou, c'est encore plus
évident, L'Argent. Quoi qu'il en soit,
il y a, dans l'œuvre de Zola, surtout dans les grands romans du cycle des Rougon-Macquart, dans La Curée, dans Le Ventre de Paris, dans Germinal, dans L'Œuvre, derrière la dénonciation politique d'une ségrégation entre
les riches et les pauvres, entres les
gras et les maigres, une
oscillation plus profonde entre faillite menaçante et appétits démesurés, entre
avilissement inéluctable et volonté de puissance, et comme la quête d'un
impossible équilibre. Cette ambivalence
affecte également le rapport à l'argent, capable de libérer les énergies
positives, de servir l'esprit d'entreprise, de faire la vie belle et
confortable, mais également moyen de corruption et de destruction, puisqu'il
est insuffisant à combler les carences affectives profondes, à apporter le vrai
bonheur, à conjoindre principe de plaisir et principe de réalité. Dans le roman
L'Argent, le grand financier Saccard, vers lequel on reviendra, illustre
cette ambivalence. Il est à la fois l'incarnation du principe de virilité
conquérante, un héros positif, mais il est aussi un escroc dans les grandes
largeurs, un impossible mari et un très mauvais père, incapable d'assumer ses
responsabilités à l'égard de Victor, l'enfant abandonné au Mal. Or, le père,
dans l'archa•que, c'est la Loi, l'incarnation de la norme ; quand ce repère vient à manquer, le rapport au réel
n'est pas construit, le principe de plaisir ne connaît pas de frein, on entre
dans un monde sans foi ni loi, instable et versatile, comme celui du marché des
valeurs et de la Bourse. Pour conclure cette première sous-partie, on peut donc
établir un lien étroit entre le drame de l'enfance endeuillée et misérable de
Zola et le rôle ambigu que va jouer l'argent dans Les Rougon-Macquart : l'hypothèse est celle du manque du Père
et du leurre affectif qu'apporte l'argent, par la variété de ses rôles et de
ses valeurs. B. Les usages de l'argentDans le roman qui
nous intéresse, Zola, en bon ethnographe, examine les différents usages de
l'argent. Sont affectées d'un signe négatif, on pouvait s'y attendre, la spéculation
et la thésaurisation. La première est peut-être nécessaire mais elle a des
effets redoutables. Zola résume lui-même son roman quand il évoque, au chapitre
V, « une de ces poussées folles de la spéculation, qui, toutes les dix à
quinze années, obstruent et empoisonnent la Bourse, ne laissant derrière elles
que des ruines et du sang ». Quant à la thésaurisation, elle est
complètement dépassée et Zola ne prend même pas la peine de réitérer l'antique
opprobre qui pèse sur l'accumulation gratuite et l'usure. L'argent de
l'héritage n'est pas mieux traité, comme le montre la réaction de Mme Caroline
lorsque son frère et elle reçoivent trois cent mille francs au décès d'une
tante. C'est « de l'argent trouvé par terre, quelque chose qui ne semble […]
pas très honnête et dont [on a] un peu honte… » (ch. V). Plus étonnante en
revanche sera la condamnation explicite de la charité, pourtant très en faveur
encore au XIXe siècle, et qui fait partie intégrante du socialisme
romantique à la Hugo, pétri d'évangélisme et de bons sentiments. Zola l'a
toujours dénoncée, parce qu'elle est « l'aumône, l'inégalité consacrée par
la bonté » (ch. I), le don réparateur de la mauvaise conscience. Dans L'Argent, la charité est incarnée par la
princesse d'Orviedo, qui redistribue avec une « prodigalité folle »
les trois cents millions volés aux pauvres par son mari, le brigand moderne qui
a pris la relève du bandit des grands chemins de l'ancien temps. Au début du
chapitre IV, l'auteur dénonce la volonté « que cet argent du jeu se
perdît, fût bu par la misère, comme une eau empoisonnée qui devait
disparaître ». Cette métaphore frappante stigmatise à la fois
l'improductivité et la nuisance morale. Si la spéculation met en place un usage
de l'argent par l'excès, la charité est un usage par défaut. Ce n'est pas
mieux, c'est peut-être même pire, parce que pour Zola, « tout ce qui est
dissipation, dépense gratuite d'énergie, inquiète et révolte son atavisme
constructeur[3] ».
Pourtant, la
princesse d'Orviedo, ou plutôt Zola, a donné un beau nom à son entreprise
charitable, cet orphelinat luxueux où on accueille les petites épaves de la
cité de Naples, les enfants abandonnés, les miséreux. Il faut se souvenir de
cet établissement dont Saccard est nommé directeur au début du roman : l'Œuvre du Travail. L'expression est une
antiphrase et un exorcisme. Ceux qui connaissent Zola auront remarqué
l'alliance de deux titres de romans, l'un, déjà écrit, de la série des Rougon-Macquart, L'Œuvre (nº 14, 1886), et l'autre, Travail, qui sera en 1901 le deuxième des quatre Évangiles, le dernier cycle romanesque auquel
Zola s'était attelé après Les
Rougon-Macquart (1871-1893) et les Trois
Villes (1894-1898). Il y a quatre cycles romanesques dans l'œuvre de
Zola : le premier c'est celui de la femme déchue, le deuxième c'est Les Rougon-Macquart, le troisième c'est
les Trois Villes et enfin le quatrième, interrompu par la mort de l'écrivain,
assassiné[4],
ce devait être quatre Évangiles, dont
trois ont été rédigés : Fécondité,
Travail, Vérité… En fait, si l'on
considère la perspective évoquée plus haut, celle d'une conciliation impossible
entre les forces dynamiques et le travail du négatif, en prenant une vue
d'ensemble, du premier cycle de la femme déchue (les romans écrits avant les Les Rougon-Macquart) aux Évangiles, on s'aperçoit que l'œuvre
suit une trajectoire plongeante puis ascendante, de la nausée au salut[5],
du Mal au Bien, de la perdition au rachat, en passant par la dénonciation.
C'est un schéma religieux, biblique, apocalyptique-prophétique, qui nous fait
passer du réalisme exacerbé à l'utopisme. Dans l'idéal, Zola mise sur la
fécondité, la vérité, la justice, mais surtout, et c'est ce qui nous intéresse
ici, la valeur travail. C. La valeur travailLe travail est la
vraie croyance de Zola[6].
Comme beaucoup de ses contemporains[7], romantiques
et positivistes, saints-simoniens et comtistes, il en fait le signe positif du
temps, la voie des améliorations générales et la source du Bien commun. Sans
être protestant il adhère à l'esprit du capitalisme décrit par Max Weber. Nombre
de ses romans mettent en scène et exaltent les vertus salutaires du travail, à
travers les figures positives du bon ouvrier, du contremaître consciencieux, de
l'ingénieur, du médecin… Zola avait même
souhaité que la littérature fût un secteur de la sphère productive et, pour ce
faire, il n'a pas hésité à opérer au moins deux rapprochements significatifs et
assez inattendus, d'abord avec la science, avec sa théorie de l'expérimentation
littéraire (Le Roman expérimental), mais
également avec l'argent. Si le premier rapprochement a été moqué, le deuxième a
été carrément considéré comme scandaleux et incompatible avec les valeurs
artistiques de recherche de la beauté et de désintéressement. Pourtant Zola a
compris que l'on changeait d'époque, que l'on entrait dans le capitalisme
d'édition et que la littérature allait être de toute façon confrontée à
l'argent ; il y avait là quelque chose d'inévitable que l'on pouvait
peut-être mettre à profit, si l'on peut dire. À sa façon, il a fait entrer
« l'argent dans la littérature », pour reprendre le titre d'une
célèbre étude rédigée en mars 1880. Il y prend le contrepied des conceptions
idéalisantes, classiques et romantiques, du sacerdoce ou de l'apostolat, qui
masquent selon lui, en vérité, la dépendance au mécène ou la misère absolue, la
compromission ou le déclassement social de l'écrivain, des réalités brutes que
l'on a cherché traditionnellement à masquer en ayant recours aux mythes, celui de
l'élection divine, celui du créateur incréé, ou celui du bohémien magnifique. Dans
son texte, très moderne, de sociologie du champ littéraire, repris dans Le Roman expérimental, Zola se réjouit
au contraire de l'entrée de la littérature dans l'ère industrielle et
démocratique. Il fait des déclarations fortes : « La protection des
grands n'est plus nécessaire, le parasitisme disparaît des mœurs, un auteur est
un ouvrier comme un autre, qui gagne sa vie par son travail »,
« veut-on savoir ce qui doit aujourd'hui nous faire dignes et respectés,
c'est l'argent »… Ce sont des propos très provocateurs, difficiles à
entendre au XIXe siècle et peut-être encore aujourd'hui. Mais dans
l'esprit de Zola, notons-le bien, l'argent qui rend digne et respectable, c'est
bien celui du travail, sans exclusive, dans les domaines de l'esprit et de la
création artistique, comme dans ceux de l'industrie ou du commerce, dans une
sorte de situation idéale d'échange et d'évaluation. Si « l'argent a
émancipé l'écrivain, [si] l'argent a créé les lettres modernes », c'est
parce qu'il mesure le degré de réussite artefactuelle, dans un rapport direct
entre le public et l'écrivain, qu'il est la rémunération attendue d'une œuvre
libre, forte, profitable à la collectivité, en contexte démocratique. Dans un ouvrage
récent, La Condition littéraire[8],
le sociologue Bernard Lahire répond à Zola, plus d'un siècle plus tard, que les
noces de la littérature et de l'argent ont effectivement eu lieu, mais pas
forcément comme l'entendait le chef de file du naturalisme. Entre les écrivains
et le public s'interpose l'éditeur tout-puissant ; aujourd'hui
l'entreprise de communication de masse, et l'argent, au lieu d'aller
prioritairement vers la littérature de qualité, alimente plutôt une industrie
culturelle globale. Le capitalisme d'édition a étouffé sous la logique
marchande du profit le grand projet d'émancipation culturelle auquel Zola
rêvait. D. Réussite littéraire et réussite socialeZola, hostile à
toute aide publique en faveur des artistes, prédisait, comme Victor Hugo, et dans
le droit fil de la philosophie des Lumières, qu'allait s'établir dans les temps
nouveaux enfin advenus, une sorte de république idéale où les lecteurs éclairés
récompenseraient généreusement les œuvres de progrès. Ce qui pouvait le conforter
dans cette illusion, c'est que lui-même a brillamment conjoint la réussite
littéraire et la réussite économique, et il a donc eu tendance à extrapoler de
son cas particulier une hypothèse générale, comme si tout le monde pouvait, à
son exemple, par le travail et la volonté, s'extraire de la misère et accéder à
la gloire. Lui, Zola, il est vrai, est entré de son vivant dans les grands panthéons
de la valeur, et il a aussi gagné beaucoup d'argent avec ses livres, sans avoir
à renier quoi que ce soit de sa production littéraire, une production qui est
aussi une œuvre. Rappelons quelques chiffres. Au pinacle de sa réussite, Zola a cumulé les scores et il est devenu l'un des écrivains les plus riches de son temps, toutes catégories confondues, avec, à la fin des années 1890, dans les 760 000 euros par an[9]. Pour donner une idée de ce que cette somme représente à cette époque, on rappelle qu'un bon journaliste gagnait alors 40 000 euros par an, un médecin entre 23 000 et 60 000 euros, un directeur général dans une grande société commerciale ou industrielle de 110 000 à 230 000 euros annuels. Le revenu de l'écrivain peut donc sembler par comparaison très élevé, mais il faut préciser que c'est un maximum qu'il a rarement atteint. Zola a très longtemps vécu avec beaucoup moins, notamment pendant la période où il était essentiellement journaliste, entre 1864 et 1875. Il n'a en outre pas été le seul à gagner autant d'argent[10]. Beaucoup de feuilletonistes lui ont damé le pion. On l'a cru aussi à son époque beaucoup plus riche qu'il n'était. C'est enfin le gain d'un travail instable et irrégulier par nature dans le cas spécial d'un producteur libre et autocentré, dont les revenus dépendent beaucoup des chiffres de vente en librairie, des cessions dans les journaux, de la récupération des droits de traduction, des adaptations théâtrales éventuelles. L'affaire Dreyfus tarira considérablement ces sources de revenu, par le ralentissement de la production imposé à Zola, l'exil en Angleterre, et le fait qu'une partie du public se détournera de l'écrivain. Mais enfin, Zola a tout de même été comblé dans son souhait de réussir de son vivant et le succès commercial a encouragé chez lui la conception un peu darwinienne et brutale de la réussite par le talent et la volonté, dont nous avons parlé tout à l'heure, lorsque nous avons opposé le côté Rougon au côté Macquart. Pour conclure sur ce
rapport personnel de Zola à l'argent et aller plus franchement vers l'œuvre, je
voudrais attirer l'attention sur une déclaration que l'écrivain a faite à un
journaliste du Figaro, le 2 avril
1890, au moment où il s'apprêtait à écrire son grand roman sur le sujet :
« J'ai toujours eu le mépris de l'argent, dit-il. Jeune, j'ai connu la
misère noire : elle ne m'a pas fait peur, et je n'ai jamais eu l'envie du
riche. J'ai lutté longtemps, j'ai peiné. La fortune est venue ; je l'ai
acceptée, mais je la disperse sans compter. Je pense que le mépris de l'argent
a pour corollaire inévitable le gaspillage. Je gagne beaucoup, je dépense
beaucoup, et j'ignore ce qu'on appelle “le placement de l'argent”. » Cet
aveu, saisissant par sa franchise, est conforme à ce que nous avons décrit des
usages zoliens de l'argent : refus de la thésaurisation, de la
spéculation, survalorisation du travail, pour lui-même et non dans la
perspective du gain… Mais en même temps on note un étrange excès : Zola
reconnaît des habitudes de dépense compulsive et une tendance à la dilapidation,
au gaspillage. Le mépris de l'argent,
qu'étudiera Simmel, ce n'est pas l'indifférence. En tout cas, cette déclaration
rapproche singulièrement Zola de son personnage Saccard et nous incite à
étudier d'un peu plus près la fiction par laquelle l'écrivain a voulu, comme il
l'a dit, raconter « la vie de l'argent ». 2 - L'argent dans la fiction A. Différences dans le traitement littéraire de l'argent entre Zola et BalzacLa promotion du
roman comme genre, et plus encore du roman réaliste-naturaliste, va de pair
avec les changements économiques majeurs qui affectent les sociétés occidentales
au XIXe siècle. Le roman devient réaliste en même temps que l'argent
y occupe une place dominante. Balzac est le premier à mettre en récit cette
montée en puissance du capitalisme et il fait de la quête du profit, de
l'argent, de l'or, l'un des axes essentiels de La Comédie humaine, de ces romans que nous avons tous en mémoire, Eugénie Grandet, César Birotteau, La Maison Nucingen, Gobseck… Zola prend le relais,
bien sûr. Lorsqu'il réfléchit, à la fin des années 1860, à son propre cycle romanesque,
il place l'enrichissement et l'appauvrissement au cœur de son « histoire
naturelle et sociale d'une famille sous le Second Empire ». C'est un
curseur dont les extrémités s'appellent, on l'aura compris, Rougon pour les
romans de la réussite et Macquart pour ceux de la déchéance. Les ressemblances
sont évidemment très nombreuses entre Balzac et Zola : les deux romanciers
partagent une même ambition, ils se sont voulus anthropologues, sociologues,
historiens de leur temps, et leurs œuvres, par leurs qualités littéraires et
leur justesse intellectuelle, se détachent très nettement d'une production ambiante
médiocre et surabondante. Ils ont reconnu tous deux l'influence corrosive de la
nouvelle religiosité de l'argent, du capitalisme, ils en ont détaillé les mécanismes,
les conséquences, les catastrophes, ils ont passé en revue les constituants d'un
nouvel état social-symbolique, ses personnages types, ses lieux, ses drames…
ils ont donc fait entrer massivement le monde de l'argent dans le roman. Par
certains côtés, L'Argent peut
d'ailleurs être considéré comme un des romans les plus balzaciens de Zola :
les fils de l'intrigue sont étroitement tissés à ceux du texte financier, les
mécanismes de la faillite sont bien étudiés et des personnages fétides comme la
Méchain ou l'usurier Busch renvoient ostensiblement aux créatures qui peuplent
les études de mœurs balzaciennes des années 1830. Il est cependant peut-être
plus judicieux de s'intéresser à ce que Zola lui-même appelle, quand il conçoit
Les Rougon-Macquart, dans une note préparatoire d'une belle lucidité, les
« différences entre Balzac et moi ». Relativement à l'argent, de
Balzac à Zola, c'est la question du point de vue qui change. Balzac en fait parle
plutôt de l'or, et l'or c'est une réification,
une métaphore qui fait de l'argent une puissance occulte, souveraine, extérieure
aux personnages : stable, transcendante, implacable. Dans la Philosophie de l'argent, Georg Simmel
décrit très bien le mécanisme de spiritualisation de l'argent auquel Balzac
semble avoir souscrit jusqu'à en faire une sorte de substitut du divin. Chez
Zola, qui se veut plus physiologiste, l'argent, appelé le plus souvent argent[11],
est au contraire nettement individualisé, il entre dans la définition du
personnage et détermine ses relations sociales : il est incarné, immanent, mais
il a aussi l'inconsistance et la fluidité de l'immatériel, puisqu'il est
toujours une manifestation du désir. C'est l'équation exemplifiée par
Zola : l'argent est mis en rapport avec le désir. Qu'est-ce que l'argent ?
C'est une manifestation du désir humain. On déplace la quête définitoire :
qu'est-ce que le désir ? Le romancier répond en montrant une énigme, des
allégories, de la fiction. Comment les interpréter ? Plusieurs pistes sont
possibles. Nous savons, par
exemple, que, pour les philosophes, le désir est une dunamis, une force qui cherche à se réaliser. Pour les psychanalystes, c'est plutôt une conjuration de l'absence,
de la perte, une négociation avec le principe de réalité sur la base du manque.
C'est une entité fuyante et insaisissable : le désir court devant ce qui
n'existe pas encore ou derrière ce qui n'existe plus. Je crois que c'est à ce
genre de méditation que conduit la fictionnalisation de l'argent chez Zola. Ce
n'est pas d'une économie monétaire ou financière qu'il est seulement question
dans L'Argent, mais bien d'une
économie du désir. Dans les romans de
Balzac triomphe une métaphysique de l'or, comme Dieu caché, tandis que dans le
roman de Zola l'argent est le fantasme généralisé d'une société en proie au
délire de la fiction, une fiction dont le centre est partout et la
circonférence nulle part. D'une institution à l'autre — la Bourse, la
Banque, le Journal, la Famille, l'État… —, et entre les personnages, il
n'y a de différence que de degré et de concentration dans le triomphe de cette
mythomanie. Si l'on veut, la Bourse peut être considérée comme la nouvelle
Église de l'argent, bien entendu, mais la religiosité est partout, dans chacun
de ses sujets, sur les corps tatoués des dames, parmi la foule des petits
actionnaires, à l'Exposition Universelle, et au-delà, en Europe et en Orient ;
elle investit même le catholicisme avec ce rêve de conversion des signes par la
Banque elle-même désignée comme Universelle. C'est déjà la
mondialisation ! C'est sans doute par cette capacité à élargir la
perspective au maximum sans perdre de vue l'enracinement individuel de la
passion dominante de l'argent que Zola innove littérairement. B. Une interrogation sur la valeurSi le roman L'Argent se révèle comme une formidable prédiction de la catastrophe financière,
c'est parce que Zola met en étroite dépendance le phénomène économique avec l'exubérance
et l'intempérance de l'imaginaire, à définir comme l'alliance étroite de deux
puissances analogues : le désir et la fiction. L'Argent, derrière la brutale simplicité de l'autonyme, c'est la
fiction du désir et le désir de la fiction. Il y a dans ce roman une
interrogation inquiète sur ces deux puissances jumelles, qui se soutiennent et
s'exaltent dans une relation du pareil au même. Zola, à titre
personnel, considère le travail comme mesure de la valeur, on l'a vu, exactement
comme les économistes classiques, Smith, Ricardo, Marx. Mais, dans son roman L'Argent, il n'est fait aucune mention
du travail productif, sauf de façon marginale. Nous avons la misère du
travailleur honnête qu'est le journaliste Jordan, dont on se demande bien quel
type d'activité rédactionnelle il peut avoir au journal L'Espérance. Il y a bien sûr l'ingénieur Hamelin mais ses projets
ne peuvent être réalisés que par l'argent sale de la spéculation. En fait, le
travail s'est déplacé, de façon tout à fait significative, dans les deux
visions déréalisées de l'utopie marxienne du frère de l'usurier, Sigismond
Busch, et ces deux scénarios d'anticipation un peu délirants sont placées très
exactement par Zola au tout début et à la fin de son livre, aux chapitres I et
XII, comme pour manifester, par cette sorte de verrouillage ou de rappel
textuel, un programme idéal qui serait l'antidote à la contagion générale par
l'argent : « Plus d'argent, et dès lors plus de spéculation, plus de
vol, plus de trafics abominables, plus de ces crimes que la cupidité exaspère,
les filles épousées pour leur dot, les vieux parents étranglés pour leur
héritage, les passants assassinés pour leur bourse » (chapitre XII) ;
plus d'argent, « comme mesure de la valeur, que le travail »
(chapitre I), des bons de travail, la « cité de justice et de
bonheur », celle justement que Zola imaginera dans ses derniers Évangiles, évoqués plus haut. Sigismond Busch ne
fait que de brèves apparitions dans le roman et il meurt d'épuisement, ce qui
confirme l'irréalisme de ses visions utopiques. Zola, malgré toute sa sympathie
militante pour la valeur-travail, reconnaît en tant que romancier le triomphe
de la valeur-plaisir. Son roman peut alors être considéré, cette fois, comme
une illustration des théories des économistes néo-classiques, qui intègrent la
subjectivité dans la formation de la valeur et ont eux aussi compris puis
démontré que la frivolité, c'est-à-dire le désir sous toutes ses formes, est le
vrai moteur du capitalisme. Du coup, ce n'est pas l'usine qui constitue le
point de référence, mais la Bourse, modèle de concurrence pure et parfaite,
avec ses équilibres instantanés entre l'offre et la demande, et cette émulation
des subjectivités qui ne s'accordent entre elles que le temps bref d'un
échange, sur la fixation momentanée d'une valeur, sans engagement ultérieur, ni
mémoire. On comprend mieux,
après ces considérations, que L'Argent,
roman antépénultième du cycle des Rougon-Macquart,
figure en fait une première conclusion, puisque d'une certaine façon tout est
récapitulé, tout est dit. Si ce
roman vient si tard, alors que la question de l'argent est déjà centrale dans La Fortune des Rougon, Le Ventre de Paris ou
Au Bonheur des dames, c'est parce que
Zola l'a conçu comme une synthèse et une conclusion du cycle romanesque, conclusion
qui concentre l'essentiel du message philosophique et littéraire. Ce qui suit logiquement c'est le roman La Débâcle, qui raconte la défaite
militaire de Sedan, une défaite préparée par la faillite de L'Argent. Remarquons que ce terme de débâcle, derrière le sens militaire,
appartient également au vocabulaire de la finance[12].
Quant au Docteur Pascal, qui clôt numériquement
la série, c'est en fait une transition vers les cycles suivants, qui propose
une alternative par la science et la médecine et prépare le basculement —
ou le dépassement — de la fiction dans l'utopie. L'Argent peut donc bien être considéré comme la conclusion logique
de l'ensemble du cycle des Rougon-Macquart.
C. L'argent naturalisteJe voudrais terminer
mon propos sur les modalités d'un traitement naturaliste de l'argent par Zola. Le roman naturaliste, le roman expérimental, est souvent confondu avec
le roman documentaire. Or, contrairement aux idées reçues, le réalisme zolien
ne renvoie pas une conception du monde qui serait neutre, froide et impassible.
Il suffit de feuilleter n'importe quel roman pour s'apercevoir que les
situations décrites sont souvent excessives, voire explosives, et que, dans la
lignée des grands réalistes, Zola montre un penchant pour la tératologie,
c'est-à-dire pour l'étude des monstres et des anomalies. On fait un gros
contresens en confondant le réalisme et la banalité. Le parti pris
d'exagération est inscrit au cœur du projet expérimental, parce qu'il s'agit en
quelque sorte de forcer le réel pour en extraire le vrai. Pour l'écrivain comme
pour le savant naturaliste, le contraire du vrai n'est pas le faux mais
l'insignifiant. Et s'il y a une thèse à laquelle adhèrent les grands
biologistes, comme les grands écrivains du XIXe siècle, c'est bien celle
« selon laquelle les phénomènes pathologiques sont identiques aux
phénomènes normaux correspondants, aux variations quantitatives près[13] ».
L'idée, forcément intéressante pour le romancier, est que le monstre, la crise,
l'accident… seront les meilleurs révélateurs du vrai. Dans ses notes
préparatoires aux Rougon-Macquart, en
1868-1869, Zola a affiché clairement son idée maîtresse. Il s'agit du choc des
tempéraments et des milieux, supposés hétérogènes et dont la mise en contact
produira des catastrophes : « J'étudie les ambitions et les appétits
d'une famille lancée à travers le monde moderne, faisant des efforts
surhumains, n'arrivant pas à cause de sa propre nature et des influences,
touchant au succès pour retomber, finissant par produire de véritables
monstruosités morales. » Le financier,
Saccard, est une de ces « monstruosités morales », comme, dans leur
domaine respectif, le prêtre ou l'artiste, auxquels l'écrivain a aussi consacré
de grandes monographies. L'intérêt de la série des Rougon-Macquart réside aussi dans son sous-titre, « Histoire
naturelle et sociale d'une famille sous le Second Empire », qui établit un
lien et une analogie entre les destinées individuelles et les questions
sociales, entre le particulier et le général. Il faut donc, pour revenir à
l'argent, s'intéresser nécessairement au personnage de Saccard pour continuer à
approfondir l'originalité du point de vue de Zola. L'Argent, c'est l'histoire de Saccard, et Saccard ce sera la saga de l'argent portée
à son paroxysme : « il a ça dans le sang », comme dit Maxime
lorsqu'il trace le portrait de son père devant Mme Caroline[14]. En
termes simmeliens, comme l'argent est devenu la « forme » essentielle
de la plupart des contenus existentiels, Zola choisit d'indexer cette
multiplicité et cette dynamique vitale dans la figure du faiseur d'argent,
Saccard, dont le caractère essentiel est, remarquons-le, la dépense d'énergie, l'exaltation gratuite, si l'on peut dire, même si
elle finit par devenir coûteuse. La vocation du personnage s'inscrit dans son
nom, un pseudonyme que ce membre de la famille Rougon s'est donné au début de La Curée : « Saccard, Aristide
Saccard !… avec deux c… Hein ! il y a de l'argent dans ce
nom-là ; on dirait que l'on compte des pièces de cent sous », à quoi
son frère Eugène répond : « Oui, un nom à aller au bagne ou à gagner
des millions. » Il est vrai que ce pseudonyme résonne presque comme une
antonomase brutale et on se prend à regretter qu'il ne soit pas entré dans le
langage courant, comme tartuffe ou renard, à la place de ce mot anglais neutre
et aseptisé, que l'on a vu partout ces derniers temps : trader. L'hyperactivité de
ce Rougon de la finance est constamment rappelée dans une intrigue dont il
tient ensemble tous les fils emmêlés. Il est certain que Zola, engagé dans une
fiction de grande ampleur, passionné par la force et la volonté, a mis beaucoup
de lui-même dans ce personnage clé, réapparaissant, de La Fortune des Rougon à L'Argent
en passant par La Curée où il tient
déjà le premier rôle. Dans ses notes sur les différences entre lui et Balzac,
Zola avait indiqué qu'il ne tenait pas spécialement au retour des personnages. Or,
Saccard est le personnage central de deux
romans du cycle des Rougon-Macquart,
et Zola l'utilise encore dans une de ses grandes nouvelles, Nantas (1878) et encore une fois dans
une de ses pièces de théâtre, adaptée de La
Curée : Renée, représentée
en 1887. Et je rappelle qu'à la fin de L'Argent,
dans une étonnante prolepse, il est dit qu'après son bref emprisonnement,
Saccard connaît une nouvelle
renaissance dans l'exil, « en Hollande, lancé de nouveau dans une affaire
colossale, le dessèchement d'immenses marais, un petit royaume conquis sur la
mer, grâce à un système compliqué de canaux ». Il y a là comme le canevas
d'un nouveau roman, avec ce personnage qui se glisse si bien dans les canaux de
l'inspiration zolienne, peut-être justement parce que Zola se projette dans cet
ego imaginaire et qu'il en fait le porteur délirant de tous les possibles, de
la passion instinctive et de l'illimitation de tous les désirs, dont l'argent
est l'idéale hypostase. L'ambivalence de ce
personnage est évidente, mais il m'a semblé que la fascination l'emportait sur
l'odieux, d'abord parce qu'il y a toujours un attrait pour les figures de
premier plan, que l'on appelle les héros dans le code narratif, et ensuite
parce que le texte, à propos de Saccard, est souvent plus prolixe dans la
surenchère descriptive positive. Prenons un exemple
parmi d'autres : au chapitre VIII, Saccard vient de convaincre Hamelin et
sa sœur Caroline d'une nouvelle augmentation de capital de l'Universelle :
« Il gesticulait, il était debout, se grandissant sur ses petites
jambes : et, en vérité, il devenait grand, le geste dans les étoiles, en
poète de l'argent que les faillites et les ruines n'avaient pu assagir » (p. 306).
La citation est très intéressante parce qu'elle met en abyme le refoulé du
romancier réaliste-naturaliste, à savoir une croyance profonde en la créativité,
romantique et messianique, dans une phraséologie ambigu‘ que l'on trouve
fréquemment sous la plume de Zola, admirateur inquiet de l'énergie livrée à
elle-même sans le contrôle de la raison. Il en est de même pour l'argent. L'expression
du « geste dans les étoiles », pour décrire l'exaltation du
personnage, est en plus une autocitation dont l'original se trouve dans une
lettre du 22 mars 1885. Zola, qui vient de publier Germinal, y révèle à son ami Henry Céard la nature profonde de son
génie créateur. Le point le plus important, dit-il, « c'est mon
tempérament lyrique, mon agrandissement de la vérité. […] Tout est là, l'œuvre
est dans les conditions de l'opération. […] J'ai l'hypertrophie du détail vrai,
le saut dans les étoiles sur le tremplin de l'observation exacte. La vérité
monte d'un coup d'aile jusqu'au symbole[15]. »
C'est une nouvelle confirmation de la vocation mythographique du naturalisme
zolien. D. Les polarités de l'argentLe roman est bien
pour Zola un défi artistique relevé pour produire un certain type de vérité fondamentale,
mimétique-symbolique. Pour revenir à L'Argent,
on voit bien que le titre prétend à l'absolu, qu'il s'agit par la voie de la
fiction d'atteindre l'essentiel. Si Zola y est parvenu, c'est parce qu'il
inclut l'argent dans une conception de l'homme, tandis que Marx, par exemple,
ne veut voir que la société ou la classe sociale. Zola fait de l'argent le fétiche
du désir absolu, le catalyseur de tous les appétits et le dénominateur commun
qui existe entre la passion du pouvoir, la convoitise sensuelle, la mythomanie et
une façon de forçage de la réalité dont le versant positif serait le progrès
matériel, l'esprit d'entreprise, le confort et la prospérité. C'est le chapitre
VII du roman qui met le mieux en scène et en débat cette fascination angoissée
des pouvoirs et des nuisances de l'argent, au moment où Mme Caroline apprend de
Maxime, avec effroi, qui est
véritablement Saccard, « le grand coupable, l'entremetteur de toutes les
cruautés et de toutes les saletés humaines », mais également, à l'opposé
de cette sorte de bouddha impassible et froid qu'est Gundermann[16],
une incarnation brutale mais dynamique des forces de la vie. Mme Caroline, la
madone la•que, est ici la porte-parole de Zola, elle assure la promotion du
discours conscient, peut-être au prix d'un certain artifice, encore que
l'écrivain dit avoir voulu faire d'elle la voix du chœur dans un roman conçu
aussi comme une tragédie, à certains égards. Mme Caroline permet de dépasser,
par ses supériorités intellectuelles et morales, la contestation radicale, le
désaveu péremptoire à l'égard de l'argent, même si, mais sans doute moins que
la plupart de ses contemporains, philosophes et écrivains, Zola est animé d'une
inquiétude morale face aux délires et aux ravages de la spéculation. On sent
bien l'angoisse devant l'abolition des limites. Mais l'argent n'est pas le Mal
absolu, il faut dépasser le stade de l'imprécation, aller au-delà de la
démonologie financière héritée de Balzac, et pour cela, inclure l'argent dans
une philosophie conjuratoire de la vie féconde, celle justement qui est
incarnée par Mme Caroline : « et elle comptait sur le travail de la
vie [non plus le travail tout court] pour effacer la tare, pour réparer le mal,
de même que la sève qui monte toujours ferme l'entaille au cœur d'un chêne,
refait du bois et de l'écorce » (V, 204), ou encore, deuxième extrait, cette
interrogation existentielle où l'espoir se mêle au constat pessimiste :
« L'argent, jusqu'à ce jour, était le fumier dans lequel poussait
l'humanité de demain. L'argent, empoisonneur et destructeur, devenait le
ferment de toute végétation sociale, le terreau nécessaire aux grands travaux
qui facilitaient l'existence. […] Mon Dieu ! au-dessus de tant de boue
remuée, au-dessus de tant de victimes écrasées par toute cette abominable
souffrance que coûte à l'humanité chaque pas en avant, n'y a-t-il pas un but
obscur et lointain, quelque chose de supérieur, de bon, de juste, de définitif,
auquel nous allons sans le savoir
et qui nous gonfle le cœur de l'obstiné besoin de vivre et d'accepter. »
C'est sur cette interrogation à la fois eschatologique et matérialiste que se
conclut le livre, sans autre débouché dialectique pour l'instant que cette
confiance effarée en la vie créatrice, dans une sorte d'insistance ou de
persévérance tautologique[17]. Quand toutes les
valeurs ont été relativisées et déréalisées, il faut faire retour vers le substrat
ontologique qu'est la vie, providentiellement et simultanément indifférente et
têtue. Là encore, on peut opérer un dernier rapprochement avec Simmel et
d'autres philosophes anti-substantialistes, qui font également de la vie leur
concept central : la vie est un élan créateur d'essence conflictuelle, un perpetuum mobile, une auto-transcendance,
ce qui tend non à la simple conservation de l'être-là, mais à s'étendre et se
dépasser dans deux directions : vivre plus et devenir plus que la vie sans
cesser d'être la vie[18]. Si l'économique vire à la chrématistique, c'est tout simplement
parce que l'homme est un être de dépense, dans le sens où l'entend Georges
Bataille, qu'il n'est pas fondamentalement, et par quoi on cherche à se
rassurer, un être de mesure : son hubris
constitutive rend le superflu très nécessaire, et lui fait convoiter toutes
les gratuités, à tout prix, si l'on peut dire, et il ne pose des bornes que
pour se donner le plaisir de les franchir. Spéculatif, spéculaire, spéculateur…
Le problème est que l'argent, humain, trop humain, est devenu par sa nature
flexible et entièrement virtuelle le moyen privilégié d'atteindre et
d'interroger les limites du pouvoir humain. Conclusion L'Argent n'est pas un roman autobiographique, mais à force de parler de roman
documentaire, de roman sur la bourse, sur l'essor du capitalisme financier, il
semble qu'on occulte sous les considérations techniques et historiques une
dimension littéraire qui est elle-même la mise en œuvre des obsessions et des
préoccupations profondes de l'écrivain. On a vu à quel point
la vie même et la carrière de Zola sont corrélés à la question de l'argent. Son
œuvre, qui poursuit celle de Balzac en l'infléchissant, superpose en fait à
l'interrogation sur l'argent une fascination. Le dix-huitième
roman de la saga des Rougon-Macquart renvoie
d'abord à un projet conscient : l'étude diagnostique de la société
contemporaine. Comme le dit Zola dans un entretien, en 1890, « L'Argent, ce sujet devait
inévitablement, comme facteur capital et mobile puissant des faits et gestes de
mes personnages, prendre place en mon œuvre, puisque […] la famille que je me
suis proposé d'étudier a pour caractéristique le débordement des appétits[19]. »
Le niveau documentaire de l'étude de la spéculation et des mutations de la
finance est intimement lié, on le voit, à un postulat fondamental, à savoir que
les temps historiques favorisent le déferlement des pulsions essentielles de la
bête humaine. Parce qu'il enracine
l'économique et le social dans le pulsionnel, Zola peut être considéré comme le
grand romancier archéo-freudien, dans une dimension où se rencontrent, comme
dans la psychanalyse, l'anthropologie et la mythologie. Et c'est à la fiction
naturaliste, en un sens très extensif, au moyen de l'intrigue, des personnages
et des images, qu'échoit la capacité de dévoiler les fondements quasi
organiques des usages de l'argent, derrière les illusions dont se bercent les
personnages et les groupes sociaux. Sous les
perversions, en dépit de ses mauvaises utilisations, malgré les dilapidations, l'argent,
dit Zola, nous renvoie à nous-mêmes, à notre façon d'être au monde, d'entrer en
interaction. Ce n'est pas de la métaphysique, de la morale ou de la religion, c'est
tout simplement un grand roman, et, tout le monde l'aura remarqué, une
étonnante prédiction de l'avenir, si on en juge par la succession historique
des crises réelles. C'est enfin pour Zola une importante étape personnelle, un
livre miroir, un livre exorcisme où il s'interroge sur les sources instables de
la valeur, le travail, l'argent, l'imaginaire… et dont il a voulu, je crois, dépasser le cynisme et
le pessimisme pour fonder le prophétisme et le vitalisme qui vont désormais le
guider dans la suite de son œuvre. François-Marie Mourad Références utiles pour étudier L'Argent de ZolaL'Argent d'Émile Zola, dossier littéraire des Cahiers naturalistes, numéro hors sŽrie, deux livrets, ˆ commander via le site internet des Cahiers naturalistes (dir. Alain Pagès). Colette Becker, Émile Zola, L'Argent, Bréal, 2009. Jean Borie, Émile Zola et les mythes, ou de la nausée au
salut, Seuil, 1971 Jean Bouvier,
« L'Argent : roman et
réalité », Europe, avril-mai
1968, p. 54-64. Roger-Pol Droit
(textes réunis et présentés par), Comment
penser l'argent, Le Monde Éditions, 1992. Antonia Fonyi,
« Zola : question d'argent. Ambivalences financières et modèles
inconscients dans L'Argent », Romantisme, nº 119, 2003, p. 61-71. Hélène Gomart, Les Opérations financières dans le roman
réaliste. Lectures de Balzac et de Zola, Champion, 2004. Jean-Marie Goulemot
et Daniel Oster, Gens de lettres,
écrivains et bohèmes, Minerve, 1992. Jean-Joseph Goux, Frivolité de la valeur. Essai sur
l'imaginaire du capitalisme, Blusson, sd. Angèle
Kremer-Marietti, « Philosophies de l'argent au XIXe
siècle », Romantisme,
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écrivains, Éditions la Découverte, 2006. Henri Mitterand, Émile Zola. Carnets d'enquête, une
ethnographie inédite de la France, Plon, 1986. Henri Mitterand,
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de George Sand, Mélanges offerts à Georges Lubin, Presses Universitaires de
Brest, 1992, p. 237-248, repris sous le titre « L'Argent et la
lettre », in Le Roman à l'œuvre,
genèse et valeurs, PUF, 1998, p. 167-182. Henri Mitterand, Zola, biographie de référence en trois
volumes, chez Fayard. Jean-Yves Mollier, L'Argent et les lettres. Histoire du
capitalisme d'édition, 1880-1920, Fayard, 1988. François-Marie
Mourad, « La Curée d'Émile Zola :
la note de l'or et de la chair », L'École
des lettres, nº 8, 1er mars 1992. Alain Pagès et Owen
Morgan, Guide Émile Zola, Ellipses, 2002. Alexandre Péraud, Les Miroirs du crédit dans la poétique
balzacienne, Thèse de l'Université de Bordeaux III, 2001. Alexandre Péraud,
« Quand plaie d'argent est mortelle : des rapports du mal et de
l'argent au XIXe siècle », in Puissances du Mal, Modernités, Presses Universitaires de Bordeaux,
nº 29, 2008. Karl Polanyi, La Grande Transformation, Gallimard,
1983. Christophe Reffait, La Bourse dans le roman du second XIXe
siècle. Discours romanesque et imaginaire social de la spéculation,
Champion, 2007. Georg Simmel, Philosophie de l'argent, PUF, 1987. Halina Suwala,
« Le Krach de l'Union Générale dans le roman français avant L'Argent », in Autour de Zola et du naturalisme, Champion, 1993, p. 155-170. Halina Suwala,
« L'Ébauche de L'Argent », ibid., p. 171-191. Halina Suwala,
« À propos de quelques sources de L'Argent »,
ibid., p. 193-197. Zola, Les Rougon-Macquart, édition d'Henri
Mitterand, Bibliothèque de la Pléiade, 1967, tome 5 (important dossier sur les
sources et les manuscrits). Émile Zola, L'Argent, édition de Christophe Reffait,
GF-Flammarion, 2009. Émile Zola, Le Roman expérimental, édition de
François-Marie Mourad, GF-Flammarion, 2006. Zola,
coll. Mémoire de la critique, Textes choisis et présentés par Sylvie
Thorel-Cailleteau, Presses de l'Université de Paris-Sorbonne, 1998. [1] Zola, « L'Argent dans la littérature », in Le Roman expérimental,
GF-Flammarion, 2006, p. 192. [2] Édition de référence : L'Argent d'Émile Zola, présenté et
annoté par Christophe Reffait, GF-Flammarion, 2009. [3] Max Milner, « Les Thèmes de la
perversion dans La Curée », in Mimesis et Semiosis. Littérature et
représentation, Miscellanées offertes à Henri Mitterand, éd. Philippe Hamon
et Jean-Pierre Leduc-Adine, Nathan, 1992, p. 156. [4] Voir Jean Bedel, Zola assassiné, Flammarion, 2002, et l'enquête conduite par Alain
Pagès, dans son Guide Émile Zola,
Ellipses, 2002, p. 163-180. [5] Voir Jean Borie, Émile Zola et les mythes, ou de la nausée au salut, Le Livre de
poche, 2003 (1ère édition : 1971). [6] « …il faut travailler, si l'on veut
être bien-portant et heureux », dit Mme Caroline à Victor, le jour où elle
l'introduit à l'Œuvre du Travail, L'Argent,
chapitre V, p. 198. Le travail importe plus que l'argent. C'est l'un des crédos
de Sigismond Busch : « Il n'y a plus, comme mesure de la valeur, que
le travail » (chapitre I, p. 55). [7] Hugo notamment, qui oppose au travail
« maudit » de l'exploitation des enfants, par exemple, le « vrai
travail, sain, fécond, généreux,/ Qui fait le peuple libre et qui rend l'homme
heureux », « Melancholia », Les
Contemplations, livre troisième, in Œuvres
poétiques, tome 2, Bibliothèque de la Pléiade, 1967, p. 572. [8] Bernard Lahire, La Condition littéraire. La double vie des écrivains, Éditions la Découverte,
2006. [9] 175 000 à 200 000 francs annuels. Il faut
multiplier par 25 les francs de la fin du XIXe siècle pour pouvoir
les comparer avec ceux de la fin du XXe siècle, ce qui nous fait 5 000 000
de francs, c'est-à-dire 760 000 euros. [10] Jean-Yves Mollier rappelle que Victor Hugo
en 1862 a réussi à obtenir de son éditeur Lacroix 240 000 francs, soit 1,1
million d'euros pour ses Misérables,
« Zola, le champ littéraire de son temps et l'argent », in Les Cahiers naturalistes, nº spécial
consacré à L'Argent de Zola, 2009,
fascicule 1, p. 54. [11] Quand il est question de l'or, par exemple à
propos de Kolb, Zola renvoie aux conceptions désuètes, dans un climat de
fascination nostalgique. [12] Il apparaît avec cette signification au
chapitre IX. Au lendemain de l'Exposition Universelle, « toutes les
valeurs avaient monté, les moins solides trouvaient des crédules, une pléthore
d'affaires véreuses gonflait le marché, le congestionnait jusqu'à l'apoplexie,
tandis que dessous sonnait le vide, le réel épuisement d'un règne qui avait beaucoup
joui, dépensé des milliards en grands travaux, engraissé des maisons de crédit
énormes, dont les caisses béantes s'éventraient de toutes parts. Au premier
craquement, dans ce vertige, c'était la débâcle » (p. 328). De même,
aux chapitres X et XI, ce sera la débâcle effective : p. 393-394,
p. 410, p. 415. [13] Georges Canguilhem, Le Normal et le pathologique, PUF, 1979, p. 9. [14] Au chapitre VII de L'Argent. [15] Lettre à Henry Céard du 22 mars 1885, in Émile Zola, Correspondance, Presses de
l'Université de Montréal, Éditions du CNRS, tome 5, 1985, p. 249. [16] « Ils ne pouvaient s'entendre, l'un
passionné et jouisseur, l'autre sobre et de froide logique ». Christophe
Reffait propose de voir en Gundermann une « expression romanesque de la
Main invisible d'Adam Smith », « L'Argent,
un roman politique », in Les Cahiers
naturalistes, numéro hors-série consacré à L'Argent, 2009, fascicule 1, p. 45. [17] « Je voudrais, dans ce roman, ne pas
conclure au dégoût de la vie (pessimisme). La vie telle qu'elle est, mais
acceptée, malgré tout, pour l'amour d'elle-même, dans sa force »,
premières lignes de l'Ébauche du roman (fº 378). [18] Je dois cette idée à une réflexion de mon collègue David Pouvreau, Docteur en histoire et philosophie des sciences (EHESS), que je remercie. [19] Dans Le
Figaro du 2 avril 1890. |