RETOUR : Chronique de Roger-Yves Roche

Roger-Yves Roche. On réédite Les Choses, de Perec…

Mise en ligne le 1er février 2024.
© : Roger-Yves Roche.

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On réédite Perec (Les Choses – 1965). On réédite tout le temps Perec. On rééditera toujours Perec. Question de logique. Question de principe, d'éthique presque. Celui que Jean-Pierre Salgas avait couronné d'une juste et éclatante formule (« contemporain capital posthume ») mérite de fait l'impression à perpétuité ! Pour quelles raisons ? Une seule, qui est multiple. Entendez la singularité de son projet littéraire, qui est d'abord et avant tout une manière, ou un moyen, de toucher à la pluralité de la littérature, la mise en perspective du Je dans des formes d'écriture aussi diverses que le romanesque, le quotidien, la contrainte et j'en passe.

Les Choses, premier livre publié de Perec, et couronné par le Prix Renaudot, serait, a priori, plutôt à ranger du côté du roman sociologique. On en connaît désormais par cœur l'histoire, sinon les avatars, celle d'un couple qui a l'air de tout sauf d'un couple (mais après tout, Bouvard et Pécuchet forment bien, eux aussi, un couple…). Sylvie et Jérôme sont tous deux psychosociologues (comme d'autres sont copistes), ils cherchent leur voie, voix, quelque part entre le rêve et la vie, le désir et l'ennui, bref la fortune – l'autre nom de l'argent – et le hasard – que l'on appelle parfois le destin. Mais l'un(e) et l'autre ont leur limite, laquelle répond au doux, ou plutôt doucereux nom de bonheur et tient en une seule phrase, celle qui ouvre précisément la seconde partie du roman : « Ils tentèrent de fuir. » Tout est dans la tentative, et non plus la tentation. Las !

N'allons cependant pas plus loin que ce demi-constat d'échec, n'empruntons pas non plus le chemin d'une exégèse superfétatoire (au vu des exégèses passées), ou celui du relevé d'empreintes autographiques : le studio de la rue de Quatrefages, la ville de Sfax, etc. Non, contentons-nous plutôt de rester à la surface des… choses, autrement dit, de regarder de tous nos yeux quelques couvertures d'éditions passées, qui nous disent… quoi au juste ? Deux ou trois choses, pas moins, pas plus…

On pourrait commencer par le commencement, sobrement, juste les mots pour dire les choses, c'est la couverture jaune clair, aujourd'hui un peu jaunâtre, de l'édition originale, sans illustration aucune, le lecteur attendant sagement d'entrer dans le texte, de suivre l'œil qui « glisserait sur la moquette grise d'un long corridor… ».
On continuerait, pourquoi pas, par une édition de poche (J'ai lu), datant du début des années soixante-dix. Il y a au premier plan quelques petites choses, des objets, en terre cuite (peut-être des symboles post-soixante-huitards ?) et puis surtout cette chaise Knoll, estampillée Mobilier international, qui surplombe, écrase tout le reste. L'auteur, Sylvain Nuccio, se souvient de son montage, et aussi de sa lecture du livre de Perec, qui l'avait laissé « perplexe ». À la question que je lui pose, de savoir s'il referait la même… chose aujourd'hui, il me répond du tac au tac : « Aucune idée et Perec n'écrirait certainement pas le même livre. L'époque est tellement différente. » Est-ce si sûr ?
Il y aurait encore cette photographie de Dominique Bourgois (femme de l'éditeur) qui prend presque tout l'espace de l'édition 10/18, mobilier daté de l'époque de la reparution (fin 70, début 80), transparence et lumière à l'avenant, vision de ce que pourrait être non pas un intérieur vide, mais l'intérieur du vide, ou presque ; c'est avec cette édition que j'ai découvert Les Choses, et, je crois bien, Perec…
Viendrait ensuite une couverture des éditions Pocket, peut-être la plus éloignée des choses dont il est question dans le livre… et la plus vraie, car des choses, utiles, ont prééxisté aux choses, futiles : il s'agit d'une étagère de cuisine signée Henri Cadiou. On y distingue un torchon, une lampe à pétrole (ou huile ?), une théière, une écumoire, une casserole, un miroir… C'est un tableau, un pêle-mêle d'objets usagés et usés, hors du temps ou presque. L'image nimbe ainsi le livre de Perec d'une aura, ou patine, étrangement séculaire. Si l'on ajoute à cela que Cadiou fut un artiste-personnage plus que singulier, digne de figurer dans La Vie mode d'emploi
Mais je dérive. D'autres couvertures s'offriraient encore au regard, tantôt virant à l'abstrait, l'abstraction (choses blanches sur fond blanc !), tantôt lorgnant du côté de l'humain, très humain : ainsi de cette édition qui privilégie le portrait américain d'une femme tout aussi américaine (ou anglaise ?), qui ressemble à s'y méprendre à Jackie Kennedy ! Au vrai, c'est une des rares couvertures qui non seulement met l'accent sur le sous-titre du livre (« Une histoire des années soixante ») mais encore s'aventure du côté de la figure humaine, les choses ayant tellement pris le dessus sur… le reste. À tel point que ces choses ont parfois l'allure de choses qui n'en sont peut-être pas, ou pas complètement, ou pas, comment dire, ontologiquement – comme ces fleurs d'arum blanches et jaunes sur une autre couverture 10/18 ? De la difficulté d'être une chose, comme d'avoir des choses…

Chose qu'a peut-être comprise Marion Fayolle, l'autrice de la couverture de la dernière édition en date du roman de Perec, qui se trouve reparaître chez Julliard, son éditeur premier. De quoi et de qui s'agit-il ? D'un homme et d'une femme qui se reflètent dans le miroir des choses, ou plutôt dans des choses qui ont l'apparence de miroirs, ou peut-être dans des miroirs qui ressemblent à des choses. Les voilà qui se dévisagent, s'envisagent, le regard mi-surpris, mi-indifférent. C'est une fort jolie couverture, aux teintes pastel, ni froides, ni chaudes, l'espace subtilement occupé, découpé façon puzzle, une couverture ni arrogante, ni banale, qui dit bien ce que disent Les Choses, et ce que nous disent encore les choses, et qui n'attend plus qu'on la soulève. Car on lit les livres, ces sortes de choses, sous une couverture, n'est-ce pas ?

Roger-Yves Roche

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