RETOUR : Coups de cœur

Marie-Hélène Prouteau : compte rendu du recueil de Patricia Cottron-Daubigné, Ceux du lointain.

Cet article est d'abord paru dans la revue Place de la Sorbonne, Revue internationale de poésie de Paris-Sorbonne. Nous remercions Laurent Fourcaut, son directeur, pour l'aimable autorisation qu'il nous a donnée de reprendre ce texte ici.

Texte mis en ligne le 23 mai 2018.

© : Marie-Hélène Prouteau.

Cottron Patricia Cottron-Daubigné, Ceux du lointain, L'Amourier éditions, 2017.


Plusieurs voix poétiques ont évoqué le thème de l'exilé ou de l'émigré et de leurs souffrances. La part de compassion toujours inhérente à cette poésie ne fait pas tout. Encore faut-il une mise en forme et une imagerie personnelles. Celle d'Adonis, entre autres, est la voix de l'intérieur des exilés de la terre arabe. Erri de Luca dans Aller simple choisit le chœur antique pour dire les tragédies de milliers d'anonymes fuyant la misère africaine. Quelle est la résonance singulière de la voix dans Ceux du lointain ?

L'architecture du recueil est placée sous le signe d'une apparente dualité : « Ceux du lointain » et « Écrits du rivage », titres qui renvoient à une topographie signifiante. La première partie évoque la Méditerranée, haut lieu dramatique des naufrages du temps présent, et en antithèse, le rivage de l'océan, familier à la poète incapable d'oublier les tragédies tristement quotidiennes de l'autre mer. « Ceux du lointain » donne le ton de tout le recueil. Ici se joue le tressage de voix et de formes entre des extraits de l'épopée virgilienne, l'Énéide, présentés en italique et le chant lyrique, d'humanité profonde de la poète. Étonnants chants amébées d'aujourd'hui. Deux voix très différentes s'emboîtent et assurent la hauteur du poème. Ceci est rendu possible grâce à l'évocation d'Énée présente vers après vers. Au troisième vers, dans l'incipit épique du recueil, la dissonance nous alerte, ce n'est pas le héros fuyant Troie en flammes, avec son père et son fils, figure de l'errant héroïque mais l'exilé syrien condamné à la misère et à la mort. Ainsi se métamorphose sous nos yeux le chant de l'exilé universel :

« Arma virumque cano

les armes de l'homme

 Énée de Syrie »

L'histoire se répète et au héros, fugitif magnifique et prédestiné pour sauver la race troyenne se substituent les migrants pourchassés, les vaincus des guerres de Syrie, d'Érythrée, du Soudan. Ainsi la poète revisite subtilement le mythe de la guerre de Troie et de la fondation de Rome pour en retenir la part de souffrances, de viols, de morts liée à toutes les guerres. Il s'agit par le chant de donner un visage à ceux qui n'en ont pas. De leur donner un nom, dans une superbe litanie de 45 noms propres. Hamid, Salim, Iyad remplaçant Aeneas, Anchise.

Car les souffrances, les persécutions, la violence du monde sont là, toujours les mêmes :

des mères et des hommes et la jeunesse rassemblés pour l'exil, une foule misérable. Énéide, II.

quelles paroles pourraient exprimer les massacres et les deuils de cette nuit ? Énéide, II.

 

Échos au texte virgilien cité en abyme, voici l'émotion, la parole lyrique assumées de la poète qui dit Je :

« je prends chez Virgile cette leçon des temps

son présent éternel

cette histoire la même

le courage de celui qui part

quitte ce qui fut sa maison

des ruines une mère pleure »

 

Pour échapper à l'anonymat de ceux du lointain, il importe de donner vie, en 22 rencontres, à une destinée singulière, celle de Brika de Roumanie. Quatre enfants, reléguée dans les deux pièces d'un camp, assez de ressources en elle pour rire, tel est ce beau portrait de Rom :

« Ô fleur gitane même froissée poème du lointain. »

Et simplement des éclats de vers, des éclats de prose pour évoquer la survie dans ces lieux où la boue, la décharge, la récupération sont l'ordinaire des jours :

« bidonville

baraquements et encore écrouler le mot le désosser »

L'émotion est au paroxysme, pourtant la poète refuse le pathos. Mais aussi tous les « arrangements », tous les compromis. « Ne plus en appeler à Rimbaud Apollinaire et les autres. » L'on est face à l'insupportable, seuls Villon cité à deux reprises et l'image des pendus sont à la mesure de l'indignité qui se décline ici :

« Frères Humains

au gibet de nos silences »

 

Ce qui frappe dans cette écriture de l'inquiétude, dans cette voix presque convulsée, c'est la haute interpellation qu'elle pose au lecteur. La référence répétée à la « honte » traverse tout le recueil. Il y a ce sous-titre d'une des parties, elliptique, condensé mais si fort : « Honte et puis », il en dit long sur nos « arrangements » avec notre mauvaise conscience, sur l'hypocrisie et l'habitude qui érode l'indignation :

« et le nom de notre guerre est si joli

Lampedusa »

 

Comment supporter le regard de l'humilié, de l'offensé ? Dans cette expérience de l'altérité persécutée, le visage d'autrui pour reprendre Levinas nous oblige ; il nous renvoie à la honte de notre indifférence, de notre impuissance. Ou, au contraire, à ce que la poète appelle « l'accueil » de l'exilé. Dire la honte, c'est dire ce qui peine à se dire, au plus profond de celle qui écrit, comme de nous lecteurs :

« et la honte aussi quand on les chasse je l'ai écrite ».

Peut-être une manière de conjurer l'impuissance ? De trouver dans le geste d'écriture une petite capacité de résistance.

Significative est de ce point de vue la variation des pronoms. « Ceux du lointain » se place sous le signe du Je, fluctuant, labile entre celui de la poète et le Je de l'exilé, comme si l'empathie entre eux avait une vertu identificatoire. Le passage à la troisième personne se fait lorsque la poète s'attache à l'histoire de Brika. La seconde partie, « Écrits du rivage » est dominée par le « nous » inscrit dans une identité plus large.

 

Toujours, chez la poète, le parti pris de mots simples, la parcimonie et l'humilité de la diction.

Peu de mots pour dire beaucoup, dans ce superbe vers :

« Les pauvres se regardent »

 

Comme pour coller au plus près du drame vécu. Ou bien, au contraire, évoquer, à trois reprises dans le poème, la teneur d'un paysage en apparence tranquille, dire cette évidence simple de notre vie à nous qui ne sera jamais la leur. Tout est dit :

« Ici

l'océan

 bat

 l'espace »

Le recueil se clôt sur une tonalité ironique, terrible : « Nous écrirons des oraisons funèbres. » Du Je initial au Nous final, du « je chante » repris de Virgile au verbe nu final, « nous écrirons », il y a eu cheminement en apparence mais ce futur est sans illusion aucune. La poète s'est refusée à la facilité des bons sentiments. L'apaisement ne viendra pas de la leçon de Virgile. Ce recueil de Patricia Cottron-Daubigné atteint la ferveur du thrène antique et des lamentations mais dans la version postmoderne d'un monde connecté qui nous met chaque jour cette indignité sous les yeux. Du chant funèbre il a la hauteur de vue et la beauté tragique.

Marie-Hélène Prouteau

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