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Zola, l'argent, la littérature… Conférence prononcée aux lycées Chateaubriand de Rennes, Montaigne et Gustave Eiffel de Bordeaux.

Mise en ligne le 13 janvier 2010.

© : François-Marie Mourad.

François-Marie Mourad, professeur agrégé des Lettres, docteur en Littérature et civilisation françaises, est professeur en classes préparatoires littéraires au lycée Montaigne de Bordeaux.
Il est l'auteur de nombreux articles, d'éditions et d'ouvrages, notamment sur Zola.


Zola, l'argent, la littérature…

« L'argent a créé les lettres modernes[1]. »

Aborder Zola par la question de l'argent est inévitable, parce que sa vie et son œuvre sont singulièrement influencées par l'argent. Mais c'est épineux parce qu'on peut parler à ce propos d'un véritable enchevêtrement de problématiques. Quel angle adopter : biographique, psychologique, économique, socio-historique, littéraire, symbolique, voire mythologique… ? Le titre que j'ai choisi, Zola, l'argent, la littérature… se tient prudemment à la lisière de ces cheminements possibles. Mais enfin il faut tout de même s'engager, choisir. Je vous propose donc un itinéraire en deux étapes, dont le fil rouge sera la référence attendue au roman L'Argent[2], que Zola publie en 1891.

Dans un premier temps nous nous intéresserons à la place de l'argent dans la vie et la carrière de Zola. Quel type de rapports l'homme et l'écrivain ont-ils entretenus avec l'argent ? On verra que Zola, à la lumière de son expérience personnelle, a été conduit à promouvoir le rôle de l'argent dans la littérature en l'incluant dans une éthique libérale qui fait la part belle à la valeur travail. Dans un deuxième temps, nous examinerons la place de l'argent dans le roman du même nom et dans la fiction. L'argent, cette fois, renvoie, et c'est là le problème, non plus au travail mais au plaisir, au désir, à l'imaginaire… Ce découplage de l'argent et de la réalité entraîne des excès en tout genre et provoque la catastrophe financière. C'est ce que cherche à nous dire le romancier, mais son propos n'est pas simple : il ne se limite pas à une leçon morale ou à l'actualisation d'un thème déjà abordé par Balzac. Zola va plus loin, il approfondit la contradiction en faisant de l'argent une métaphore et un symbole inquiétants de la vie elle-même, plus exactement d'un impérieux désir de vivre, tendu vers l'absolu, mais conflictuel dans son essence, parce qu'il est à la fois destructeur et créateur. Dans le dix-huitième roman des Rougon-Macquart, Zola a ainsi écrit l'épopée naturaliste de l'argent-roi, « adoré plus haut que les vains scrupules humains, dans l'infini de sa puissance » (ch. VII).

1 - Zola et l'argent

A. Zola en homo novus

Commençons par le commencement.

La vie de la famille Zola a d'abord été une lutte épique, tragique et pathétique pour trouver de l'argent. D'origine extrêmement modeste du côté de la mère, cette famille restreinte était sur le point de s'élever très haut socialement grâce au père d'Émile, l'ingénieur François Zola. Né à Venise, docteur en mathématiques, spécialiste de géodésie, il devient un brillant ingénieur civil et un adepte des grands travaux, comme l'ingénieur Hamelin qui est son lointain avatar littéraire. Il faut insister ici sur la stature romanesque et le destin brisé de ce père qui meurt brutalement en 1847 sur le chantier de ce qui allait être son grand œuvre : le canal destiné à alimenter en eau potable la ville d'Aix-en-Provence. À sa mort, il laisse une jeune veuve désemparée et na•ve de 27 ans et un orphelin de 7 ans, le futur grand écrivain. Le financement du canal Zola était loin d'être assuré et, à la disparition de l'ingénieur, la situation de la famille se dégrade subitement. Je n'entre pas dans les détails, mais il importe de savoir que, très jeune, Zola a eu à connaître, même indirectement, les menées des spéculateurs, les abus de pouvoir, les procès et les dettes dans lesquels sa mère a été entraînée pour défendre à la fois ses intérêts et la mémoire de son mari.

Le boursier Zola fait de bonnes études primaires et secondaires, mais, nouveau malheur, il échoue par deux fois au baccalauréat, à l'époque véritable certificat de bourgeoisie, immédiatement monnayable sur le marché du travail. Du coup, sans relations, sans héritage, sans diplôme, et avec sa mère à charge, il entre dans la vie adulte par la porte étroite de la misère, la misère réelle des petits emplois, des logements insalubres, du dénuement, et de ce qu'on appelle pudiquement la bohème littéraire. Le rapport à l'argent est donc d'abord vécu comme manque obsédant, déclassement social. Puis petit à petit, au fil des années, par le courage et la volonté, Zola réussit à s'extraire de la spirale de l'échec, et l'argent devient un objet de conquête et de réparation économique et symbolique. Je passe très vite sur cette période première, mais on peut dire que Zola a connu une existence fort modeste pendant toute sa vie de jeune homme, jusqu'à l'âge de trente, trente cinq ans.

La date de 1862 marque la première étape de la trajectoire ascendante de cet homo novus, fils de ses œuvres : à vingt deux ans il entre en littérature par la porte de service, comme commissionnaire à la librairie Hachette. Il monte rapidement les échelons jusqu'à devenir directeur de la publicité de ce qui est alors la première maison d'édition de France. Conjointement, il se lance dans une carrière de journaliste et d'homme de lettres très active. Il écrit dans de nombreux journaux des chroniques littéraires, de la critique d'art, des nouvelles, publie ses premiers romans… Quand il lance sa série des Rougon-Macquart en 1870, il a déjà des milliers de pages derrière lui, dans tous les genres du journalisme et de la littérature. C'est le succès incroyable de L'Assommoir en 1877 (38 000 exemplaires vendus dans l'année) qui marque l'étape décisive et fait de lui, du jour au lendemain, à 37 ans, un homme riche et un écrivain à temps complet.

 

C'est ce qu'on appelle, retracée à grands traits, une success story : Zola a la double expérience de la déchéance et de la réussite sociale, de la misère et de la gloire, de l'argent qui manque et de l'argent qui abonde. Et nous devons remarquer tout de suite que cette double expérience est transposée dans Les Rougon-Macquart, justement dans la distinction des deux branches généalogiques de la famille à laquelle se rattachent la plupart des personnages principaux. La première est la branche légitime (les Rougon), l'autre est la branche bâtarde (les Macquart). On se demande s'il n' y aurait pas en Zola lui-même du Rougon, avec ce qui les caractérise — de l'ambition, de la ténacité, une forme d'arrivisme, une fascination de la volonté et un fantasme de toute-puissance — mais aussi du Macquart — le souvenir de la misère noire, une sorte d'ouvriérisme littéraire, une obsession de la dégradation, la conscience aigu‘ des conditionnements sociaux, la tentation de l'anarchisme… Les romans aujourd'hui les plus connus de Zola sont plutôt ceux de la branche Macquart : Gervaise, dans L'Assommoir, est une Macquart ; sa fille s'appelle Nana ; Étienne, le héros de Germinal est aussi un fils de Gervaise, donc un Macquart. En dépit d'une intéressante paronomase, Saccard n'est pas un Macquart, c'est un Rougon (Aristide Rougon), dont le frère, Son Excellence Eugène Rougon, est ministre de l'intérieur de Napoléon III. Le premier roman de la saga s'appelle La Fortune des Rougon, et le dernier, Le Docteur Pascal, est encore consacré à un fils Rougon. Les Rougon sont grand financier, député, ministre, savant… ils ont intégré les élites sociales. Il est donc faux de penser que Zola ne se serait intéressé qu'à de nouveaux misérables et qu'il n'y aurait de naturalisme que des bas-fonds. Le romancier s'est intéressé avant tout à la bourgeoisie, à la réussite sociale et financière, comme le montrent La Curée, Au Bonheur des dames, Pot-Bouille ou, c'est encore plus évident, L'Argent.

 

Quoi qu'il en soit, il y a, dans l'œuvre de Zola, surtout dans les grands romans du cycle des Rougon-Macquart, dans La Curée, dans Le Ventre de Paris, dans Germinal, dans L'Œuvre, derrière la dénonciation politique d'une ségrégation entre les riches et les pauvres, entres les gras et les maigres, une oscillation plus profonde entre faillite menaçante et appétits démesurés, entre avilissement inéluctable et volonté de puissance, et comme la quête d'un impossible équilibre.

Cette ambivalence affecte également le rapport à l'argent, capable de libérer les énergies positives, de servir l'esprit d'entreprise, de faire la vie belle et confortable, mais également moyen de corruption et de destruction, puisqu'il est insuffisant à combler les carences affectives profondes, à apporter le vrai bonheur, à conjoindre principe de plaisir et principe de réalité. Dans le roman L'Argent, le grand financier Saccard, vers lequel on reviendra, illustre cette ambivalence. Il est à la fois l'incarnation du principe de virilité conquérante, un héros positif, mais il est aussi un escroc dans les grandes largeurs, un impossible mari et un très mauvais père, incapable d'assumer ses responsabilités à l'égard de Victor, l'enfant abandonné au Mal. Or, le père, dans l'archa•que, c'est la Loi, l'incarnation de la norme ; quand ce repère vient à manquer, le rapport au réel n'est pas construit, le principe de plaisir ne connaît pas de frein, on entre dans un monde sans foi ni loi, instable et versatile, comme celui du marché des valeurs et de la Bourse. Pour conclure cette première sous-partie, on peut donc établir un lien étroit entre le drame de l'enfance endeuillée et misérable de Zola et le rôle ambigu que va jouer l'argent dans Les Rougon-Macquart : l'hypothèse est celle du manque du Père et du leurre affectif qu'apporte l'argent, par la variété de ses rôles et de ses valeurs.

B. Les usages de l'argent

Dans le roman qui nous intéresse, Zola, en bon ethnographe, examine les différents usages de l'argent. Sont affectées d'un signe négatif, on pouvait s'y attendre, la spéculation et la thésaurisation. La première est peut-être nécessaire mais elle a des effets redoutables. Zola résume lui-même son roman quand il évoque, au chapitre V, « une de ces poussées folles de la spéculation, qui, toutes les dix à quinze années, obstruent et empoisonnent la Bourse, ne laissant derrière elles que des ruines et du sang ». Quant à la thésaurisation, elle est complètement dépassée et Zola ne prend même pas la peine de réitérer l'antique opprobre qui pèse sur l'accumulation gratuite et l'usure. L'argent de l'héritage n'est pas mieux traité, comme le montre la réaction de Mme Caroline lorsque son frère et elle reçoivent trois cent mille francs au décès d'une tante. C'est « de l'argent trouvé par terre, quelque chose qui ne semble […] pas très honnête et dont [on a] un peu honte… » (ch. V).

Plus étonnante en revanche sera la condamnation explicite de la charité, pourtant très en faveur encore au XIXe siècle, et qui fait partie intégrante du socialisme romantique à la Hugo, pétri d'évangélisme et de bons sentiments. Zola l'a toujours dénoncée, parce qu'elle est « l'aumône, l'inégalité consacrée par la bonté » (ch. I), le don réparateur de la mauvaise conscience. Dans L'Argent, la charité est incarnée par la princesse d'Orviedo, qui redistribue avec une « prodigalité folle » les trois cents millions volés aux pauvres par son mari, le brigand moderne qui a pris la relève du bandit des grands chemins de l'ancien temps. Au début du chapitre IV, l'auteur dénonce la volonté « que cet argent du jeu se perdît, fût bu par la misère, comme une eau empoisonnée qui devait disparaître ». Cette métaphore frappante stigmatise à la fois l'improductivité et la nuisance morale. Si la spéculation met en place un usage de l'argent par l'excès, la charité est un usage par défaut. Ce n'est pas mieux, c'est peut-être même pire, parce que pour Zola, « tout ce qui est dissipation, dépense gratuite d'énergie, inquiète et révolte son atavisme constructeur[3] ».

 

Pourtant, la princesse d'Orviedo, ou plutôt Zola, a donné un beau nom à son entreprise charitable, cet orphelinat luxueux où on accueille les petites épaves de la cité de Naples, les enfants abandonnés, les miséreux. Il faut se souvenir de cet établissement dont Saccard est nommé directeur au début du roman : l'Œuvre du Travail. L'expression est une antiphrase et un exorcisme. Ceux qui connaissent Zola auront remarqué l'alliance de deux titres de romans, l'un, déjà écrit, de la série des Rougon-Macquart, L'Œuvre (nº 14, 1886), et l'autre, Travail, qui sera en 1901 le deuxième des quatre Évangiles, le dernier cycle romanesque auquel Zola s'était attelé après Les Rougon-Macquart (1871-1893) et les Trois Villes (1894-1898). Il y a quatre cycles romanesques dans l'œuvre de Zola : le premier c'est celui de la femme déchue, le deuxième c'est Les Rougon-Macquart, le troisième c'est les Trois Villes et enfin le quatrième, interrompu par la mort de l'écrivain, assassiné[4], ce devait être quatre Évangiles, dont trois ont été rédigés : Fécondité, Travail, Vérité… En fait, si l'on considère la perspective évoquée plus haut, celle d'une conciliation impossible entre les forces dynamiques et le travail du négatif, en prenant une vue d'ensemble, du premier cycle de la femme déchue (les romans écrits avant les Les Rougon-Macquart) aux Évangiles, on s'aperçoit que l'œuvre suit une trajectoire plongeante puis ascendante, de la nausée au salut[5], du Mal au Bien, de la perdition au rachat, en passant par la dénonciation. C'est un schéma religieux, biblique, apocalyptique-prophétique, qui nous fait passer du réalisme exacerbé à l'utopisme. Dans l'idéal, Zola mise sur la fécondité, la vérité, la justice, mais surtout, et c'est ce qui nous intéresse ici, la valeur travail.

C. La valeur travail

Le travail est la vraie croyance de Zola[6]. Comme beaucoup de ses contemporains[7], romantiques et positivistes, saints-simoniens et comtistes, il en fait le signe positif du temps, la voie des améliorations générales et la source du Bien commun. Sans être protestant il adhère à l'esprit du capitalisme décrit par Max Weber. Nombre de ses romans mettent en scène et exaltent les vertus salutaires du travail, à travers les figures positives du bon ouvrier, du contremaître consciencieux, de l'ingénieur, du médecin…

Zola avait même souhaité que la littérature fût un secteur de la sphère productive et, pour ce faire, il n'a pas hésité à opérer au moins deux rapprochements significatifs et assez inattendus, d'abord avec la science, avec sa théorie de l'expérimentation littéraire (Le Roman expérimental), mais également avec l'argent. Si le premier rapprochement a été moqué, le deuxième a été carrément considéré comme scandaleux et incompatible avec les valeurs artistiques de recherche de la beauté et de désintéressement.

Pourtant Zola a compris que l'on changeait d'époque, que l'on entrait dans le capitalisme d'édition et que la littérature allait être de toute façon confrontée à l'argent ; il y avait là quelque chose d'inévitable que l'on pouvait peut-être mettre à profit, si l'on peut dire. À sa façon, il a fait entrer « l'argent dans la littérature », pour reprendre le titre d'une célèbre étude rédigée en mars 1880. Il y prend le contrepied des conceptions idéalisantes, classiques et romantiques, du sacerdoce ou de l'apostolat, qui masquent selon lui, en vérité, la dépendance au mécène ou la misère absolue, la compromission ou le déclassement social de l'écrivain, des réalités brutes que l'on a cherché traditionnellement à masquer en ayant recours aux mythes, celui de l'élection divine, celui du créateur incréé, ou celui du bohémien magnifique. Dans son texte, très moderne, de sociologie du champ littéraire, repris dans Le Roman expérimental, Zola se réjouit au contraire de l'entrée de la littérature dans l'ère industrielle et démocratique. Il fait des déclarations fortes : « La protection des grands n'est plus nécessaire, le parasitisme disparaît des mœurs, un auteur est un ouvrier comme un autre, qui gagne sa vie par son travail », « veut-on savoir ce qui doit aujourd'hui nous faire dignes et respectés, c'est l'argent »… Ce sont des propos très provocateurs, difficiles à entendre au XIXe siècle et peut-être encore aujourd'hui. Mais dans l'esprit de Zola, notons-le bien, l'argent qui rend digne et respectable, c'est bien celui du travail, sans exclusive, dans les domaines de l'esprit et de la création artistique, comme dans ceux de l'industrie ou du commerce, dans une sorte de situation idéale d'échange et d'évaluation. Si « l'argent a émancipé l'écrivain, [si] l'argent a créé les lettres modernes », c'est parce qu'il mesure le degré de réussite artefactuelle, dans un rapport direct entre le public et l'écrivain, qu'il est la rémunération attendue d'une œuvre libre, forte, profitable à la collectivité, en contexte démocratique.

 

Dans un ouvrage récent, La Condition littéraire[8], le sociologue Bernard Lahire répond à Zola, plus d'un siècle plus tard, que les noces de la littérature et de l'argent ont effectivement eu lieu, mais pas forcément comme l'entendait le chef de file du naturalisme. Entre les écrivains et le public s'interpose l'éditeur tout-puissant ; aujourd'hui l'entreprise de communication de masse, et l'argent, au lieu d'aller prioritairement vers la littérature de qualité, alimente plutôt une industrie culturelle globale. Le capitalisme d'édition a étouffé sous la logique marchande du profit le grand projet d'émancipation culturelle auquel Zola rêvait.

D. Réussite littéraire et réussite sociale

Zola, hostile à toute aide publique en faveur des artistes, prédisait, comme Victor Hugo, et dans le droit fil de la philosophie des Lumières, qu'allait s'établir dans les temps nouveaux enfin advenus, une sorte de république idéale où les lecteurs éclairés récompenseraient généreusement les œuvres de progrès. Ce qui pouvait le conforter dans cette illusion, c'est que lui-même a brillamment conjoint la réussite littéraire et la réussite économique, et il a donc eu tendance à extrapoler de son cas particulier une hypothèse générale, comme si tout le monde pouvait, à son exemple, par le travail et la volonté, s'extraire de la misère et accéder à la gloire. Lui, Zola, il est vrai, est entré de son vivant dans les grands panthéons de la valeur, et il a aussi gagné beaucoup d'argent avec ses livres, sans avoir à renier quoi que ce soit de sa production littéraire, une production qui est aussi une œuvre.

Rappelons quelques chiffres. Au pinacle de sa réussite, Zola a cumulé les scores et il est devenu l'un des écrivains les plus riches de son temps, toutes catégories confondues, avec, à la fin des années 1890, dans les 760 000 euros par an[9]. Pour donner une idée de ce que cette somme représente à cette époque, on rappelle qu'un bon journaliste gagnait alors 40 000 euros par an, un médecin entre 23 000 et 60 000 euros, un directeur général dans une grande société commerciale ou industrielle de 110 000 à 230 000 euros annuels. Le revenu de l'écrivain peut donc sembler par comparaison très élevé, mais il faut préciser que c'est un maximum qu'il a rarement atteint. Zola a très longtemps vécu avec beaucoup moins, notamment pendant la période où il était essentiellement journaliste, entre 1864 et 1875. Il n'a en outre pas été le seul à gagner autant d'argent[10]. Beaucoup de feuilletonistes lui ont damé le pion. On l'a cru aussi à son époque beaucoup plus riche qu'il n'était. C'est enfin le gain d'un travail instable et irrégulier par nature dans le cas spécial d'un producteur libre et autocentré, dont les revenus dépendent beaucoup des chiffres de vente en librairie, des cessions dans les journaux, de la récupération des droits de traduction, des adaptations théâtrales éventuelles. L'affaire Dreyfus tarira considérablement ces sources de revenu, par le ralentissement de la production imposé à Zola, l'exil en Angleterre, et le fait qu'une partie du public se détournera de l'écrivain. Mais enfin, Zola a tout de même été comblé dans son souhait de réussir de son vivant et le succès commercial a encouragé chez lui la conception un peu darwinienne et brutale de la réussite par le talent et la volonté, dont nous avons parlé tout à l'heure, lorsque nous avons opposé le côté Rougon au côté Macquart.

Pour conclure sur ce rapport personnel de Zola à l'argent et aller plus franchement vers l'œuvre, je voudrais attirer l'attention sur une déclaration que l'écrivain a faite à un journaliste du Figaro, le 2 avril 1890, au moment où il s'apprêtait à écrire son grand roman sur le sujet : « J'ai toujours eu le mépris de l'argent, dit-il. Jeune, j'ai connu la misère noire : elle ne m'a pas fait peur, et je n'ai jamais eu l'envie du riche. J'ai lutté longtemps, j'ai peiné. La fortune est venue ; je l'ai acceptée, mais je la disperse sans compter. Je pense que le mépris de l'argent a pour corollaire inévitable le gaspillage. Je gagne beaucoup, je dépense beaucoup, et j'ignore ce qu'on appelle “le placement de l'argent”. » Cet aveu, saisissant par sa franchise, est conforme à ce que nous avons décrit des usages zoliens de l'argent : refus de la thésaurisation, de la spéculation, survalorisation du travail, pour lui-même et non dans la perspective du gain… Mais en même temps on note un étrange excès : Zola reconnaît des habitudes de dépense compulsive et une tendance à la dilapidation, au gaspillage. Le mépris de l'argent, qu'étudiera Simmel, ce n'est pas l'indifférence. En tout cas, cette déclaration rapproche singulièrement Zola de son personnage Saccard et nous incite à étudier d'un peu plus près la fiction par laquelle l'écrivain a voulu, comme il l'a dit, raconter « la vie de l'argent ».

2 - L'argent dans la fiction

A. Différences dans le traitement littéraire de l'argent entre Zola et Balzac

La promotion du roman comme genre, et plus encore du roman réaliste-naturaliste, va de pair avec les changements économiques majeurs qui affectent les sociétés occidentales au XIXe siècle. Le roman devient réaliste en même temps que l'argent y occupe une place dominante. Balzac est le premier à mettre en récit cette montée en puissance du capitalisme et il fait de la quête du profit, de l'argent, de l'or, l'un des axes essentiels de La Comédie humaine, de ces romans que nous avons tous en mémoire, Eugénie Grandet, César Birotteau, La Maison Nucingen, Gobseck… Zola prend le relais, bien sûr. Lorsqu'il réfléchit, à la fin des années 1860, à son propre cycle romanesque, il place l'enrichissement et l'appauvrissement au cœur de son « histoire naturelle et sociale d'une famille sous le Second Empire ». C'est un curseur dont les extrémités s'appellent, on l'aura compris, Rougon pour les romans de la réussite et Macquart pour ceux de la déchéance.

Les ressemblances sont évidemment très nombreuses entre Balzac et Zola : les deux romanciers partagent une même ambition, ils se sont voulus anthropologues, sociologues, historiens de leur temps, et leurs œuvres, par leurs qualités littéraires et leur justesse intellectuelle, se détachent très nettement d'une production ambiante médiocre et surabondante. Ils ont reconnu tous deux l'influence corrosive de la nouvelle religiosité de l'argent, du capitalisme, ils en ont détaillé les mécanismes, les conséquences, les catastrophes, ils ont passé en revue les constituants d'un nouvel état social-symbolique, ses personnages types, ses lieux, ses drames… ils ont donc fait entrer massivement le monde de l'argent dans le roman. Par certains côtés, L'Argent peut d'ailleurs être considéré comme un des romans les plus balzaciens de Zola : les fils de l'intrigue sont étroitement tissés à ceux du texte financier, les mécanismes de la faillite sont bien étudiés et des personnages fétides comme la Méchain ou l'usurier Busch renvoient ostensiblement aux créatures qui peuplent les études de mœurs balzaciennes des années 1830.

Il est cependant peut-être plus judicieux de s'intéresser à ce que Zola lui-même appelle, quand il conçoit Les Rougon-Macquart, dans une note préparatoire d'une belle lucidité, les « différences entre Balzac et moi ». Relativement à l'argent, de Balzac à Zola, c'est la question du point de vue qui change. Balzac en fait parle plutôt de l'or, et l'or c'est une réification, une métaphore qui fait de l'argent une puissance occulte, souveraine, extérieure aux personnages : stable, transcendante, implacable. Dans la Philosophie de l'argent, Georg Simmel décrit très bien le mécanisme de spiritualisation de l'argent auquel Balzac semble avoir souscrit jusqu'à en faire une sorte de substitut du divin. Chez Zola, qui se veut plus physiologiste, l'argent, appelé le plus souvent argent[11], est au contraire nettement individualisé, il entre dans la définition du personnage et détermine ses relations sociales : il est incarné, immanent, mais il a aussi l'inconsistance et la fluidité de l'immatériel, puisqu'il est toujours une manifestation du désir. C'est l'équation exemplifiée par Zola : l'argent est mis en rapport avec le désir. Qu'est-ce que l'argent ? C'est une manifestation du désir humain. On déplace la quête définitoire : qu'est-ce que le désir ? Le romancier répond en montrant une énigme, des allégories, de la fiction. Comment les interpréter ? Plusieurs pistes sont possibles.

 

Nous savons, par exemple, que, pour les philosophes, le désir est une dunamis, une force qui cherche à se réaliser. Pour les psychanalystes, c'est plutôt une conjuration de l'absence, de la perte, une négociation avec le principe de réalité sur la base du manque. C'est une entité fuyante et insaisissable : le désir court devant ce qui n'existe pas encore ou derrière ce qui n'existe plus. Je crois que c'est à ce genre de méditation que conduit la fictionnalisation de l'argent chez Zola. Ce n'est pas d'une économie monétaire ou financière qu'il est seulement question dans L'Argent, mais bien d'une économie du désir.

 

Dans les romans de Balzac triomphe une métaphysique de l'or, comme Dieu caché, tandis que dans le roman de Zola l'argent est le fantasme généralisé d'une société en proie au délire de la fiction, une fiction dont le centre est partout et la circonférence nulle part. D'une institution à l'autre — la Bourse, la Banque, le Journal, la Famille, l'État… —, et entre les personnages, il n'y a de différence que de degré et de concentration dans le triomphe de cette mythomanie. Si l'on veut, la Bourse peut être considérée comme la nouvelle Église de l'argent, bien entendu, mais la religiosité est partout, dans chacun de ses sujets, sur les corps tatoués des dames, parmi la foule des petits actionnaires, à l'Exposition Universelle, et au-delà, en Europe et en Orient ; elle investit même le catholicisme avec ce rêve de conversion des signes par la Banque elle-même désignée comme Universelle. C'est déjà la mondialisation ! C'est sans doute par cette capacité à élargir la perspective au maximum sans perdre de vue l'enracinement individuel de la passion dominante de l'argent que Zola innove littérairement.

B. Une interrogation sur la valeur

Si le roman L'Argent se révèle comme une formidable prédiction de la catastrophe financière, c'est parce que Zola met en étroite dépendance le phénomène économique avec l'exubérance et l'intempérance de l'imaginaire, à définir comme l'alliance étroite de deux puissances analogues : le désir et la fiction. L'Argent, derrière la brutale simplicité de l'autonyme, c'est la fiction du désir et le désir de la fiction. Il y a dans ce roman une interrogation inquiète sur ces deux puissances jumelles, qui se soutiennent et s'exaltent dans une relation du pareil au même.

Zola, à titre personnel, considère le travail comme mesure de la valeur, on l'a vu, exactement comme les économistes classiques, Smith, Ricardo, Marx. Mais, dans son roman L'Argent, il n'est fait aucune mention du travail productif, sauf de façon marginale. Nous avons la misère du travailleur honnête qu'est le journaliste Jordan, dont on se demande bien quel type d'activité rédactionnelle il peut avoir au journal L'Espérance. Il y a bien sûr l'ingénieur Hamelin mais ses projets ne peuvent être réalisés que par l'argent sale de la spéculation. En fait, le travail s'est déplacé, de façon tout à fait significative, dans les deux visions déréalisées de l'utopie marxienne du frère de l'usurier, Sigismond Busch, et ces deux scénarios d'anticipation un peu délirants sont placées très exactement par Zola au tout début et à la fin de son livre, aux chapitres I et XII, comme pour manifester, par cette sorte de verrouillage ou de rappel textuel, un programme idéal qui serait l'antidote à la contagion générale par l'argent : « Plus d'argent, et dès lors plus de spéculation, plus de vol, plus de trafics abominables, plus de ces crimes que la cupidité exaspère, les filles épousées pour leur dot, les vieux parents étranglés pour leur héritage, les passants assassinés pour leur bourse » (chapitre XII) ; plus d'argent, « comme mesure de la valeur, que le travail » (chapitre I), des bons de travail, la « cité de justice et de bonheur », celle justement que Zola imaginera dans ses derniers Évangiles, évoqués plus haut.

Sigismond Busch ne fait que de brèves apparitions dans le roman et il meurt d'épuisement, ce qui confirme l'irréalisme de ses visions utopiques. Zola, malgré toute sa sympathie militante pour la valeur-travail, reconnaît en tant que romancier le triomphe de la valeur-plaisir. Son roman peut alors être considéré, cette fois, comme une illustration des théories des économistes néo-classiques, qui intègrent la subjectivité dans la formation de la valeur et ont eux aussi compris puis démontré que la frivolité, c'est-à-dire le désir sous toutes ses formes, est le vrai moteur du capitalisme. Du coup, ce n'est pas l'usine qui constitue le point de référence, mais la Bourse, modèle de concurrence pure et parfaite, avec ses équilibres instantanés entre l'offre et la demande, et cette émulation des subjectivités qui ne s'accordent entre elles que le temps bref d'un échange, sur la fixation momentanée d'une valeur, sans engagement ultérieur, ni mémoire.

On comprend mieux, après ces considérations, que L'Argent, roman antépénultième du cycle des Rougon-Macquart, figure en fait une première conclusion, puisque d'une certaine façon tout est récapitulé, tout est dit.  Si ce roman vient si tard, alors que la question de l'argent est déjà centrale dans La Fortune des Rougon, Le Ventre de Paris ou Au Bonheur des dames, c'est parce que Zola l'a conçu comme une synthèse et une conclusion du cycle romanesque, conclusion qui concentre l'essentiel du message philosophique et littéraire. Ce qui suit logiquement c'est le roman La Débâcle, qui raconte la défaite militaire de Sedan, une défaite préparée par la faillite de L'Argent. Remarquons que ce terme de débâcle, derrière le sens militaire, appartient également au vocabulaire de la finance[12]. Quant au Docteur Pascal, qui clôt numériquement la série, c'est en fait une transition vers les cycles suivants, qui propose une alternative par la science et la médecine et prépare le basculement — ou le dépassement — de la fiction dans l'utopie. L'Argent peut donc bien être considéré comme la conclusion logique de l'ensemble du cycle des Rougon-Macquart.

C. L'argent naturaliste

Je voudrais terminer mon propos sur les modalités d'un traitement naturaliste de l'argent par Zola. Le roman naturaliste, le roman expérimental, est souvent confondu avec le roman documentaire. Or, contrairement aux idées reçues, le réalisme zolien ne renvoie pas une conception du monde qui serait neutre, froide et impassible. Il suffit de feuilleter n'importe quel roman pour s'apercevoir que les situations décrites sont souvent excessives, voire explosives, et que, dans la lignée des grands réalistes, Zola montre un penchant pour la tératologie, c'est-à-dire pour l'étude des monstres et des anomalies. On fait un gros contresens en confondant le réalisme et la banalité. Le parti pris d'exagération est inscrit au cœur du projet expérimental, parce qu'il s'agit en quelque sorte de forcer le réel pour en extraire le vrai. Pour l'écrivain comme pour le savant naturaliste, le contraire du vrai n'est pas le faux mais l'insignifiant. Et s'il y a une thèse à laquelle adhèrent les grands biologistes, comme les grands écrivains du XIXe siècle, c'est bien celle « selon laquelle les phénomènes pathologiques sont identiques aux phénomènes normaux correspondants, aux variations quantitatives près[13] ». L'idée, forcément intéressante pour le romancier, est que le monstre, la crise, l'accident… seront les meilleurs révélateurs du vrai.

 

Dans ses notes préparatoires aux Rougon-Macquart, en 1868-1869, Zola a affiché clairement son idée maîtresse. Il s'agit du choc des tempéraments et des milieux, supposés hétérogènes et dont la mise en contact produira des catastrophes  : « J'étudie les ambitions et les appétits d'une famille lancée à travers le monde moderne, faisant des efforts surhumains, n'arrivant pas à cause de sa propre nature et des influences, touchant au succès pour retomber, finissant par produire de véritables monstruosités morales. »

Le financier, Saccard, est une de ces « monstruosités morales », comme, dans leur domaine respectif, le prêtre ou l'artiste, auxquels l'écrivain a aussi consacré de grandes monographies. L'intérêt de la série des Rougon-Macquart réside aussi dans son sous-titre, « Histoire naturelle et sociale d'une famille sous le Second Empire », qui établit un lien et une analogie entre les destinées individuelles et les questions sociales, entre le particulier et le général. Il faut donc, pour revenir à l'argent, s'intéresser nécessairement au personnage de Saccard pour continuer à approfondir l'originalité du point de vue de Zola.

L'Argent, c'est l'histoire de Saccard, et Saccard ce sera la saga de l'argent portée à son paroxysme : « il a ça dans le sang », comme dit Maxime lorsqu'il trace le portrait de son père devant Mme Caroline[14]. En termes simmeliens, comme l'argent est devenu la « forme » essentielle de la plupart des contenus existentiels, Zola choisit d'indexer cette multiplicité et cette dynamique vitale dans la figure du faiseur d'argent, Saccard, dont le caractère essentiel est, remarquons-le, la dépense d'énergie, l'exaltation gratuite, si l'on peut dire, même si elle finit par devenir coûteuse. La vocation du personnage s'inscrit dans son nom, un pseudonyme que ce membre de la famille Rougon s'est donné au début de La Curée : « Saccard, Aristide Saccard !… avec deux c… Hein ! il y a de l'argent dans ce nom-là ; on dirait que l'on compte des pièces de cent sous », à quoi son frère Eugène répond : « Oui, un nom à aller au bagne ou à gagner des millions. » Il est vrai que ce pseudonyme résonne presque comme une antonomase brutale et on se prend à regretter qu'il ne soit pas entré dans le langage courant, comme tartuffe ou renard, à la place de ce mot anglais neutre et aseptisé, que l'on a vu partout ces derniers temps : trader.

L'hyperactivité de ce Rougon de la finance est constamment rappelée dans une intrigue dont il tient ensemble tous les fils emmêlés. Il est certain que Zola, engagé dans une fiction de grande ampleur, passionné par la force et la volonté, a mis beaucoup de lui-même dans ce personnage clé, réapparaissant, de La Fortune des Rougon à L'Argent en passant par La Curée où il tient déjà le premier rôle. Dans ses notes sur les différences entre lui et Balzac, Zola avait indiqué qu'il ne tenait pas spécialement au retour des personnages. Or, Saccard est le personnage central de deux romans du cycle des Rougon-Macquart, et Zola l'utilise encore dans une de ses grandes nouvelles, Nantas (1878) et encore une fois dans une de ses pièces de théâtre, adaptée de La Curée : Renée, représentée en 1887. Et je rappelle qu'à la fin de L'Argent, dans une étonnante prolepse, il est dit qu'après son bref emprisonnement, Saccard connaît une nouvelle renaissance dans l'exil, « en Hollande, lancé de nouveau dans une affaire colossale, le dessèchement d'immenses marais, un petit royaume conquis sur la mer, grâce à un système compliqué de canaux ». Il y a là comme le canevas d'un nouveau roman, avec ce personnage qui se glisse si bien dans les canaux de l'inspiration zolienne, peut-être justement parce que Zola se projette dans cet ego imaginaire et qu'il en fait le porteur délirant de tous les possibles, de la passion instinctive et de l'illimitation de tous les désirs, dont l'argent est l'idéale hypostase.

L'ambivalence de ce personnage est évidente, mais il m'a semblé que la fascination l'emportait sur l'odieux, d'abord parce qu'il y a toujours un attrait pour les figures de premier plan, que l'on appelle les héros dans le code narratif, et ensuite parce que le texte, à propos de Saccard, est souvent plus prolixe dans la surenchère descriptive positive.

Prenons un exemple parmi d'autres : au chapitre VIII, Saccard vient de convaincre Hamelin et sa sœur Caroline d'une nouvelle augmentation de capital de l'Universelle : « Il gesticulait, il était debout, se grandissant sur ses petites jambes : et, en vérité, il devenait grand, le geste dans les étoiles, en poète de l'argent que les faillites et les ruines n'avaient pu assagir » (p. 306). La citation est très intéressante parce qu'elle met en abyme le refoulé du romancier réaliste-naturaliste, à savoir une croyance profonde en la créativité, romantique et messianique, dans une phraséologie ambigu‘ que l'on trouve fréquemment sous la plume de Zola, admirateur inquiet de l'énergie livrée à elle-même sans le contrôle de la raison. Il en est de même pour l'argent. L'expression du « geste dans les étoiles », pour décrire l'exaltation du personnage, est en plus une autocitation dont l'original se trouve dans une lettre du 22 mars 1885. Zola, qui vient de publier Germinal, y révèle à son ami Henry Céard la nature profonde de son génie créateur. Le point le plus important, dit-il, « c'est mon tempérament lyrique, mon agrandissement de la vérité. […] Tout est là, l'œuvre est dans les conditions de l'opération. […] J'ai l'hypertrophie du détail vrai, le saut dans les étoiles sur le tremplin de l'observation exacte. La vérité monte d'un coup d'aile jusqu'au symbole[15]. » C'est une nouvelle confirmation de la vocation mythographique du naturalisme zolien.

D. Les polarités de l'argent

Le roman est bien pour Zola un défi artistique relevé pour produire un certain type de vérité fondamentale, mimétique-symbolique. Pour revenir à L'Argent, on voit bien que le titre prétend à l'absolu, qu'il s'agit par la voie de la fiction d'atteindre l'essentiel. Si Zola y est parvenu, c'est parce qu'il inclut l'argent dans une conception de l'homme, tandis que Marx, par exemple, ne veut voir que la société ou la classe sociale. Zola fait de l'argent le fétiche du désir absolu, le catalyseur de tous les appétits et le dénominateur commun qui existe entre la passion du pouvoir, la convoitise sensuelle, la mythomanie et une façon de forçage de la réalité dont le versant positif serait le progrès matériel, l'esprit d'entreprise, le confort et la prospérité.

C'est le chapitre VII du roman qui met le mieux en scène et en débat cette fascination angoissée des pouvoirs et des nuisances de l'argent, au moment où Mme Caroline apprend de Maxime, avec effroi, qui est véritablement Saccard, « le grand coupable, l'entremetteur de toutes les cruautés et de toutes les saletés humaines », mais également, à l'opposé de cette sorte de bouddha impassible et froid qu'est Gundermann[16], une incarnation brutale mais dynamique des forces de la vie. Mme Caroline, la madone la•que, est ici la porte-parole de Zola, elle assure la promotion du discours conscient, peut-être au prix d'un certain artifice, encore que l'écrivain dit avoir voulu faire d'elle la voix du chœur dans un roman conçu aussi comme une tragédie, à certains égards. Mme Caroline permet de dépasser, par ses supériorités intellectuelles et morales, la contestation radicale, le désaveu péremptoire à l'égard de l'argent, même si, mais sans doute moins que la plupart de ses contemporains, philosophes et écrivains, Zola est animé d'une inquiétude morale face aux délires et aux ravages de la spéculation. On sent bien l'angoisse devant l'abolition des limites. Mais l'argent n'est pas le Mal absolu, il faut dépasser le stade de l'imprécation, aller au-delà de la démonologie financière héritée de Balzac, et pour cela, inclure l'argent dans une philosophie conjuratoire de la vie féconde, celle justement qui est incarnée par Mme Caroline : « et elle comptait sur le travail de la vie [non plus le travail tout court] pour effacer la tare, pour réparer le mal, de même que la sève qui monte toujours ferme l'entaille au cœur d'un chêne, refait du bois et de l'écorce » (V, 204), ou encore, deuxième extrait, cette interrogation existentielle où l'espoir se mêle au constat pessimiste : « L'argent, jusqu'à ce jour, était le fumier dans lequel poussait l'humanité de demain. L'argent, empoisonneur et destructeur, devenait le ferment de toute végétation sociale, le terreau nécessaire aux grands travaux qui facilitaient l'existence. […] Mon Dieu ! au-dessus de tant de boue remuée, au-dessus de tant de victimes écrasées par toute cette abominable souffrance que coûte à l'humanité chaque pas en avant, n'y a-t-il pas un but obscur et lointain, quelque chose de supérieur, de bon, de juste, de définitif, auquel nous allons sans le savoir et qui nous gonfle le cœur de l'obstiné besoin de vivre et d'accepter. » C'est sur cette interrogation à la fois eschatologique et matérialiste que se conclut le livre, sans autre débouché dialectique pour l'instant que cette confiance effarée en la vie créatrice, dans une sorte d'insistance ou de persévérance tautologique[17].

Quand toutes les valeurs ont été relativisées et déréalisées, il faut faire retour vers le substrat ontologique qu'est la vie, providentiellement et simultanément indifférente et têtue. Là encore, on peut opérer un dernier rapprochement avec Simmel et d'autres philosophes anti-substantialistes, qui font également de la vie leur concept central : la vie est un élan créateur d'essence conflictuelle, un perpetuum mobile, une auto-transcendance, ce qui tend non à la simple conservation de l'être-là, mais à s'étendre et se dépasser dans deux directions : vivre plus et devenir plus que la vie sans cesser d'être la vie[18]. Si l'économique vire à la chrématistique, c'est tout simplement parce que l'homme est un être de dépense, dans le sens où l'entend Georges Bataille, qu'il n'est pas fondamentalement, et par quoi on cherche à se rassurer, un être de mesure : son hubris constitutive rend le superflu très nécessaire, et lui fait convoiter toutes les gratuités, à tout prix, si l'on peut dire, et il ne pose des bornes que pour se donner le plaisir de les franchir. Spéculatif, spéculaire, spéculateur… Le problème est que l'argent, humain, trop humain, est devenu par sa nature flexible et entièrement virtuelle le moyen privilégié d'atteindre et d'interroger les limites du pouvoir humain.

Conclusion

L'Argent n'est pas un roman autobiographique, mais à force de parler de roman documentaire, de roman sur la bourse, sur l'essor du capitalisme financier, il semble qu'on occulte sous les considérations techniques et historiques une dimension littéraire qui est elle-même la mise en œuvre des obsessions et des préoccupations profondes de l'écrivain.

On a vu à quel point la vie même et la carrière de Zola sont corrélés à la question de l'argent. Son œuvre, qui poursuit celle de Balzac en l'infléchissant, superpose en fait à l'interrogation sur l'argent une fascination.

Le dix-huitième roman de la saga des Rougon-Macquart renvoie d'abord à un projet conscient : l'étude diagnostique de la société contemporaine. Comme le dit Zola dans un entretien, en 1890, « L'Argent, ce sujet devait inévitablement, comme facteur capital et mobile puissant des faits et gestes de mes personnages, prendre place en mon œuvre, puisque […] la famille que je me suis proposé d'étudier a pour caractéristique le débordement des appétits[19]. » Le niveau documentaire de l'étude de la spéculation et des mutations de la finance est intimement lié, on le voit, à un postulat fondamental, à savoir que les temps historiques favorisent le déferlement des pulsions essentielles de la bête humaine.

Parce qu'il enracine l'économique et le social dans le pulsionnel, Zola peut être considéré comme le grand romancier archéo-freudien, dans une dimension où se rencontrent, comme dans la psychanalyse, l'anthropologie et la mythologie. Et c'est à la fiction naturaliste, en un sens très extensif, au moyen de l'intrigue, des personnages et des images, qu'échoit la capacité de dévoiler les fondements quasi organiques des usages de l'argent, derrière les illusions dont se bercent les personnages et les groupes sociaux.

Sous les perversions, en dépit de ses mauvaises utilisations, malgré les dilapidations, l'argent, dit Zola, nous renvoie à nous-mêmes, à notre façon d'être au monde, d'entrer en interaction. Ce n'est pas de la métaphysique, de la morale ou de la religion, c'est tout simplement un grand roman, et, tout le monde l'aura remarqué, une étonnante prédiction de l'avenir, si on en juge par la succession historique des crises réelles. C'est enfin pour Zola une importante étape personnelle, un livre miroir, un livre exorcisme où il s'interroge sur les sources instables de la valeur, le travail, l'argent, l'imaginaire… et dont il a voulu, je crois, dépasser le cynisme et le pessimisme pour fonder le prophétisme et le vitalisme qui vont désormais le guider dans la suite de son œuvre.

François-Marie Mourad

Références utiles pour étudier L'Argent de Zola

L'Argent d'Émile Zola, dossier littéraire des Cahiers naturalistes, numéro hors sŽrie, deux livrets, ˆ commander via le site internet des Cahiers naturalistes (dir. Alain Pagès).

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Zola, Les Rougon-Macquart, édition d'Henri Mitterand, Bibliothèque de la Pléiade, 1967, tome 5 (important dossier sur les sources et les manuscrits).

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[1] Zola, « L'Argent dans la littérature », in Le Roman expérimental, GF-Flammarion, 2006, p. 192.

[2] Édition de référence : L'Argent d'Émile Zola, présenté et annoté par Christophe Reffait, GF-Flammarion, 2009.

[3] Max Milner, « Les Thèmes de la perversion dans La Curée », in Mimesis et Semiosis. Littérature et représentation, Miscellanées offertes à Henri Mitterand, éd. Philippe Hamon et Jean-Pierre Leduc-Adine, Nathan, 1992, p. 156.

[4] Voir Jean Bedel, Zola assassiné, Flammarion, 2002, et l'enquête conduite par Alain Pagès, dans son Guide Émile Zola, Ellipses, 2002, p. 163-180.

[5] Voir Jean Borie, Émile Zola et les mythes, ou de la nausée au salut, Le Livre de poche, 2003 (1ère édition : 1971).

[6] « …il faut travailler, si l'on veut être bien-portant et heureux », dit Mme Caroline à Victor, le jour où elle l'introduit à l'Œuvre du Travail, L'Argent, chapitre V, p. 198. Le travail importe plus que l'argent. C'est l'un des crédos de Sigismond Busch : « Il n'y a plus, comme mesure de la valeur, que le travail » (chapitre I, p. 55).

[7] Hugo notamment, qui oppose au travail « maudit » de l'exploitation des enfants, par exemple, le « vrai travail, sain, fécond, généreux,/ Qui fait le peuple libre et qui rend l'homme heureux », « Melancholia », Les Contemplations, livre troisième, in Œuvres poétiques, tome 2, Bibliothèque de la Pléiade, 1967, p. 572.

[8] Bernard Lahire, La Condition littéraire. La double vie des écrivains, Éditions la Découverte, 2006.

[9] 175 000 à 200 000 francs annuels. Il faut multiplier par 25 les francs de la fin du XIXe siècle pour pouvoir les comparer avec ceux de la fin du XXe siècle, ce qui nous fait 5 000 000 de francs, c'est-à-dire 760 000 euros.

[10] Jean-Yves Mollier rappelle que Victor Hugo en 1862 a réussi à obtenir de son éditeur Lacroix 240 000 francs, soit 1,1 million d'euros pour ses Misérables, « Zola, le champ littéraire de son temps et l'argent », in Les Cahiers naturalistes, nº spécial consacré à L'Argent de Zola, 2009, fascicule 1, p. 54.

[11] Quand il est question de l'or, par exemple à propos de Kolb, Zola renvoie aux conceptions désuètes, dans un climat de fascination nostalgique.

[12] Il apparaît avec cette signification au chapitre IX. Au lendemain de l'Exposition Universelle, « toutes les valeurs avaient monté, les moins solides trouvaient des crédules, une pléthore d'affaires véreuses gonflait le marché, le congestionnait jusqu'à l'apoplexie, tandis que dessous sonnait le vide, le réel épuisement d'un règne qui avait beaucoup joui, dépensé des milliards en grands travaux, engraissé des maisons de crédit énormes, dont les caisses béantes s'éventraient de toutes parts. Au premier craquement, dans ce vertige, c'était la débâcle » (p. 328). De même, aux chapitres X et XI, ce sera la débâcle effective : p. 393-394, p. 410, p. 415.

[13] Georges Canguilhem, Le Normal et le pathologique, PUF, 1979, p. 9.

[14] Au chapitre VII de L'Argent.

[15] Lettre à Henry Céard du 22 mars 1885, in Émile Zola, Correspondance, Presses de l'Université de Montréal, Éditions du CNRS, tome 5, 1985, p. 249.

[16] « Ils ne pouvaient s'entendre, l'un passionné et jouisseur, l'autre sobre et de froide logique ». Christophe Reffait propose de voir en Gundermann une « expression romanesque de la Main invisible d'Adam Smith », « L'Argent, un roman politique », in Les Cahiers naturalistes, numéro hors-série consacré à L'Argent, 2009, fascicule 1, p. 45.

[17] « Je voudrais, dans ce roman, ne pas conclure au dégoût de la vie (pessimisme). La vie telle qu'elle est, mais acceptée, malgré tout, pour l'amour d'elle-même, dans sa force », premières lignes de l'Ébauche du roman (fº 378).

[18] Je dois cette idée à une réflexion de mon collègue David Pouvreau, Docteur en histoire et philosophie des sciences (EHESS), que je remercie.

[19] Dans Le Figaro du 2 avril 1890.

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