Thierry Romagné : Pierre Bergounioux, Géologies. Thierry Romagné est professeur de
Lettres au lycée Massillon, à Paris. Collaborateur
régulier de la revue Europe, il est aussi l'auteur de
catalogues de peintres contemporains.
Chemins de PierreDoit-on encore présenter Pierre
Bergounioux ? Né en 1949, l'écrivain a quitté assez jeune ses
terres de Haute-Corrèze pour des études de Lettres qui l'ont conduit
à Paris. Normalien et agrégé, il a longtemps enseigné en banlieue
avant de se voir offrir une chaire aux Beaux-Arts, car il est aussi
sculpteur et auteur d'une œuvre protéiforme, qui compte plus de soixante-dix titres allant de la critique littéraire à la méditation sur
l'histoire, des livres d'entretiens au lexique de termes choisis, des
narrations peu ou prou étoffées aux évocations plus
personnelles… Son dernier ouvrage est sous-titré récit et non pas roman, car les mensonges nécessaires de la fiction gêneraient sa démarche, sa recherche de la vérité. Ce récit en effet est presque une enquête existentielle, celle que mène l'auteur à partir d'une intuition : Ç le sol qui nous porte […] nous affecte È en une proportion que nous ne soupçonnons pas et que ce texte va s'efforcer de mesurer. Auparavant, il y avait la conviction maintes
fois affirmée par l'écrivain d'être né sur ce que Karl Marx appelait
Ç les mauvaises terres È, c'est-à-dire des terres cultivées
quoique peu productives, parce que Ç les bonnes terres È ne
suffisaient pas à satisfaire le besoin social. Cela a déterminé chez
lui le sentiment d'avoir grandi à l'écart des grands changements
économiques, politiques ou intellectuels. Évoquant la ville de son
enfance – dont il ne précise pas le nom, pour mieux généraliser – il la voit de cette couleur sépia utilisée pour les premières
photographies, parce que c'est à cette époque (avant les années
trente) que le tissu rural a commencé à se
dessécher… Il y a surtout, maintenant, et qui est montré
avec force dans Géologies, l'expression d'une attention à la
matière. L'auteur n'est pas forcément hostile aux interprétations
psychanalytiques, sociales ou historiques de l'être humain, mais il
ressent aujourd'hui l'intérêt de mettre en évidence le rôle du sol
dans les forces qui nous régissent, le sol dans ce qu'il a de plus
profond : son sous-sol, précisément. Pierre Bergounioux arpente
à nouveau, mentalement, les quatre directions où les hasards de la
vie familiale l'ont mené, enfant, et les perceptions auxquelles cela
a donné lieu : le plaisir des zones sédimentaires, au sud, quand
la rivière Ç s'avance en majesté entre les falaises blanches du
Crétacé È, le caractère Ç sombre et tortueux È du
paysage métamorphique à l'est, là où se trouve la préfecture, l'ouest
et ses mollasses pleines de fadeur, et le nord enfin, de la même
texture que Ç celle du bassin d'effondrement È où il vécut,
c'est-à-dire du grès. L'auteur s'arrête alors sur cette Ç roche
bise, friable È et qui provoque de manière plus ou moins
confuse, plus ou moins diffuse, Ç certain penchant incoercible à
la mélancolie È, le sentiment de vivre des Ç heures
mortes È. Cette Ç anomalie gréseuse, isolée, dont nous
étions les hôtes È Ñ « le matériau qui nous portait, dont les murs
qui nous abritaient étaient faits et qui rendait mélancolique, un peu
désespéré È, qui assombrit le Ç sentiment de
l'existence È Ñ, elle laissait Ç triste quand on n'avait
aucun motif précis, positif de l'être. È Ces perceptions, ces spéculations, cependant,
rassérènent l'auteur, car elles l'aident à comprendre ce tempérament
instable qui, quand il y repensait, quand il apprenait à se
connaître, enfant, l'inquiétait : Ç D'abord les sautes d'humeur
dont je me découvrais le siège selon la direction que l'on prenait,
l'endroit où je me trouvait, étaient inexplicables, ce qui constitue
un premier motif de contrariété. È Mais Pierre Bergounioux
insiste aussi sur l'extraordinaire richesse de ce sous-sol car il
justifie à ses yeux ses dispositions d'esprit chagrines et
changeantes… Le deuxième motif de contrariété qu'évoque le texte,
c'est le sentiment de différence radicale dans lequel le plonge cet
état et Ç dont personne, autour de vous, ne fait le moindre
cas È. Géologies, c'est donc d'abord cela, le récit
exploratoire de la sensibilité particulière d'un être (l'auteur) qui
a longtemps cherché, dans l'inquiétude manifestement, à se
comprendre, c'est-à-dire à comprendre comment il a pu être perméable
au minéral autour de lui. Géologies c'est cette approche
bachelardienne des matières, roches ou autres minéraux, mais c'est
aussi une façon singulière de l'exprimer. Tantôt la phrase s'avère
très souple, très rythmée, pleine d'assonances et de résonances
heureuses : Ç Des mers avaient battu, au Trias et au Lias, le
coteau de Noailles, les hauts de Turenne et laissé, en s'en allant, le
dépôt régulier, fin, bien stratifié qui donnait au paysage son
développement facile, horizontal, sa netteté, sa
lumière. È ; tantôt (trois pages plus loin) elle revêt la
dureté d'une sentence lucide et lapidaire qu'on dirait rédigée par un
moraliste classique : Ç ‚'aura été un perpétuel sujet
d'étonnement et de rumination que la caducité de mes desseins les
plus fermes, la ruine de projets longuement mûris. È Comme le
sol corrézien, constitué d'un nombre peut-être Ç sans
équivalent È de roches différentes Ç rencontrées dans un
quadrilatère de vingt sur vingt-cinq kilomètres È, le texte de
Pierre Bergounioux s'avère être une sorte d'agrégation de styles
dissemblables et s'agençant cependant remarquablement dans un petit
volume d'une quarantaine de pages seulement. * Ce que développe le pluriel du titre Géologies, c'est qu'il s'agit aussi de géologie humaine. Pierre Bergounioux scrute la strate de son enfance, de sa jeunesse avant que les études, la vie professionnelle ne l'éloignent de ses terres natales. Les notations abondent, qui indiquent la passivité de l'enfant, sur la banquette arrière de l'automobile familiale, ou lors des sorties dominicales dont le but est décidé par le père. Le récit évoque également cette période de la formation intellectuelle où l'on lit des livres qui renvoient Ç à des pensées pures ou à d'autres livres È. Or aux quatre points cardinaux qui ont fixé la sensibilité de l'enfant, font ensuite écho, dans le prolongement de ses études, Ç quatre personnes, pas une de plus [qui] disposaient des éléments dont [il] avai[t] ressenti d'emblée le besoin È pour vraiment comprendre ce qui lui arrivait. Et comme les points cardinaux (titre d'un autre livre de Pierre Bergounioux qui constitue comme les prémices de celui-ci), ces quatre hommes correspondent à quatre orientations intellectuelles possibles. Aussi n'est-il pas innocent qu'il néglige les deux premiers, représentant deux versants différents d'une même explication religieuse (puisqu'il s'agit d'un chanoine et de son frère, professeur dans une école privée), ni même le troisième, incarnant la voie du libertinage égoïste (celui-là veut ressembler, d'ailleurs, à l'abbé Dubois, le ministre du Régent, homme du cru) au profit du dernier, le maître d'école Yvon C, le seul dont le nom soit précisé au demeurant. Avant d'être repéré et persuadé d'aller étudier plus loin, en classes préparatoires, à l'ENS, l'écrivain se destinait en effet au métier d'instituteur parce que, selon lui, ceux-ci parlent près des choses. Pierre Bergounioux, à cette époque, avait eu le sentiment que les livres, qui ne traitaient jamais de son Ç pays È, de ce que lui ressentait, l'éloignaient de tout cela. Et il revient donc à un instituteur, parce que ce dernier fait montre aussi d'une Ç curiosité ouverte, raisonnable et passionnée È correspondant à un tempérament qu'il apprécie et qui lui sert certainement de modèle, de le ramener aux livres. Mais le volume dont cet instituteur est l'intermédiaire n'est pas un ouvrage comme les autres. Il s'agit d'un de ces Ç vieux livres poudreux, brunis, comme la pierre qu'ils touchaient È et qui expriment donc d'abord, matériellement, cette proximité, cette sympathie avec le sol. Dans cet ouvrage (une étude du XIXe siècle, d'un certain Georges Mouret), transmis par l'enseignant, Pierre Bergounioux trouve son or, c'est-à-dire ce qui lui permet de vérifier ce qu'il pressentait, de confirmer ses intuitions personnelles, jamais partagées jusqu'ici avec qui que ce soit. Ce livre vénérable permet au jeune Bergounioux
de trouver son chemin, et de passer son chemin, d'aller enfin, même
si cela est plus suggéré qu'affirmé, vers sa vie d'homme : Ç On
est au monde et le monde est en nous. Il n'existe pas de son côté ou
pas du tout tandis que nous serions prisonnier d'un songe. È Le
Ç récit È, qui est surtout la narration d'un cheminement
mental et intellectuel, revient alors une dernière fois sur l'analyse
marxiste des Ç mauvaises terres È pour rappeler qu'il
échoit aux propriétaires des bonnes Ç un profit indu, équivalent
au travail épargné È. Il est vrai que l'auteur n'aura ménagé ni
son temps ni sa peine pour produire ce livre ainsi que ses autres
ouvrages (il a souvent témoigné du caractère laborieux de son
existence, dans ses Carnets, par exemple), mais c'est
peut-être cela qui nous vaut cette œuvre âpre, forte et dont l'auteur
(qui, est-ce un hasard ? se prénomme Pierre !) ni le lecteur
n'a fini de tirer les bénéfices ! Thierry Romagné |