RETOUR : Chronique de Roger-Yves Roche
Roger-Yves Roche. On réédite Franck Venaille… Mise en ligne le 9 novembre 2023.
On réédite Franck Venaille (1936-2018). Ce serait comme si on remettait en selle un cavalier qui ne serait pourtant jamais tombé de sa monture ! Car Franck Venaille a toujours été poète. Dès son, ou plutôt dès ses deux premiers livres, Journal de bord (1961) et Journal de bord (second voyage) (1962), quoique reniés par l'auteur, et qui ne figurent naturellement pas dans cette anthologie. Laquelle commence donc avec Papiers d'identité (1966) et s'arrête un peu avant La Descente de l'Escaut (1995). Un fort beau et imposant volume qui contient neuf autres livres, où se démontre la position d'équilibre de Venaille : passer de la poésie au trot et de la prose au galop. Et vice versa. Venaille ne mâchait pas ses mots, ne cachait pas les choses non plus, usait la phrase jusqu'à la corde, la coupait même parfois tout net, à moins qu'il ne s'agisse du réel. Lequel revient en garçon qui enlace sa cavalière. Voyez plutôt la fatigue : « Bien sûr on se parait des coups protégeant son enfant barricadant sa porte mais la salope était bien la plus forte la fatigue ». Ou encore la ville et son paysages : « Les usines Chacun sait où on les a placées à la ceinture des villes Sous les côtes Tôt le matin quand la ville s'étire et sent encore le lit la sarabande commence » (Pourquoi tu pleures, dis pourquoi tu pleures ? Parce que le ciel est bleu… Parce que le ciel est bleu !, (1972) . Vous me direz, une image ne fait pas un poète. Mais non. Mais
si. Au vrai, un poète se fait tout seul. À l'aune de sa vie passée, d'enfant
que l'on devine blessé, le démon paternel, la guerre (d'Algérie) qui vous
transforme un homme en tourment, l'amour que vous ne parvenez pas à habiter. Le
reste est affaire de temps qui passe, façon traces d'encre de journal sur les
doigts (« le vaccin de l'angoisse l'herbe du désespoir »)
ou façon couteau, la lame des mots entre soi et la mélancolie : « Celui-ci
sur la plage dont j'aimais qu'il ressemblât tant au portrait que je m'étais
fait de Proust et d'Aragon enfants, fier, détaché et frêle, le voici qui
s'avance, aérien, face à l'Océan, sa mère à ses côtés comme un filet sous le
trapéziste. Il saccage ma jeunesse triste. Vingt ans après il humilie encore l'enfant qui n'avait jamais vu la mer. » (Papiers d'identité) Venaille poète naît dans le mitan des bouillonnantes années 60, artistiquement parlant. On le sent fasciné par les nouvelles formes de vision qui s'affichent sur les murs des galeries qui fleurissent un peu partout dans la capitale. L'art sera conceptuel, cinétique, voire cinématographique ou ne sera pas. La peinture de Monory est, à ce titre, comme une ligne de mire pour le poète, qui lui emprunte ses mises en scène fulgurantes, son bleu brillant, sa rapidité d'exécution – à entendre dans tous les sens du terme – comme dans le recueil Caballero hôtel (1974). Mais d'où vient que les textes de Venaille, largement expérimentaux, se laissent lire encore aujourd'hui, sans cet ennui qui a fini par perdre tant d'écrivains de ces années-là ? Peut-être parce qu'il a su ménager une ouverture entre mémoire et fantasme, un espace entre récit et poésie, ces phrases qui « glissent si bien huilées » et cette forme de beauté convulsive qui s'empare du texte. Prenez simplement Jack-to-Jack (1981) : le poète y descend l'Hudson River, un fleuve pas vraiment impassible, torrent d'éclipses et d'ellipses. Et pourtant, à la fin, ça prend : « c'est vrai : de l'autre côté des corps j'allais chantant très juste d'ailleurs « j'ai vécu ce livre ». « Moi, je m'en vais balloté par les jours et les sentiments contradictoires. » Venaille ne serait-il que bataille ? Contre la vie, contre la mort, contre lui-même ? On comprend peut-être mieux à cet égard le surgissement du cheval dans sa poésie, l'animal et l'animalité qui sont en lui et lui permettent en même temps de faire un bond hors de lui : « on est parfois un peu cheval dans la vie On mâche On boit à seaux On fait ses ruades » (Caballero hôtel), ce devenir-cheval qui donnera un livre tout entier : Cavalier cheval (1986), et sous-tendra le titre et les thèmes d'une auto-anthologie du poète : Capitaine de l'angoisse animale (1998). Mais ce serait oublier le cœur de la poésie de Venaille, qui est aussi sa cible, et peut-être sa flèche : la femme, ou l'amour. La femme, et l'amour, à l'extrême : rouge à lèvres rouges, la femme désirable, atteignable-inatteignable, blessée-blessable, la femme érotique-pornographique, « patchouli au litre », tendre et ferme, « noire et grave », blonde et blanche, « Pont Viaduc Jument peureuse ». La femme crue, toute crue, le cul souvent à nu, obscène, trop obscène, facile presque et puis fragile d'un coup. Comme les mots, comme les choses, comme le réel de sa poésie et la mémoire qu'elle contient : « Les gestes de la tendresse on les a faits on les a faits Plus souvent que l'usage Sur des corps qui parfois ne le méritaient pas Sur les quais du métro Dans les halls de gare Et la nuit dans le temple du lit sur des genoux des bras et des bouches défaites et des seins saccagés Peut-être aussi rien qu'en disant : Remets ta robe, tu as froid C'était bien ? C'était bien, dis ? C'était aussi beaucoup plus triste que dans les livres ma vie et ta vie mélangées unies désaccordées Je suis un orphelin Je suis un orphelin qui mange son goûter de la main gauche mais qui ne pleure pas – » Le volume se clôt sur Opera buffa (1989), un étrange dialogue teinté de psychanalyse où les sensations au présent alternent avec les réminiscences du passé dans une valse des genres qui se chevauchent les uns les autres : théâtre, poème, prose… On y croise Georg Groddeck comme on y retrouve la figure du cheval :
« Cheval, il était. Cheval de derrière ! Le plus pénible restait à accomplir. Cela Prenait pourtant la forme d'un jeu : Retrouver l'unité d'antan entre la bête et le beau
faiseur de paroles. Crottin ! Crottin ! »
On ne saurait mieux définir l'art et la manière, sinon la matière, de l'écrivain qui se continuera bien après… l'Escaut. Une demi-œuvre complète, certes, mais un poète déjà tout entier qui se baigne dans le fleuve poésie. Roger-Yves Roche |