Thierry Romagné : Charles Juliet, Apaisement. Thierry Romagné est professeur de
Lettres au lycée Massillon, à Paris. Collaborateur
régulier de la revue Europe, il est aussi l'auteur de
catalogues de peintres contemporains.
Charles Juliet, Apaisement, Journal VII, 1997-2003, POL, 2013. Juliet en étéPeut-être
n'est-il pas inutile de se rappeler quelques moments clefs de la vie et du
parcours de Charles Juliet pour mieux apprécier ce livre, Apaisement,
qui paraît aujourd'hui : l'homme est né en 1934, d'une mère morte de faim
quelques années plus tard, comme tant d'autres, dans un hôpital psychiatrique
durant la guerre[1],
après une dépression et une tentative de suicide, et d'un père qui s'est très
vite détourné de lui. Placé dans une famille d'accueil aimante, l'enfant a mené
la vie dure des agriculteurs de cette époque. À douze ans, il est envoyé dans
une école militaire, à Aix. Il entre ensuite à l'École de santé militaire de
Lyon. En seconde année pourtant, il fait le choix presque insensé d'abandonner
ses études pour se lancer dans une activité d'écrivain alors qu'il n'a
quasiment rien lu, qu'il n'a pratiquement aucune culture littéraire. C'est que
son projet n'est pas tant esthétique que, profondément, humain, ainsi qu'il
l'indiquait dans Lambeaux déjà : « En écrivant, se délivrer de
ses entraves, et par là même, aider autrui à s'en délivrer. Parler à l'âme de
certains. Consoler cet orphelin que les non-aimés, les
mal-aimés, les trop aimés portent en eux. Et en cherchant à apaiser sa
détresse, peut-être adoucir d'autres détresses, d'autres solitudes[2]. » Il développera par la suite une
œuvre qui ne prendra forme et ne sera publiée que bien des années plus tard,
après une crise morale de grande ampleur ainsi qu'un long et lent apprentissage
de la littérature. Cette œuvre comportera, outre les récits autobiographiques
bien connus (L'Année de l'éveil ou Lambeaux, tous deux
respectivement publiés chez P.O.L., en 1989 et 1995), des nouvelles, des pièces
de théâtre, des recueils de poèmes, des ouvrages sur la peinture et le création
picturale, ainsi qu'un journal couvrant plus d'un demi-siècle, et comptant sept
volumes (si l'on met de côté comme l'auteur semble le faire lui-même les Carnets
de Saorgue, P.O.L., 1994 ou Au pays du long
nuage blanc, Journal, Wellington, Août 2003 – janvier 2004, P.O.L.,
2005)… Durant
toutes ces années, l'écrivain a poursuivi librement cette activité de diariste,
non pas, ainsi qu'il l'explique lui-même dans ce septième volume, chaque jour,
tous les jours, mais quand cela lui vient, quand il a besoin de fixer une
notion, de préciser une idée, de lutter contre l'oubli. C'est sans doute ce qui
explique l'intérêt que l'on prend d'emblée à la lecture de ces pages. On y
retrouve le quotidien d'un écrivain car Charles Juliet ne triche pas, ne veut
pas se faire passer pour un autre, mais d'un écrivain pour qui la littérature n'est pas une obsession. Ce qui l'intéresse
vraiment, encore une fois, c'est l'humain. On lit ainsi ici comme dans d'autres
volumes de son journal des portraits puissamment brossés, fruits de rencontres
avec des lecteurs, des inconnus, voire issus de la presse écrite ou d''une
émission télévisée… Ces rencontres sont toujours de vraies rencontres parce
qu'elles nous racontent les trajectoires d'abîmés de l'existence, orphelins ou
enfants rejetés par leurs parents, êtres frappés dès leur plus jeune âge par un
destin mauvais, mais aussi de ceux qui s'en sortent, qui trouvent leur place
dans la société et de ceux qui les aident, qui les écoutent et les encouragent,
assistantes sociales, institutrices, éducatrices… Comme Baudelaire, poète qui
occupe une place à part dans son panthéon personnel, quand celui-ci compose la
section des Fleurs du mal intitulée « Tableaux parisiens »,
Charles Juliet, en croisant ces éclopés de l'existence, ces malades des ratés
de la vie familiale, voit en eux des frères et des sœurs en souffrance. Cette
vision d'une humanité douloureuse s'élargit tout le temps au demeurant (au gré,
d'un reportage vu un soir à la télévision, d'un voyage en Allemagne ou d'une
méditation sur l'œuvre de Veličković par
exemple), aux horreurs du siècle dernier, celui qui l'a vu naître. L'arbitraire
et la barbarie nazis sont rappelés en plusieurs endroits, leitmotiv
lancinant, mais également les
lynchages et la ségrégation raciale aux États-Unis, la façon dont on brisait
les gens dans les goulags (leur moral ou leurs os), les pogroms en Pologne, le
massacre de Sabra et Chatila, etc. Ce n'est pas
seulement la pulsion de mort des individus qu'évoque ici Charles Juliet, c'est
aussi le plaisir de la sauvagerie, ce sadisme collectif qui s'empare un peu
partout et un peu tout le temps de l'Humanité. * Pourtant,
l'auteur ne s'enferme pas dans une formule. Il n'est pas sans signification que
le premier volume de ce journal s'intitulât Ténèbres en terre froide et
l'avant-dernier Lumières d'automne, avant celui-ci, bien nommé Apaisement.
Dans tous ces tomes, il s'agit de la même quête âpre, exigeante, et lucide pour
d'abord se connaître soi-même, pour prendre la mesure de ses limites, de ses
manques, et sonder peut-être aussi ses possibles. La méthode de Charles Juliet cependant est aux antipodes de la démarche analytique, de cette parole qui veut se libérer par le jeu des libres associations d'idées. Contrairement à celle des freudiens, sa voie propre n'est pas orale, elle se revendique, elle se proclame même de l'écrit, de ses précautions, de sa solidité et de sa rigueur. D'où le fait aussi que ce journal soit indissociablement spirituel et littéraire… C'est la raison pour laquelle chaque note se caractérise par une telle concentration, une concision qui peut aller jusqu'au dépouillement, à la notule de trois ou quatre lignes. Il s'agit en effet d'une sorte d'ascèse, qui passe par l'écrit, l'intuition étayée, reprise, concise, concentrée. Toute intervention dans ce journal doit être considérée comme une autre pierre de cette reconstruction à laquelle il aspire. Car s'il faut selon lui retourner en sa source, c'est pour mieux se transformer, pour s'édifier et non, seulement, se comprendre… Or
ce travail sur soi porte aujourd'hui ses fruits. C'est peut-être la raison pour
laquelle l'auteur évoque maintes fois des scènes où se trouvent des gitans, des
manouches eux aussi durement touchés par la vie mais qui trouvent encore le
moyen de rire, de chanter parce que « il y aura toujours quelqu'un de
[leur] famille ou de [leur] tribu qui [les] tirera d'affaire ». Et Charles
Juliet d'ajouter, avec une émotion tout à fait perceptible pour qui se souvient
de son parcours : « Il règne une telle solidarité à l'intérieur du groupe,
qu'ils savent immanquablement pouvoir compter sur lui » (p. 300). C'est
cette même solidarité qui a transformé sa pratique du rugby en passion profonde
et durable puisque, sans plus y jouer désormais, il suit aujourd'hui encore les
résultats et les analyses des matches de la planète ovale. Un souvenir a vite
fait alors de lui revenir en mémoire : « À force d'être ensemble,
nous avions une telle connaissance les uns des autres que l'entente entre nous
était parfaite » (p. 266). (Il en reparlera dans le journal de son séjour néo-zélandais quelques mois
plus tard, tout à son émoi de fouler la terre des All Blacks.)
Charles Juliet a désormais conscience de tout cela, de ce labeur, de ce
parcours qu'il a accompli en lui, et il le dit, sans forfanterie évidemment,
mais sans fausse modestie non plus, avec la tranquillité du paysan qui sait que
ce blé qui se lève maintenant n'est que la conséquence d'un long et vrai effort
qui a duré tout un hiver : « Quand au terme de ce travail on est devenu
soi-même, alors on accède à un état qui est à la fois lucidité, vigueur, bonté,
simplicité, sérénité, sagesse, consentement à soi et adhésion à la vie »
(p. 102). Quand on sait les états par lesquels il est passé autrefois, on ne
peut qu'adhérer au titre qu'il a donné à ces feuilles, à ces années. Il n'est
d'ailleurs pas rare qu'au fil des pages l'auteur pointe les progrès accomplis,
la sérénité qui l'a gagné ces derniers temps, cette nouvelle sagesse qu'il
pense acquérir maintenant (Matisse à la fin de sa vie « disait : ῍Je
sais mieux ce que je sais.῎ À l'âge que j'ai atteint, je peux reprendre
ces mots à mon compte » (p. 141). N'y voyons pas vanité d'un homme de
lettres se pensant connu et reconnu, mais simplicité d'un individu qui sait
accepter le plaisir qui l'étreint quand il observe, quand il scrute les lignes
et les couleurs d'un paysage de l'Ain qu'il a appris à voir, et honnêteté de
quelqu'un qui admet actuellement que l'École des enfants de troupe a été une
épreuve particulièrement pénible dans sa vie qui n'en a pourtant pas manqué,
mais une épreuve qui a contribué, qu'il le veuille ou non, à faire de lui celui
qu'il est devenu. * Il
arrive pourtant, maintenant, que Charles Juliet exprime dans un entretien qu'il
est parvenu à un stade de sa vie où les poèmes « ne viennent plus »,
où il n'a plus ce qu'il appelle l'innocence nécessaire pour croire aux fictions
qu'il pourrait imaginer et que tout son effort d'écriture converge désormais
vers son seul journal. C'est sans doute vrai. Mais il faut alors ajouter que ce
journal est compris et conçu comme
un espace pluriel, ouvert. La nouvelle affleure souvent dans le portrait un peu
développé de telle ou telle personne croisée et qui l'a touché. Un déplacement
à Aix, la rencontre d'un ancien condisciple lui donne l'occasion de revenir sur
ces épisodes qui auraient aisément pu s'agréger à ses récits de petit paysan ou
d'enfant de troupe. On peut aussi lire une lettre, ici écrite à Rimbaud, comme
cela lui est volontiers arrivé auparavant, sous forme de livres entiers[3]. Une conférence sollicitée est
l'occasion, à maintes reprises, d'un prolongement renvoyant à l'un de ses
ouvrages sur l'art, et l'on retrouve avec plaisir la méditation amorcée
ailleurs sur Bram Van Velde ou Eugène Leroy pour ne citer qu'eux… La tentation
de la poésie non plus ne l'a pas abandonné autant qu'il le prétend et, en
voyage ou dans sa vie quotidienne, un texte complet ou quelques vers
transparaissent parfois, avec les mêmes qualités que ceux recueillis il n'y a
pas si longtemps encore en volumes, faits de retenue, de simplicité et
d'émotion vraie[4]. C'est d'ailleurs par
l'un d'eux que s'achève ce journal, un tercet qui par sa brièveté et sa sagesse
sonne évidemment comme un haïku : « Le temps de la moisson / est plus
lumineux / que le temps des semailles » mais qui dit aussi, et au bon
endroit, ce vent nouveau qui porte l'auteur. Dans les dernières dates, ce temps
de moissons plus lumineuses est en effet immédiatement perceptible. Les notes
s'élargissent, durent, se développent sur davantage de pages et gagnent en
densité d'écriture. Les notations y sont plus précises, les évocations plus
puissantes, plus amples, plus denses, la cadence de la phrase prend aussi de
l'ampleur et l'on sort ébloui de notre lecture. L'écrivain termine son livre,
lui à qui sa mère a tant manqué, lui qui n'a pas pu compter sur son père, par
quelques magnifiques paragraphes où il médite sur la notion de patrimoine, sur
ce qu'il appréhende du paysage et de la geste de nos prédécesseurs dont il se
sent, enfin, l'héritier. L'apaisement est là, effectivement. Dans
un autre ouvrage, Dans la lumière des saisons, l'auteur a dit les
sentiments ambivalents que l'été lui inspirait, les signes de bonheur et de
liberté dont cette saison est grosse et les déceptions qu'elle ne peut pas ne
pas manquer de provoquer. Charles Juliet, qui publie ce livre au seuil de ce
qu'il nommerait lui-même son hiver, puisqu'il fêtera ses quatre-vingts ans cette
année, est entré dans le plein été, un été qui tient enfin ses promesses.
Achevant notre lecture, nous avons un peu le sentiment que ce tome VII du
journal est devenu comme ce point de l'esprit où, pour paraphraser André Breton
(mais dans un tout autre contexte, il est vrai), la vie et l'écrit, la morale
et la littérature cessent d'être perçus contradictoirement. Thierry Romagné [1] « Le gouvernement de Vichy a fait mourir de faim et de froid de 40 000 à 50 000 personnes dans les hôpitaux psychiatriques. Cette tragédie a été longtemps et soigneusement occultée. On a commencé à la découvrir en 1987 quand Max Lafont a publié sa thèse de doctorat : L'Extermination douce » Apaisement, p. 100. [2] Charles Juliet, Lambeaux, éd. Gallimard, coll. Folio, p. 125. [3] Cf. Un grand vivant, Flohic éditions, 1994, ou Dans la lumière des saisons, P.O.L, 1991. [4] Seul le théâtre semble absent du journal en tant que moyen d'expression, mais il est beaucoup question dans ces pages de la pièce qu'il élabore sur Hölderlin, Un lourd destin (P.O.L., 2000). |