Marie-Hélène Prouteau : compte rendu du roman de Mérédith Le Dez, Le Cœur mendiant, La Part commune, 2018. Cet article est d'abord paru dans la revue Europe, juin-juillet-août 2018. Nous remercions Jean-Baptiste Para, son directeur, pour l'aimable autorisation qu'il nous a donnée de reprendre ce texte ici. Texte mis en ligne le 7 septembre 2018.
Mérédith Le Dez ou l'art de l'incertitudeVoici un beau roman de la mélancolie et des mystères du cœur. Quand il n'y a plus d'amour, il n'y a que des souvenirs d'amour, c'est bien connu. Comment investir le lieu commun de l'amour blessé, mis en mouvement dans ce titre si poétique ? Une femme, Muriel, enseignante, la quarantaine, se remémore son amour pour l'homme aimé, mort il y a dix ans. C'est l'enterrement de l'écrivain dont cet homme était le traducteur et l'ami qui ravive en elle une mémoire lointaine mais toujours là. Dès le « prologue », une autre voix, celle de l'homme aimé, transcrite en italiques, vient curieusement s'entremêler à celle de cette femme. De quoi donner une allure fragmentée, syncopée au récit. En parfaite correspondance avec le parti pris de l'auteure de restituer les fêlures de l'intime, sans jamais oublier la violence du monde, qu'il s'agisse de Sabra, Chatila, de Sarajevo ou des exécutions macabres des terroristes. Le choix de Mérédith Le Dez est celui d'une écriture dense qui se déploie selon une triple direction : un roman polyphonique à deux voix, la narratrice qui revient sur cet amour qui a marqué sa jeunesse et sa vie et la voix off de l'amant, mystérieusement sortie de nulle part. Le brouillage ensuite entre trois temporalités sur une longue durée de vingt-cinq années de vie, le présent, le passé d'il y a quinze ans (la mort de l'homme aimé) et le passé plus lointain du coup de foudre de jeunesse. Enfin, un jeu sur les espaces, les rues et places de la vieille Europe à Nancy, les collines de Lozère et la Bretagne, arpentés jadis ensemble et toujours teintés de lueurs poétiques. Tout au long du livre, à fleur de plume, on est frappé par la sensibilité du personnage féminin, inquiète de la marche du monde, comme le montre son effroi devant la barbarie des têtes coupées. La musique de Satie, la puissance de la littérature font un contrepoint capable de sauver et consoler. Juvénilité de cette soif d'infini, du chant simple du bonheur. Les personnages secondaires, le groupe des copains de lycée, le voisin de la narratrice, le vieux monsieur malade sont campés avec soin. Habités par la gaieté, ils nous font entrer dans un film de Claude Sautet. Au centre de l'intrigue, Kettle l'écrivain brillant mais controversé que l'écriture d'un de ses livres va changer complètement. C'est dire l'enjeu symbolique de placer celui qui écrit à cette place. Il n'a pas hésité à utiliser pour son roman les confidences de son ami sur sa liaison avec Muriel. D'où le sentiment de révolte de l'héroïne, convaincue d'avoir été dépossédée. Quelles sont les frontières entre la vie et la fiction, éternelle question. Qui est cet écrivain au bout du compte ? Et qui est vraiment l'homme aimé qui a trahi sa confiance et qui s'était dit libre ? Et dont Muriel découvre qu'il était marié. Quels secrets recèlent les êtres ? Les lettres échangées entre les deux amants, on n'en saura pas le contenu véritable. Voilà qui renforce encore l'énigme de cet amour déserté. Seule la lettre décisive de rupture est évoquée indirectement. Il faudra l'éclairage de Kettle pour faire émerger une autre vérité sur l'amant : « Il vous aimait. […] Votre lettre si définitive, ses courriers sans réponse, la maison où il vous attendit en vain, votre insouciant bonheur avec un autre. » Magnifique scène révélatrice où l'héroïne voit ses certitudes vaciller. Il y a dans le monde de Mérédith Le Dez une ambivalence tragique et lumineuse à la fois. Comme dans un livre de Virginia Woolf, du temps a passé, c'est à de petits faits impressionnistes pris dans le flux que le lecteur prend conscience du mouvement de la vie : les résultats du bac, la mort de la grand-mère, la voix de la femme sur le répondeur de l'amant, le projet vite abandonné. de monter une librairie-café avec son amie. Admirablement, la romancière livre les ambivalences, le doute sur cet autre qu'on pensait aimer. Excellant à pointer la multiplicité des points de vue, à tisser la toile des sentiments mitigés qui enveloppent les deux protagonistes. Les livres sont au cœur du roman, par une permanente mise en abyme. Ce roman n'est-il pas un livre tramé de plusieurs livres, de plusieurs textes ? Le Bonheur des tristes, les poèmes de Ludovic, l'ami de lycée, les poèmes de Rimbaud récités avec l'accent britannique de Kettle, Le Rouge et le Noir qui fait resurgir le motif des têtes coupées ? Et les livres de Kettle, dont Des corps par milliers tient sa place comme élément dramatique de l'action, nous l'avons vu. Difficile de ne pas voir dans le « prologue », « l'épilogue » et l'ensemble du texte en italiques des extraits du livre écrit par Kettle. Comme si le roman se bouclait sur lui-même. Le coup de maître est dans cette captation du lecteur pris dans les rets d'une narration toute en tensions qui le pousse à tourner les pages sans pouvoir faire de pause. L'amour, la mort : un classique renouvelé ici avec force par Mérédith Le Dez dans ce roman vibrant et grave. Marie-Hélène Prouteau |