RETOUR : Coups de cœur

Marie-Hélène Prouteau : compte rendu du livre d'Alain Roussel, La Vie secrète des mots et des choses, Maurice Nadeau, 2018.

Article paru dans dans Europe, nov-déc. 2019, n° 1087-1088.

Texte mis en ligne le 22 novembre 2019.

Roussel Alain Roussel, La Vie secrète des mots et des choses, Éditions Maurice Nadeau/Lettres Nouvelles, 2019.


Alain Roussel est un voyageur de l'imaginaire. Il le montre encore une fois dans ce nouveau livre qui invite à l'exploration de territoires insolites dans une sorte de bizarrerie littéraire. Non pas du côté fictionnel mais du côté réflexif, où il laisse libre cours à sa méditation sur le verbe et sur les choses. C'est son « théâtre mental », selon ses propres mots dans la préface, qu'il choisit de nous présenter, en l'arrimant à l'extraordinaire stock de rêves, d'illuminations langagières qui organisent sa vie. Ni roman ni essai. Mais une compilation élective où il se met à l'écoute de ses mots. Le je est donc présent, pas le moi personnel – si ce n'est sous la forme de brefs souvenirs ou à travers la présence de l'épouse – mais le je qui pratique l'énonciation poétique, à sa façon drolatique, débridée, ironique : « avec tout l'humour nécessaire à ce genre de métamorphoses, la fière allure du gardian en Camargue, ou je ne sais quoi d'autre, et que l'on chevauchera sa monture avec dextérité et une certaine flamboyance, ego oblige, sous les feux du soleil couchant, au milieu des flamands roses […] sans jamais sortir de sa cuisine. Qui n'a jamais cherché à métaphoriser sa vie ? » Comment mieux dire que l'expérience subjective ici porte sur la recherche et l'action résolument libres d'une conscience poétique qui manie l'exubérance et la provocation ?

Le bonheur du langage dans La Vie secrète des mots et des choses croise son expérience personnelle de la quête ésotérique qui s'inscrit dans toute son œuvre. Il s'agit d'allier la cabale, l'hermétisme et ce mélange d'humour et d'inventivité ébouriffante qui est sa marque singulière. L'originalité du livre est dans cette démarche qui dessine à sa manière un portrait d'Alain Roussel. L'écrivain en alchimiste des mots et des choses, pourrions-nous dire.

Le livre se présente en quatre parties, « La vie privée des mots », « Lettres d'amour », ces deux parties suivant la méthode de la « cabale phonétique » connue des alchimistes où il va même jusqu'à procéder à la psychanalyse des rêves des mots. « L'ordinaire, la métaphysique », « La poignée de porte » sont consacrées aux objets qui ont leur langage, leur vie privée que l'écrivain tente de capter dans son univers intérieur. L'unité de ces quatre sections : le monde analogique d'Alain Roussel. C'est qu'à partir d'illuminations premières, l'écrivain analogiste qu'il est en appelle au mystère qui se tient au bord du réel. Tisse tout un réseau de correspondances, de rencontres étonnantes entre les mots, entre les mots et les choses, saisit des signes renvoyés par les choses, attribue à certains objets une part subjective forte. « Un seul souvenir me rend la chaise attachante, la table accueillante, la rue prometteuse. » Autre façon de dire que tout objet est un monde, un noyau invisible qui fait sens en chacun de nous.

On comprend aisément dès lors l'insistance de la rêverie éveillée qui triture les mots, métamorphose les sujets, fait revenir les morts. Lors de visites nocturnes, Hugo, Nerval, Michaux, Breton, Paz, Pessoa ou Rimbaud s'invitent tour à tour pour lui parler de la « quête infinie du Sens ». La figure de Freud revient souvent dans des scènes de vaudeville aux côtés d'Anna et de Lise - déconstruction hilarante d'ana-lyse - et de Miss Molly, clin d'œil à Joyce : « Pendue au cou de Sigmund […] Miss Molly s'étire mollement, sens, sangsue, sensuellement, elle ment à son amant, c'est affreux, à son amant Freud, elle lui raconte des fredaines, elle fredonne, elle se donne à Freud, elle s'abandonne en fraude, “ça va bander, ça bande, ça bande”. » Ailleurs il se fait metteur en scène d'un sketch désopilant réunissant le groupe des poètes surréalistes émoustillés par les charmes de Molly. La cabalistique chevauchée d'Alain Roussel traverse les terres du Cratyle, de Rabelais, de maître Eckhart, d'Attar, de Rimbaud, de l'Oulipo, des hermétistes, du lettrisme, des surréalistes jusqu'à Petr Král à qui un texte est dédié. Ces explorations hardies, toniques surprennent, déconcertent le lecteur et transmettent leur élan jubilatoire.

Mais ne nous y trompons pas. Derrière l'apparente légèreté de ce plaidoyer pour la force de l'imaginaire et pour l'inventivité langagière, se joue une profondeur qui ouvre sur le vertige. C'est ce que montre, entre autres, la partie « La poignée de porte » où Alain Roussel fait intervenir une notion « l'innommable » qui fait penser à Samuel Beckett. Démarche hermétique, métaphysique, ou les deux à la fois. Dans le monde il y a de l'irréductible, il y a une part inaccessible qui échappe au sens. Certains le nomment « absurde », d'autres « l'en-soi ». C'est toujours le questionnement sur l'énigme de notre présence au monde. Alain Roussel l'appréhende en alchimiste du langage, en poète iconoclaste qui, sans cesse, passe du mystère de la parole à la réflexivité sur la poésie. Tant est puissante la vitalité d'une écriture qui se reboucle en une spécularité joyeuse.

Marie-Hélène Prouteau

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