RETOUR : Chronique de Roger-Yves Roche
Roger-Yves Roche. On réédite La Bièvre, de Huysmans… Mise en ligne le 4 décembre 2023.
On réédite Joris-Karl Huysmans (1848-1907). On devrait même dire : on régurgite Huysmans. Car ce n'est pas n'importe quel texte de l'écrivain qui revoit le jour, mais un de ces opuscules qui sentent la colère, bouillonnent, dégorgent, un peu comme Guerre aux démolisseurs de Victor Hugo. Le livret de Huysmans s'appelle La Bièvre, il est daté fin de siècle, 1890 pour être précis ; il porte le nom du sujet dont il traite, ou dont il fait le lit. Une rivière comme une page blanche qui noircit, un songe qui vire au cauchemar, un cri du cœur qui déchire l'âme, une déclaration d'amour qui se noie dans les effluves d'un siècle honni. La Bièvre, à l'époque de Huysmans, commence de perdre son charme ; elle symbolise un Paris qui n'est déjà plus et ne sera bientôt encore plus, si l'on peut dire. Huysmans la suit dans ses méandres, depuis sa naissance dans l'étang de Saint-Quentin jusqu'à son embouchure, près de la Porte de la Tournelle. Il surprend ses rives, pose un regard attendri sur ses tours et détours, « un retour d'enfance, une reprise de la campagne où elle était née ». Mais le passé est passé, la source d'enchantement est tarie : la Bièvre est devenue progressivement prisonnière de la ville, on a commencé de la recouvrir, sauf à certains endroits où on continue de l'exploiter, avec ses usines de peausserie et « leur horrible pot-au-feu des cuves ». La Bièvre, sous la plume de Huysmans, ne cache pas son sexe : elle est d'essence féminine, dès les premières lignes, « elle court, fluette, dans la vallée qui porte son nom, et mythologiquement, on se la représente, incarnée en une fillette à peine pubère, en une naïade toute petite, jouant encore à la poupée sous des saules. » Mais ce sexe a un prix, vil, celui d'être l'esclave de la ville : « Symbole de la misérable condition des femmes attirées dans le guet-apens des villes, la Bièvre n'est-elle pas aussi l'emblématique image de ces races abbatiales, de ces vieilles familles, de ces castes de dignitaires qui sont peu à peu tombées et qui ont fini, de chutes en chutes, par s'interner dans l'inavouable boue d'un fructueux commerce ? » La Bièvre n'est donc plus et ne sera plus de n'être plus vue. Elle ne lisera plus les « murs et les tours de Paris », elle ne jouera plus avec les « petits moulins dont elle se plaisait à tourner les roues », elle ne s'amusera plus « à piquer, la tête en bas, le clocher de l'abbaye dans l'azur tremblant de ses eaux ». Non, tout ou presque tout de la Bièvre a disparu, « dans de noirs souterrains ou dans des gorges resserrées d'usines, l'eau exténuée, putride ». Régurgiter, vous avait-on prévenu. Roger-Yves Roche Post Scriptum en forme de point d'interrogation : c'est à un éditeur de Saint-Étienne que l'on doit la remise sur le marché de ce court texte de Huysmans. Peut-être à cause d'une rivière qui jadis coulait des jours heureux à l'air libre de la capitale ligérienne, contentait moult moulins et non moins nombreuses blanchisseuses. Le Furan – puisque c'est son nom – sous La Bièvre ? |