RETOUR : Coups de cœur

Marie-Hélène Prouteau : Vu, vécu, approuvé, de Jean-François Mathé.

© : Marie-Hélène Prouteau.

Texte mis en ligne le 3 octobre 2020.

Mathé Jean-François Mathé, Vu, vécu, approuvé, Éditions Le Silence qui roule, 2019.


L'art de la fugue

Bien des poètes ont écrit sur la vieillesse, aussi bien les grands lyriques que, plus près de nous, Tarjeï Vesaas, Philippe Jaccottet. Avec ce recueil Vu, vécu, approuvé, le poète Jean-François Mathé écrit le livre du renoncement. À soixante-neuf ans au moment de sa publication en 2019, il a annoncé qu'il cessait d'écrire. Son Ïuvre est importante et a été reconnue par le Grand Prix International de Poésie Guillevic-Ville de Saint-Malo pour l'ensemble de ses écrits.
Déjà en 2018, dans son recueil Prendre et perdre publié aux éditions Rougerie, le poète s'attachait à ce thème de la vie qui se défait et échappe.

« Rien n'est précaire comme vivre/ J'arrive où je suis étranger. » Jean-François Mathé pourrait faire siens ces vers d'Aragon. De ce constat de lucidité triste, le poète tire une rêverie-méditation sur l'expérience du temps. Vu, vécu, approuvé peut ainsi se lire comme l'élégie de la vie révolue. Le titre, trois verbes nus, au participe passé, sans pronom, annonce une sorte de bilan, la mise à plat d'une vie qui reçoit l'estampille du poète. Mais, avec ce mode verbal impersonnel, il s'agit d'atténuer une douleur car le paysage mental est placé sous le signe de la mélancolie. La vie est passée. Le sentiment de la perte inéluctable. La basse continue est celle de la tristesse, de la nuit « sans rêves presque sans sommeil », de la forêt où l'on se perd. Mais, en contrepoint, le poète accueille en lui la rêverie sur ce qui reste ouvert : la contemplation heureuse, l'élan des navires, la main tendue de l'ami, la lumière d'un « nouveau matin ». C'est ce qu'illustre la toile de couverture de Marie Alloy, « Dans l'ouvert de l'horizon », aux beaux fondus colorés.

La mort, réelle ou symbolique, revient dans la trentaine de poèmes comme un leitmotiv. Les traces de l'amenuisement vital la préfigurent. Ainsi, les « fleurs fanées », « le rien de lumière », la consumation du feu qui évoque celle de la vie. L'ombre d'une disparition plane :

« j'ai poussé cette grille

qui fait toujours grincer le passé »

Dès le poème inaugural, la persistance fragile du vivre s'énonce dans une image surréaliste digne de Magritte, celle du fruit et du noyau. Elle figure la tentative de l'impossible saisie, la vie ne retrouve pas sa rondeur de fruit mûr, c'est le noyau qui l'attend :

« Je serre,

je serre encore

et encore

comme si je voulais

que ma vie

soit un fruit

tout entier entré

dans son noyau »

On mesure ici combien Jean-François Mathé se tient, tel un funambule, entre douceur mélancolique et abîme. Le moment présent laisse le poète « incertain dans son incertitude » devant ce qu'il nomme « l'avenir refusé ». Cet entre-deux entre la conscience de la finitude et un désir sans grand devenir se vit sur le mode du tressaillement tendre et inquiet. Dans le glissement des pronoms qui passent du « tu » au « je » ou au « il », le poète se parle à lui-même comme il nous parle. Entre le murmure et la mélopée.

La vie est et ne sera plus que la traversée de la perte jusqu'à la perte ultime. Mais, contrairement aux âges antérieurs de la vie, ce dépouillement n'est pas compensé, renouvelé par un enrichissement :

« il reste un peu d'air respirable

pour continuer à vivre

face à l'avenir refusé »

 

Le jeu très subtil sur les temps des verbes, présent qui échappe, passé révolu et futur frêle des derniers poèmes est gros d'une signifiance tragique. Mais l'être se fait plus fort que son destin mortel, il lui fait face lucidement. C'est la métaphore filée essentielle du poète-escrimeur :

La main sur la plaie

tu maintiens fier ton regard d'escrimeur  [É]

En garde tu attends

que la douceur de l'ombre de la nuit

soit la seule à te pénétrer

jusqu'à ton consentement à mourir

 

La référence à cet art martial de la maîtrise qui euphémise la violence du combat dit assez le détachement calme et l'élégance de celui qui consent à l'irrémédiable. Le poète récupère son passé par la grâce d'une revisitation qui voit défiler en son for intérieur : « l'instant heureux », la tendresse pour l'aimée, « le souvenir des morts », « un autre voyage », « la poésie, l'amour, l'espérance ». Là où le temps semble se déchirer, il convoque ces morceaux de mémoire, heureux ou douloureux. Comme ici, dans la beauté de l'image si simple, si touchante : « il n'y a d'oiseau qu'en nous-même. »

Rien de pathétique, rien de spéculatif, rien d'emphatique. La sourdine et le mode mineur, c'est à cela que se reconnaît la poésie de Jean-François Mathé.

Il ne s'agit pas, on l'aura compris, d'une poésie vouée au malheur. Par ce consentement à mourir, par l'approbation de sa vie d'homme suggérée dans le titre, le poète atteint, dans le final du livre, un « nous » à la hauteur de l'aventure humaine :

« Puis l'avenir fera ce qu'il veut du souvenir de notre rencontre. Nous ne sommes que des passants qui seront passés l'un par l'autre. »

Cette étonnante perspective du regard poétique bouscule ici les temporalités entre présent, passé et futur. Elle consacre une vie d'homme, simple passant, la relativise à l'horizon du temps cosmique. Nous y gagnons ce chant de vérité tragique qui ne manquera pas de résonner longtemps au plus profond.

Marie-Hélène Prouteau

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