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Marie-Hélène Prouteau : Que détruit-on quand on détruit une ville ?

Intervention aux Rencontres de Sophie à Nantes (15-17 mars 2019), sur le thème « Guerre et paix ».

Mise en ligne le 27 juin 2019.


Que détruit-on quand on détruit une ville ?

Mon premier moment partira d'un extrait de la Lamentation sur la ruine d'Ur (traduction de Pascal Attinger, un peu arrangée).

Il s'agit d'un poème sumérien, vieux de quatre millénaires. Il appartient au genre des lamentations sur les villes de Mésopotamie, Sumer, Eridu, Ur, Nippur. Il est précurseur des lamentations bibliques.

 

Les tessons enflammés et la poussière pleuvent en averse –

Le peuple gémit.

À force d'entasser les cadavres, c'est un mur de corps que l'on élève – le désastre engloutit tout pêle-mêle.

Le peuple gémit.

La tempête qui détruit de fond en comble le pays gronde sur la terre […]

Les cadavres fondent d'eux-mêmes comme graisse au soleil.

Les hommes abattus par la hache, aucun casque ne les protège, […]

Les femmes âgées, les hommes âgés qui ne quittent pas leur maison sont jetés aux flammes

Les enfants couchés dans le giron de leur mère, comme des poissons sont emportés par les eaux…

 

Que nous apportent pour notre questionnement sur la guerre ces grands textes inauguraux consacrés à la destruction des villes ?

Celui qui m'intéresse figure sur la tablette d'argile à écriture cunéiforme qui est exposée au musée du Louvre, salle des Antiquités orientales. Il se trouve que cette lamentation est venue s'inviter dans mon dernier ouvrage Le Cœur est une place forte, livre sur Brest et les villes dans les guerres. Née dans cette ville entièrement dévastée après quatre années de bombardements, je me sens une sorte de dette envers les villes détruites.

Je reviens aux Antiquités orientales : cette Lamentation est un chant de deuil. Le tableau du désastre se déploie en onze moments et 436 lignes.

La destruction se passe vers 2004, avant notre ère, lors de l'effondrement de l'empire de la troisième dynastie suite à plusieurs invasions. Les vers ont été composés, recopiés par un scribe, sous les rois d'Isin, vers le 19e-17e siècle. Nous ignorons le nom du poète.

Que nous dit ce récit total, presque clinique, de l'absolue dévastation qui fait cortège à la guerre ? Il évoque la destruction des énormes murailles, la fierté d'Ur. Le saccage des palmeraies, des champs fertiles et des canaux. S'y ajoute la dimension de massacre que donnent à voir dans le passage cité ces corps de femmes, d'hommes, d'enfants, de vieillards, figurés sans qualités, dans la banalité de l'horreur.

Ce récit ne dévoile-t-il pas la nature même de la guerre qui, loin d'être exercice sacré de héros, travaille les corps et les chairs, de façon insupportable ? Ces huit lignes, dans la violence faite aux divers types humains de la communauté de la ville, illustrent autant de métaphores de l'humanité. Ne dévoilent-elles pas la véritable visée de la guerre : le carnage. La notion renvoie à l'étymologie de notre XVIe siècle et désigne cette temporalité de la guerre, de l'après-bataille, où les combattants se donnent le droit de « prélever » la chair de l'ennemi.

« Le peuple gémit » : nous entendons la voix de désolation qui porte l'âme de la ville. La mémoire poétique a ce pouvoir : arracher la douleur à l'oubli, permettre de garder la trace de ceux qui ont été

Cette antique déploration n'a pas été écrite pour être écoutée dans la solitude. Elle demandait une communion rituelle, elle s'accompagnait de la harpe et des cymbales. Est-ce qu'elle pointe une catharsis possible ? On peut le penser, le poème se clôt sur une tonalité moins désespérée, au bout du compte les dieux se laissant fléchir, la ville est reconstruite.

 

C'est dans la sidération et le silence que nous fait entrer le long poème d'Ur : dans la déportation des animaux sacrés du temple. Dans l'occupation et le chaos de la ville abandonnée par les dieux eux-mêmes. Seule la déesse tutélaire de la cité se présente en suppliante devant les grands dieux qui ont laissé faire cette destruction.

La tempête et le vent, à leur paroxysme, s'abattent sur la ville. Sans que l'on sache si, dans cette mise en mouvement, il s'agit de l'assaut des armes ou de fléaux naturels, tels la tempête, le déferlement des eaux. Qu'est-ce qui se joue dans cette analogie entre la guerre et le monde naturel ? C'est d'abord l'effet d'une antique mythologisation du chaos guerrier, vu comme une fatalité du destin.

Mais cela ne renvoie-t-il pas à un lieu commun, au sens précisément d'un point où convergent nos représentations ? La représentation qui est convoquée, à propos de la guerre en Irak dans l'expression « Tempête du désert » ? Ou bien l'expression de « Bomber stream », de « flux » pour désigner le bombardement de la Royal Air Force sur Cologne en 1943. Comme si, saisis d'effroi devant le pouvoir de destruction des moyens modernes, s'imposait ce glissement sémantique qui renvoie au monde de la nature et à ses cataclysmes.

 

N'est-ce pas à l'autre de la scène guerrière que s'attache la lamentation d'Ur ? En effet la ville n'est pas ici le champ de dommages collatéraux, pillages, prédation, prises de guerre. La ville n'est pas le hors-champ de la bataille. Elle est, par un renversement singulièrement moderne, l'enjeu même, l'objectif de la confrontation. Mettant en lumière, à l'extrême, l'asymétrie des conditions entre les non-combattants et ceux qui sont là pour mourir.

Mais n'est-ce pas une des virtualités de la guerre que ce passage au-delà, que cette transgression de toutes limites ? L'énoncé fondateur de Sumer, faisant fi de la doxa héro•sante  livrerait ainsi, à vif, le réel de toute guerre. De la guerre dans sa forme absolue, pour prendre les termes de Clausewitz.

Car la guerre, nous dit la Lamentation d'Ur, défait tous les liens humains, elle porte le désastre au cœur des institutions, des rituels. Ainsi est abattu le temple, cet espace hautement symbolique de la communauté des hommes et des dieux :

 

Ville, tes ordonnances cultuelles te sont devenues étrangères

tes rites sont maintenant méconnaissables

 

Il n'y a pas ici l'aura sacrée capable de glorifier la guerre, comme dans l'épopée de l'Iliade. Ni l'étonnante pluralité de points de vue homérique qui confère à la noblesse des combattants une reconnaissance égale et impartiale. Aux vaincus comme aux vainqueurs, à Hector comme à Achille. Ce qui fait dire à Simone Weil : « C'est à peine si l'on sent que le poème est grec et non troyen. »

La lamentation mésopotamienne porte le deuil d'un monde anéanti. Avec une grandeur dans l'affliction et le désespoir collectifs qui touche à l'universel.

Au-delà de la ruine du corps matériel de la ville, qu'est-ce qui se met en scène ici ? C'est bien l'altération de l'être immatériel de la ville. Autrement dit, cela renvoie à la destruction d'un monde – le monde urbain hautement développé de Sumer, cela renvoie à la fin d'un espace bâti florissant. À la disparition de toute une manière de vivre et d'échanger, augmentée de la vertu de cet outil remarquable qu'est l'écriture. En l'occurrence, la guerre anéantit le monde des relations entre les hommes : la perte du monde signifie alors perte en monde, pour reprendre les termes d'Hannah Arendt dans « La guerre totale » (Qu'est-ce que la politique ?).

L'Histoire commence en Mésopotamie, avec les villes, nous le savons. L'on peut se demander si l'idée de « guerre totale » au sens que lui donne Hannah Arendt, de guerre d'anéantissement, ne trouve pas sa première représentation dans la civilisation de Sumer.

Le poème sumérien constitue un modèle premier ; c'est ce que pense Alain Schnapp, professeur d'archéologie, université Panthéon-Sorbonne, spécialiste de l'histoire des ruines qui compare ce texte aux antiques textes chinois et gréco-romains qui s'avèrent beaucoup moins désespérés. Alain Schnapp nous dit : « Les Mésopotamiens ont été les premiers à réfléchir sur la dimension éthique et politique de la destruction des villes. »

 

L'on peut avancer l'idée que, si les Mésopotamiens ont été portés à chanter le tragique des villes détruites, s'ils ont eu une conscience aigu‘ du caractère périssable du monde urbain, c'est parce qu'ils avaient atteint un tel raffinement de ce monde commun. Entreprise qui n'a rien à voir avec le lyrisme des ruines, avec la poésie romantique du temps qui passe sur les monuments.

Il peut être pertinent de rapprocher la réflexion de cet historien de celle d'Hannah Arendt. Selon la philosophe, la guerre d'anéantissement arrive à « transformer le monde habité en désert ». Et l'on dirait bien que « le désert croît », à Homs, à Alep, à Palmyre.

Comment la guerre parvient-elle, à « détruire le monde des relations entre les hommes », selon la formule d'Arendt ?  La Lamentation d'Ur nous donne quelques éléments de réponse.

Car l'antique poème nous offre, en spécularité, une représentation de la guerre et de sa puissance d'illimitation. Quand le « champ de bataille » est partout. Quand le champ de bataille, c'est la ville même. Quand la violence signifie la montée aux extrêmes. Et qu'elle n'est pas régulée par quelques codes sacrés ou religieux.

La perspective de la guerre selon Hannah Arendt devient celle-ci : « Le but de la guerre n'est plus limité et sa fin n'est plus un traité de paix entre les gouvernements belligérants mais la victoire doit s'accompagner de l'anéantissement de l'ƒtat, voire de l'anéantissement physique de l'adversaire. »

Alors la mise en jeu de sa vie ne concerne pas que les combattants armés mais ceux qui sont sans uniforme, sans armes, c'est-à-dire les civils, qui sont bel et bien l'objectif en soi.

Ainsi le poète de la Lamentation d'Ur est notre contemporain. Il parle de l'indicible violence de la guerre aérienne du XXe siècle, Guernica, Coventry, Dresde. Il parle de l'inhabitable, des décombres des villes allemandes sur lesquels se penche Winfred Georg Sebald dans son livre De la destruction comme élément de l'histoire naturelle. Ou Stig Dagerman en 1946 dans Automne allemand. Au plus obscur des caves allemandes se conjuguent le chaos et la brisure de tous les liens humains. Le cours des choses se trouve dé-naturé, les animaux, mouches, cloportes, rats colonisant la ville, certains arbres fleurissant une seconde fois à l'automne 1943 sous l'effet de la chaleur des bombes. Quant aux survivants, ils vivent dans les sous-sols comme de misérables créatures de boue.

W.G. Sebald rapporte dans son livre la vision d'une femme sur un quai, elle porte une valise. Soudain celle-ci s'ouvre laissant tomber des jouets et un cadavre calciné d'enfant. Avec ce passage dans un hors-monde inhumain, peut-on prendre la mesure du ravage, au sens des effets destructeurs sur l'être et sur la psyché qui se vit dans ce point limite ?

 Ces textes nous mettent en présence du dés-astre, au sens propre de perte de l'astre. Jusqu'en ce point où les relations entre les hommes et les femmes sans protection basculent dans l'insoutenable, pour ne plus obéir qu'aux lois élémentaires de la survie. La ruine de la ville accouche de la ruine de l'humain. 

 

Quand on détruit une ville, n'est-ce pas le creuset immatériel qui tient ensemble l'édifice humain qui se trouve irrémédiablement perdu ? Quelque chose qui n'est pas seulement déplorable mais irrémédiable - qui va au-delà des Misères de la guerre dont l'évocation est aussi ancienne que la guerre.

Il peut exister une visée intentionnelle, en tuant une ville, de tuer un mode d'être ensemble, une certaine qualité de l'urbanité et de la culture. C'est la notion d'urbicide calquée sur celle de génocide, et qu'il serait bon d'interroger. Elle a été mise en avant par Bogdan Bogdanovic à propos de Sarajevo, Belgrade, pour désigner la volonté de détruire tout ensemble le monde des êtres et des choses et le monde de la culture.

Pour toutes ces raisons il est pertinent de regarder vers l'arrière, comme « l'ange de l'histoire » de Walter Benjamin, parce que le passé n'a disparu qu'en apparence et parce que regarder les représentations des guerres d'hier nous permet de comprendre celles d'aujourd'hui.

Marie-Hélène Prouteau

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