Bernard Poignant Voyage au fond de la mine. Bernard Poignant est député européen. Quand on descend au fond de la dernière mine de charbon de France à la veille de sa fermeture, on sait que l'étrange est aussi sous nos pieds, à moins 900 mètres. Mis en ligne le 11 février 2004. La dernière descente dans le puits de La Houve a eu lieu le 23 avril 2004. VOYAGE AU FOND DE LA MINEC'est le hasard d'une rencontre aux États-Unis d'Amérique (à Boston) qui m'a fait connaître la mine de charbon de la Houve, à Creutzwald en Lorraine. Deux garçons liés d'amitié par les études, deux pères qui la prolongent en faisant connaissance. L'un est ingénieur des mines et breton, l'autre est député européen de Bretagne. Voilà pourquoi on se retrouve au petit matin du 19 novembre 2003 à la porte de l'ascenseur qui vous conduit au fond de la mine. Pas question d'y aller seul et de n'en faire profiter personne. Je propose à quelques collègues de m'accompagner. Tous sont emballés ; beaucoup déclinent parce qu'ils craignent une poussée de claustrophobie. Nous partons à deux de Strasbourg : Georges Garot et moi-même. Georges est le paysan français de notre groupe, fin connaisseur des arcanes de la politique agricole commune. Le mot « paysan » est de moins en moins employé. Moi je l'aime bien. Il fait vivre des images, des souvenirs, des paysages. Il sent la vie. Mais je crains qu'il ne disparaisse de notre vocabulaire. Comme « mineur », car la France n'en aura plus du tout dès que la Houve aura fermé en 2004. Il y a de la nostalgie dans notre visite. Je ne suis pas sûr que nous y serions allés si les mines avaient continué leur exploitation. Sur la route, nous avons le sentiment de rouler vers une tranche d'histoire, celle de la Révolution industrielle commencée en Angleterre au XVIIIe siècle, poursuivie sur le continent au XIXe siècle. Nous n'oublions pas que l'Union de l'Europe a commencé par la mise en commun du charbon, l'énergie nécessaire pour fabriquer l'acier des canons et faire monter au front les trains de fantassins. L'Europe continue mais le charbon s'arrête en France. Comment descendre à la mine en costume-cravate, uniforme parlementaire un peu ridicule dès que l'on rencontre les premiers mineurs ? Il faut tout enlever du slip à la chemise, des chaussettes au veston, s'équiper de piles, de casque, de gants, et mettre le foulard du mineur devenu un symbole comme la lampe mais pratique pour se protéger des courants d'air. Prêt, je regarde Georges qui me regarde. L'un se voit en mineur d'un jour à travers l'autre. Nous avons la même idée en tête : Germinal, le roman et le film ; les gueules noires du retour ; les accidents et les coups de grisou. Des images d'Épinal peut-être mais quand même bien réelles. La descente commence par un ascenseur : 500 mètres en 45 secondes ! Le liftier n'a pas de costume chamarré rouge et noir ni de casquette de déférence ou de révérence. Le matériel est sûr et solide mais voir la paroi défiler avec une simple chaîne pour protection n'est pas dans nos habitudes. Nos accompagnateurs inspirent tellement confiance que les 45 secondes ne laissent aucun temps à l'inquiétude. À l'arrivée un petit train nous attend, pas un Thalys non plus, mais du costaud pour rouler sur le plat vingt à vingt-cinq minutes. On n'attrape pas le charbon avec le dos d'une cuillère ! Il faut aller le chercher loin. Le temps est mis à profit pour bavarder avec le directeur, le chef porion et le responsable électro-mécanicien. Mineur et fils de mineur, Polonais et fils de Polonais : la société de la mine est rassemblée en peu de monde sur les bancs d'un petit train. En rentrant j'ai ouvert le Dictionnaire historique de la langue française d'Alain Rey au mot « Porion ». Il est emprunté à l'italien caporione, chef de bande ou chef de quartier. Il est composé de deux mots, capo qui veut dire chef et rione qui signifie quartier. Par la suite il se transformera en « porion » mot flamand qui veut dire « poireau », si on considère que le contremaître « fait le poireau » dans une mine. Ce n'est pas cette dernière impression qui était donnée. Le terminus du train n'est pas l'arrivée à la veine du charbon. Les modes de transport se suivent et ne se ressemblent pas. Après le rail, le télé-siège. Il faut descendre 300 mètres pendant de longues minutes, dans le silence d'un tunnel totalement noir, à peine éclairé par la lampe du casque, mise en plein phare, car on a aussi une position en code ! Chacun s'agrippe, serre un peu les fesses, ni trop rassuré, ni vraiment soucieux, mais content d'atterrir sur la plate-forme prévue à cet effet. Le reste se fait à pied : 50 mètres encore à descendre pour atteindre le huit cent cinquantième mètre sous la terre. La haveuse se fait entendre de plus en plus fort. C'est une immense griffe qui monte et qui descend sur une longueur de 200 mètres. Elle arrache 80 centimètres de minerai et de cailloux dans un sens puis dans l'autre. Pour la suite c'est sportif : tout est étroit, il y a des trous et de l'eau, de la poussière et du bruit. C'est le cœur de la mine, ses entrailles, là où l'homme récupère vite ce que les temps géologiques ont mis des siècles à accumuler. C'est à cet endroit que nous devrions ressentir le plus d'insécurité. C'est quand même la première fois que l'un et l'autre nous nous trouvons là. Eh bien non ! Chaque homme est à sa place, fait son travail sans stress, un boulot comme un autre semble-t-il. C'est là que les mineurs sont les plus nombreux, tous attentifs à bien réaliser leur tâche, car trop de distraction serait dangereux. Tout le monde se dit bonjour ; tout le monde se serre la main. Certains, en pleine poussière, enlèvent leur gant pour ce serrement de main. Il y a une hiérarchie mais un homme est un homme, sa dignité vaut celle d'un autre. La politesse est la première marque de respect. Un troisième visiteur avec nous confirmera cet état d'esprit. C'est le directeur d'un centre de repos pour mineurs à Saint-Gildas de Rhuys dans le Golfe du Morbihan. Il nous parlera même de la nostalgie de ces retraités qui ne descendent plus. Non pas la nostalgie du charbon, celle de l'amitié et de la solidarité qui accompagnent ce travail. Un peu comme des marins sur le même bateau. Être sur la mer ou être sous la terre, ce n'est pas une situation tout à fait normale pour des terriens. La remontée se fait de la même façon : télé-siège, train, ascenseur, avec un peu de banc suspendu cette fois. Puis c'est l'air libre, les arbres, la lumière, un brin de soleil. Pendant trois à quatre heures, nous avons été coupés de tout : pas de portable, pas de fax, pas d'e-mail, pas d'info. Un brin de vacances pour nous, sauf pour les mineurs dont c'est le travail ! Au total, une heure pour aller, une heure pour revenir, le reste autour de la veine. Puis c'est la bière ou le jus de fruits, le coup à la remonte comme ils disent ! La douche, la cravate, le costume, le déjeuner dans le château XVIIIe siècle des anciens maîtres de forges aujourd'hui propriété des Houillères du Bassin de Lorraine. Cette demeure du XVIIIe siècle avec son parc résonne comme une revanche : il ne suffit plus d'avoir des actions pour la posséder, elle est entrée dans le giron de la nation tout entière. Ainsi prend fin ce voyage au fond de la mine. Elle va fermer à un moment où une forme de perfection est atteinte. Perfection technique pour l'extraction. Perfection humaine pour la sécurité des hommes. Bien sûr ce n'est pas un métier sans risques : un faux pas, une inattention peuvent coûter une vie ou blesser pour toujours. Le fameux grisou est surveillé à chaque instant pour être détecté à temps. Mais heureusement il n'y a que rarement des morts. En 2002, par comparaison les mines chinoises ont connu 5 400 morts, hommes et femmes. En France, c'est un métier seulement exercé par les hommes. Les femmes ne descendent pas dans le fond. Voilà une inégalité sur laquelle je leur suggère de ne pas insister. La France ne produira plus de charbon : encore 1 500 000 tonnes en 2003. Elle en consommera toujours en l'important. Elle tourne la page de ce minerai noir qui a fait sa force et sa puissance, ses deuils et ses souffrances aussi. Georges et moi sommes contents de t'avoir connu. Nos respects aux mineurs ! Salut charbon on t'aimait bien ! Bernard
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