Thierry Romagné : Marcel Cohen,
Le Grand paon-de-nuit suivi de Murs et de Métro. Thierry Romagné est professeur de
Lettres au lycée Massillon, à Paris. Collaborateur
régulier de la revue Europe, il est aussi l'auteur de
catalogues de peintres contemporains.
Texte mis en
ligne le 13 juin 2014. Marcel Cohen, Le Grand paon-de-nuit, suivi de Murs et de Métro, Gallimard, 2014.
Marcel
Cohen, Le Grand paon-de-nuit, suivi de Murs et de Métro,
Éditions Gallimard, coll. Blanche, 2014
Depuis
maintenant plus de quarante ans qu'il publie des livres, Marcel Cohen a
développé, peut-être avec trop de discrétion, un univers d'une étonnante
densité. Né en 1937, l'écrivain, qui a perdu une grande partie des siens dans les
camps nazis, a rapidement acquis la conviction qu'il ne peut témoigner de ce
qu'il n'a pas connu mais qu'il ne peut non plus se taire sur ce qui est arrivé
hier, pas plus que sur ce qui se passe aujourd'hui, d'ailleurs. Il a alors
entrepris l'élaboration d'une œuvre d'une grande retenue et d'une haute tenue
morale et littéraire. Fonctionnant volontiers par cycles, il fit d'abord
paraître une trilogie sur les villes (Galpa, Malestroit,
chroniques du silence et Voyage à Waïzata respectivement
en 1969, 1973 et 1976). Il y eut ensuite Murs (1979) et Miroirs (1980),
deux ouvrages évoquant, chacun à sa manière, la paroi, réfléchissante ou non,
qui nous sépare des autres ou qui nous renvoie aux autres, et à nous-mêmes.
Trois autres volumes de récits brefs, Je ne sais pas le nom, Le Grand
paon-de-nuit et Assassinat d'un garde, publiés en 1986, 1990 et
1998, formèrent
le cycle suivant, constitués de drames quasi imperceptibles et dont le scalpel
de l'auteur montre l'ampleur, la douleur. Dernièrement Marcel Cohen avait
décidé de tourner le dos à la fiction et de ne plus s'occuper que des
« faits ». Cela a donné lieu à une nouvelle trilogie : Faits (2002),
Faits II (2007) et Faits III
(2010), dans laquelle
l'intervention de l'auteur est encore réduite, les récits n'étant bien souvent
que des articles prélevés dans la presse écrite, des transcriptions d'émissions
radiophoniques ou télévisées à peine retouchées, voire seulement des notes,
celles d'un étudiant, d'un Parisien ou « en vue d'une étude systématique
sur l'exploitation pécuniaire des victimes », simples listes, mais
terriblement émouvantes dans leur sécheresse même quand il s'agit par exemple
d'une recension des tarifs demandés par la Reichsbahn
aux déportés pour les acheminer dans les camps de concentration. Un quatrième
ouvrage (sous-titré lui aussi Faits), Sur la scène intérieure,
édité en 2013, évoque, au moyen des objets qui lui sont restés de sa famille, un coquetier aux dessins
effacés, un violon abîmé, une simple gourmette etc., la mémoire forcément
lacunaire qu'il en conserve; ce dernier a connu un certain succès l'année
dernière, succès critique, ce qui ne surprend plus, mais également succès public,
ce qui est nouveau.
C'est
peut-être la raison qui pousse aujourd'hui les éditions Gallimard à republier
trois d'entre eux, en un seul volume, manifestant ainsi une volonté nouvelle de
faire mieux connaître et reconnaître cet écrivain. Mais pourquoi alors choisir
ces trois œuvres d'époques et de cycles différents
pour concevoir celui-ci ? Les
livres réunis ici sont sans doute parmi les plus concis de cet écrivain, mais
chacun à sa manière là aussi, ce qui évite l'écueil de la monotonie. Le
troisième, Métro (2004), est l'un de ses plus minces fascicules, en tout cas dans le domaine narratif, composé ainsi qu'il l'est de dix brèves évocations du métro
parisien, liées aux émotions pouvant survenir dans un lieu si banal et
quotidien qu'il faut toute l'acuité de Marcel Cohen pour les y détecter, en
rendre l'ampleur inattendue et pourtant si souterrainement saisissante… Celui
du milieu, Murs (1979), est peut-être celui qui compte le moins de mots,
en tout cas le moins de mots par page. Le texte ne se présente que sous la
forme de quelques lignes, deux ou trois, parfois moins, rarement plus, sur la
surface de la page comme des graffiti secrets inscrits sur la blancheur d'une
paroi. On passe du mur des Lamentations à la grande muraille de Chine, des murs
des prisons (et l'on pense à l'enfermement du peintre matiériste A. Tàpies
auquel le texte fait allusion) aux murs mentaux que nous ne parvenons pas à
franchir, et des barrières que ces murs signifient à ce qu'exprime leur oubli :
« Inscriptions sur les murs : tutoiement de la mort », ou :
« Oubli du mur : nous sommes seulement là, dans l'indifférence de
nous-mêmes. » Dans Le Grand paon-de-nuit, il est beaucoup question
de ce que l'on tait pour préserver l'intensité d'un sentiment ou, au contraire,
parce que les mots révèleraient encore davantage l'horreur d'une situation
potentiellement contenue par le silence qui la cerne encore. Un homme par
exemple suit l'ombre qui gagne un tableau accroché dans sa chambre. En lui se
livre un combat pour se souvenir des traits, du portrait qui s'efface. Il
échoue mais se trouve des excuses. Le texte ne couvre
que quatorze lignes, mais tout est dit de ces drames quotidiens et silencieux
qui sont la marque de l'auteur. Sur tous ces sujets concernant les pages les
plus sombres de notre histoire récente, ou les situations les plus
désespérantes dans lesquelles l'économie moderne plonge l'homme d'aujourd'hui,
l'auteur ménage constamment un espace où puisse s'exprimer son sens subtil de
la nuance. Ses récits expriment les désastres tus, mais aussi des efforts mêmes
infimes que l'homme fournit pour en prendre conscience et garder malgré tout,
jusqu'au bout, sa dignité d'être humain. Car le pessimisme de Marcel Cohen n'a
rien d'ontologique, et les horreurs du XXe siècle, qui aura certes été le siècle du
progrès le plus spectaculaire de la technique, mais aussi celui du plus grand
perfectionnement dans l'art de la négation de l'individu, n'empêchent pas ce
prosateur de conserver précieusement quelques raisons de ne pas totalement
désespérer de l'homme.
Dans
un entretien qu'il a accordé à Philippe Hamon, repris chez Arfuyen
et qui paraît également aujourd'hui, L'Homme qui avait peur des livres,
Marcel Cohen affirme s'être lancé dans la rédaction de
Faits pour éviter « l'excès de laconisme du Grand paon-de-nuit
(certains textes ne comportent qu'une seule phrase) ». Et c'est tout le
paradoxe de cet écrivain qui décide par cette republication de rebattre les
cartes de son œuvre. C'est dire aussi l'extraordinaire force de cette
entreprise littéraire qui supporte cette nouvelle présentation, en en
accentuant même une ligne de force peu visible jusqu'à présent : celle de la
confiance accordée au lecteur. La preuve la plus secrète mais pas la moins
probante de cet auteur pudique ne réside-t-elle pas précisément dans la
publication de ce nouvel opus ? Cela s'appelle une démonstration en acte, et
c'est bouleversant…
Thierry
Romagné
|