Paul Ricœur est mort le 21 mai 2005.
Il était l'un de nos grands philosophes.
Cette lettre de l'un de ses nombreux élèves et amis
voudrait lui rendre hommage.

Photo Jean-Noël Cloarec DR
Cher Paul,
Comment parler de vous autrement qu'à la deuxième
personne ? Comment ne pas chercher encore le regard qui accompagnait votre
voix douce et légèrement voilée ? Comment ne pas vous croire encore vivant
malgré tout ? Ma tristesse est à la mesure de la joie que nous avions eue,
avec quelques amis de la Société bretonne de philosophie, à vous accueillir à
Rennes, il y a deux ans, pour une belle conférence sur « les paradoxes du
don ». Des liens anciens vous attachaient à cette ville où, très tôt
orphelin, vous aviez grandi, où vous aviez commencé vos études supérieures, où
enfin vous aviez rencontré celle qui allait devenir votre épouse (cette petite
fille dont vous tiriez les nattes au temple protestant du boulevard de la Liberté,
votre paroisse). Vous étiez devenu depuis l'auteur d'une œuvre lue dans le
monde entier et riche d'une quarantaine de livres, de quelques centaines
d'articles et de plusieurs dizaines de milliers de pages.
Cette œuvre prend son point de départ dans une
interrogation sur le mal et s'achève dans une réflexion où se
croisent les thèmes de la promesse, du pardon et de la reconnaissance. C'est
que l'existence d'un penchant au mal dans la nature ou plutôt dans la volonté
humaine ne doit pas nous faire oublier les ressources de justice et de bonté
qui sont aussi en l'homme. Comment délivrer ces ressources ? C'est alors
la grande question. Pour y répondre, vous en posiez une autre : qu'est-ce
qui nous fait ? La réponse est, ici encore : la volonté — mais
une volonté enracinée dans le corps et qui se découvre ainsi liée à
l'involontaire. Cet involontaire n'est pas moins d'ailleurs celui de l'histoire
et du langage : il est celui d'un univers de signes dans lequel nous
sommes pris et dont nous recueillons d'abord passivement l'héritage. De là la
nécessité, pour nous comprendre nous-mêmes, d'interpréter ces signes : ils
sont les ponts qui nous relient à un monde dont nous ne sommes ni le premier ni
le seul habitant. De là aussi vos études spécifiques sur le symbole puis sur la
métaphore et surtout sur le récit et sur la fonction qu'il remplit pour la
signification du temps et pour la constitution de l'identité personnelle. De là
enfin la conviction, maintes fois réaffirmée, que l'autre est le plus court
chemin entre soi et soi-même.
Cette règle de méthode était aussi pour vous une maxime de sagesse. Je ne
peux m'empêcher de la mettre en relation avec le conseil que vous donnait votre
professeur de philosophie du lycée de Rennes, Roland Dalbiez, que vous aimiez à
citer : « Allez à ce qui vous conteste le plus. ». Aussi votre
pensée s'est-elle construite dans un dialogue constant avec la pensée des
autres. Aussi encore avez-vous été pour nous, apprentis philosophes, bien plus
que ce que l'on appelle ordinairement un maître : qu'est-ce qu'un maître
qui renonce à la maîtrise ? Qu'est-ce qu'un maître qui en désigne cent
autres qui le valent et dont il s'efforce seulement d'unir les voix
discordantes ? C'est cela, d'abord, que nous avons appris de vous :
vous nous avez appris à lire sans prévention des textes qui nous étaient
étrangers ; vous nous avez appris à critiquer sans détruire et dans le
respect de l'adversaire ; et si, pour beaucoup d'entre nous, la pensée,
comme la vie, est une guerre, vous nous avez appris — sans naïveté mais
avec confiance — que l'on pouvait penser et que l'on pouvait vivre
autrement.
Penser, vivre : dans la pensée, la critique
l'emportait et, avec elle, la règle du meilleur argument ; dans la vie, en
revanche, c'était la conviction : l'assurance, reçue d'abord des Psaumes
et des Béatitudes, qu'il y aura toujours quelque part un poète ou un prophète
qui interpellera l'homme et lui dira : « Et pourtant… »,
« Malgré tout… », « En dépit de… ». La critique et la
conviction sont les noms que vous donniez à la raison et à la foi. Sans les
confondre, vous n'aviez cessé d'aller de l'une à l'autre. Chacune, vous
semblait-il, devait s'enrichir de sa rencontre avec l'autre. Mais ce qui était
vrai du rapport de la raison et de la foi, l'était aussi pour vous de la foi
elle-même. Comment expliquer sans cela votre volonté de voir votre ami le père
Vansina, prêtre catholique, prononcer votre oraison funèbre dans le temple de
l'Église réformée de Robinson, dont vous étiez membre ?
Des paroles qui furent prononcées ce jour-là, je veux me rappeler surtout
celles-ci ; elles font partie des rares que vous aviez, de votre vivant,
exprimées sur votre personne, et la résument entièrement : « Je peux
assumer pour moi-même la citation de Bernanos : “Il est plus facile que
l'on croit de se haïr. La grâce est de s'oublier. Mais si tout orgueil était
mort en nous, la grâce des grâces serait de s'aimer humblement soi-même, comme
n'importe lequel des membres souffrants de Jésus-Christ.” Quoi qu'il en soit de
la spéculation, je m'efforce de lier une certaine gaieté au travail du deuil.
Oui, j'aimerais qu'on dise un jour de moi : c'était un type très
gai. »
Vous étiez, cher Paul, un type très gai. Vous aviez gardé, surtout, ce
que signifiait à tous votre sourire étonné, curieux et bienveillant :
l'esprit d'enfance.
Jérôme Porée