RETOUR : Chronique de Roger-Yves Roche

Roger-Yves Roche. On réédite L’Échappée belle et Une orchidée que l’on appela Vanille, de Nicolas Bouvier…

Mise en ligne le 27 décembre 2023.
© : Roger-Yves Roche.

Bouvier  Nicolas Bouvier, L’Échappée belle. Éloge de quelques pérégrins, Metropolis, 173 pages, 15 CHF-12 € et Une orchidée que l’on appela Vanille, Metropolis, 111 pages, 15 CHF-12 €


On réédite, que dis-je, on re-réédite Nicolas Bouvier (1929-1998), voire plus ! Car, et c’est un fait notable, L’Échappée belle, Éloge de quelques pérégrins en est déjà à sa septième édition, tandis qu’Une orchidée qu’on appela Vanille atteint le chiffre trois, cela en moins de temps qu’il n’en faut pour faire une guerre (de trente ans…) ; et d’ajouter que ces deux ouvrages reparaissent de fort belle manière, en petit format et à un prix abordable, ce qui est tout aussi remarquable. Rééditer Nicolas Bouvier, c’est donc constater la force d’aimantation de l’écrivain-voyageur-photographe suisse, dont l’œuvre ne se réduit pas à L’Usage du monde ou au Poisson-scorpion, et dont la souplesse de pensée, sa ductilité, autant que le caractère précis et néanmoins vivant, ondoyant, de son style, forcent l’admiration du lecteur.

Des écrivains-voyageurs, il s’en trouve justement un certain nombre dans L’Échappée belle (1996), et dont l’ensemble, à l’exception d’une étude sur Gobineau, n’a pas été publié ailleurs, seulement évoqué brièvement dans le volume Quarto que Gallimard a consacré à l’auteur en 2004, ce qui fait tout l’intérêt, la saveur et le sel, d’une telle réédition. Mais revenons à nos écrivains-voyageurs épinglés par Bouvier. S’ils ne sont pas tous nés de l’autre côté des Alpes, il semble qu’il y ait en eux quelque chose d’une suissité, ou suissitude, qui est tout sauf d’apparat, mais que l’on aurait en même temps bien du mal à définir, l’esprit ou la tradition vagabonde suisse ne se laissant guère apprivoiser, sauf en de lapidaires et mystérieuses formules, telle celle d’Alfred Berchtold : « Les Helvètes entrent dans l’histoire en essayant d’en sortir » ou cette autre, tirée d’une vieille édition de l’Encyclopædia Britannica : « Suisse : petit pays d’Europe centrale situé à l’Ouest de l’Europe » ! 

 

Le lecteur rencontrera ces deux cocasseries, et leur explication, dans le texte qui ouvre le recueil, Éloge de la Suisse nomade, où l’auteur entend démontrer, et démontre, que la Suisse n’est pas le pays sédentaire (tertiaire diront les mauvaises langues…) que l’on croit, qu’il est depuis toujours saisi par le mouvement, une force centrifuge qui se reconnaît dans maints personnages et autant de faits politiques notables. Bouvier évoque ainsi deux figures suisses du XVIe siècle : le Valaisan Thomas Platter, qui, de vagabond devint humaniste et son « demi-compatriote » Paracelse, qui, d’humaniste devint vagabond. Comme si s’écrivait, à travers deux formes d’existence inverses, mais aussi avec Rousseau, Cendrars, Cingria, une histoire de la Suisse différente, celle qu’on ne veut pas entendre et qui est pourtant bien réelle ; cet exode littéraire, pédagogique, civil, militaire même (les mercenaires suisses de Marignan s’en souviennent encore !), a fortement imprégné la culture, et a ainsi contribué à changer le visage d’un pays que l’on considère, à tort, comme fermé sur lui-même : « Bien plus important, bien plus essentiel, cet état nomade a fait de la Suisse du XIXe siècle un pays d’accueil pour des proscrits de toutes sortes : nous savions ce qu’était l’exil… /… À Genève, un quart de nos rues portent aujourd’hui le nom de fugitifs arrivés chez nous avec leur fortune dans un mouchoir. »

On suivra encore, presque à la trace, d’autres pérégrins suisses ou pas suisses, ou pas tout à fait suisses (Lorenzo Pestelli), ou pas complètement (Albert Cohen), mais peu importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse du départ, la promesse d’un ailleurs au milieu de l’ici et maintenant. Ce n’est pas Ella Maillart qui dira le contraire, fascinée et galvanisée qu’elle fut, en sa prime enfance, par l’eau du lac de Genève. Bouvier exécute en quelques pages le portrait d’une femme libre comme l’air, qui voyagea « comme une clocharde intelligente, futée, endurcie ». On ne saurait mieux cerner ce qu’on appelle un état d’esprit.

Au vrai, le voyage ne s’arrête pas au voyage, non plus que la Suisse ne s’arrêterait à ses frontières, il est aussi exploration de l’intérieur, sinon des profondeurs, il emprunte d’autres voies, voix, et quand celle de l’écriture documentaire ne suffit plus, c’est la poésie qui prend le relais : c’est en ce sens qu’il faut méditer les deux très beaux textes que Bouvier consacre à Vahé Godel et Henri Michaux ; manière douce-imaginaire pour le premier de faire « fructifier » un long séjour en Arménie soviétique où il a été enseignant, lui apporter « cet « autre versant » de lui-même à la recherche duquel il était parti », et cela en écrivant, on pourrait presque dire en rêvant, Du même désert à la même nuit. Quand le second choisit plutôt de se lancer, « avec des armes vaporeuses et fantomatiques » à « l’assaut de la brique, de la pierre de taille, du béton de l’ordre établi, de la sécurité intra muros », bref, et pour l’énoncer plus abruptement, de malmener les choses avec les mots (il s’agit de « Contre ! » dans La nuit remue, « vrai poème nomade » selon Bouvier)…

Écrivant sur les autres, nul doute que Bouvier écrit, un peu, sur lui. Mais point de manière arrogante là-dedans, juste de quoi créer un passage et se laisser glisser, ce serait comme une ombre qui se mettrait à l’abri d’une autre ombre. Bouvier n’est pas Platter, Bouvier n’est pas Maillart, n’est pas Kenneth White, il habite simplement et transitoirement en eux, le temps de les, de leur écrire. C’est une forme de disparition, voire de « dilution », qui n’est pas si éloignée de celle qu’il décrit lorsque Pestelli voyage et qu’il « prend la couleur incertaine de tous les murs qu’il a rasés ».

Où commence, où s’arrête le voyage pour Bouvier ? À la lecture des atlas, à la rencontre d’un visage, à la porte d’une bibliothèque. Comme celle qu’il fréquenta enfant, et qui dessina sa « vocation » (mot qu’il faut écrire avec mille guillemets de précaution). Comme celle qu’il retrouve lorsque revenu un temps sur terre, il décide d’être iconographe. Chercher des images, n’est-ce pas déjà, ou encore, ou autrement voyager dans le grand atlas du monde ?

 

C’est peut-être bien en ce sens qu’il faut entendre, comprendre, le second petit livre de Bouvier qui se voit aujourd’hui réédité. Un autre voyage, cette fois au pays des plantes, et plus singulièrement d’une épice qui répond au doux nom de Vanille. C’est une histoire drôle que l’histoire de ce livre qui n’avait jamais vu le jour avant 1998, année de la mort de son auteur. Et pour cause ! Son commanditaire, un chocolatier de la Suisse centrale, ruiné, refusa de le payer pour son travail, trouvant le texte semblable à « un mal de dents » !!! Qu’à cela ne tienne, le lecteur a aujourd’hui le livre entre les mains. Il peut désormais suivre la vanille depuis sa découverte jusqu’à son importation de ce côté-ci de la planète, greffe plutôt ratée, en ses débuts du moins. Discuter des vices et des vertus de la belle. S’arrêter sur quelques délicieuses planchettes qui donnent à voir une plante toute de lianes vêtue. Mettre en pratique et déguster quelques recettes de Jules Gouffé, officier de bouche du Jockey-Club de Paris… Tout Bouvier est dans ce petit opuscule, celui qui va chercher loin une idée ou une image, la triture, la façonne, la travaille, sans jamais lui ôter sa saveur. Un livre à lire et à voir sans modération…

 


Bouvier a cette remarque dans « Autour de l’Histoire du soldat » qu’une “des manifestations les plus singulières du génie vaudois” est « l’art de faire des livres “achevés” – pas nécessairement hors de prix – d’une élégance retenue et souveraine ». L’éditeur dont nous parlons, Metropolis, s’il n’est pas exactement vaudois, n’en possède pas moins tous les attributs susvisés…

Roger-Yves Roche

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