RETOUR : Coups de cœur

Thierry Romagné : Le chant des oiseaux, sur le recueil Tétralogie des oiseaux du halage, de Marc Le Gros.

Thierry Romagné est professeur de Lettres. Collaborateur régulier de la revue Europe, il est aussi l'auteur de catalogues de peintres contemporains.
Texte mis en ligne le 5 février 2021.
© Thierry Romagné

legros Marc Le Gros, Tétralogie des oiseaux du halage, peintures de Vonnick Caroff, Samuel Tastet Éditeur, 2020.


Le chant des oiseaux

Du Breton Marc Le Gros, nous connaissons surtout ses livres en prose sur l'estran, cet espace du littoral entre marée haute et marée basse, qu'il a pratiquement, littérairement en tout cas, inventé comme on invente un trésor. Certains à ce sujet gardent par exemple un souvenir vif de son jubilatoire Éloge de la palourde (trois éditions à ce jour, la dernière chez L'Escampette, 2017). Les saisissants poèmes dans lesquels il chante son intérêt pour les oiseaux sont en revanche, en tout cas jusqu'à présent, moins lus. À sa « Géographie des oiseaux » (in Poèmes du voyage, La Part commune, 2008), recueillant des pièces courtes où chaque volatile est associé à une ville, à un lieu précis, il convient pourtant d'ajouter au moins deux autres petits mais brillants textes, Martin-pêcheur et Pivert (tous deux aux éditions La Sirène étoilée, 2012). Il existe également un ouvrage au titre curieux (emprunté à Mallarmé), Méchamment les oiseaux…, ouvrage dans lequel les vers dialoguent avec les photos en noir en blanc de Sylvain Girard (Samuel Tastet, 2017), un autre illustré par Maya Mémin, 3 lointains avec oiseaux (Apogée, 2010) et, enfin (tout du moins provisoirement), quatre textes de poèmes longs en vers libres, d'abord publiés de manière dispersée (entre 1999 et 2009), parfois confidentielle, et judicieusement réunis ici dans cette belle Tétralogie des oiseaux de halage.

Le halage du titre, c'est le chemin longeant l'Odet, la rivière qui coule au pied de la maison de l'auteur, à Quimper. Les boules de plumes qui traversent le paysage et les pages de l'ouvrage sont donc les oiseaux ordinaires que l'on voit en sortant de chez soi ou sur une branche dans le jardin, en levant le nez ou en considérant la surface de l'eau, tout simplement. Il s'agit dans l'ordre du livre d'un corbeau, de l'aigrette, du cormoran et du héron gris, observés tels qu'en eux-mêmes, avec leurs particularités alimentaires, comportementales, leur plumage, leur ramage. L'écriture poétique n'exclut jamais l'exactitude du propos, ni le lyrisme la précision de l'observation. De même, pour le promeneur habitué de ce coin du Finistère, les noms des lieux ou des fleurs mentionnés, l'Île aux rats, les Vire-Court de l'Odet, l'armérie marine ou les vasières résonneront tout à fait familièrement à ses oreilles. Mais ce sont aussi des boules de questions qui permettent à l'homme de plume d'entrer dans une méditation sur l'être humain et sur lui-même, sur la poésie et le chant peut-être céleste. Nul besoin donc de connaissances ornithologiques ni même d'affection particulière pour l'engeance volante quand on ouvre ce livre, il suffit d'une ouïe un peu fine afin d'apprécier l'étonnant ramage qui s'en échappe.

 

Cette tétralogie s'ouvre sur les corbeaux ou plutôt sur l'un d'entre eux, Gérard, offert à l'auteur par un ami. C'est peut-être cela qui explique le ton amusé, chaleureux qui émane de ces vers malgré le pessimisme sous-jacent. Une vraie sympathie se manifeste en effet entre le noir volatile et un poète aux accents parfois dépressifs : « Il a ses airs déjà de / Gitan fatigué […] un coup de paupière lui suffit pour / Brouiller la fréquence du jour affoler / Les marées le rythme / De respiration / des crocus. » Mais, ajoute l'auteur dans les derniers vers de ce poème inaugural, « Quand la frousse lui bleuit l'aile lui donne / Cette couleur de ciel de traîne / Et que moi-même j'hésite un peu plus / À me tenir encore sous mon nom / À prendre cette plume à / Signer ma fatigue / On s'amuse tous les deux / On s'absente ». Les huit autres pièces peuvent ensuite advenir, se déployer avec cette apparente légèreté qui tient à la fois de la malice et de la complicité. L'écriture se nourrit abondamment d'expressions populaires détournées de leur sens commun, de syllepses de sens et autres jeux de mots qui frappent parce que leur sens latent apparaît naturellement alors sous la plume de l'écrivain. Mais l'allure reste assez libre, assez vive, incluant dans chaque poème la mention d'une « branche basse du vieux pommier cassou », cette variété rare en Bretagne et produisant des fruits à maturité tardive – comme la création poétique de l'auteur ? En tout cas ce leitmotiv de la branche d'arbre fruitier taillée que l'on nomme parfois la coursonne, court effectivement et sonne dans tout le texte, revenant à chaque fois mais à une place différente, impulsant à l'ensemble une musique obsédante, attachante, faite d'écarts et de répétitions habilement placés là où on ne les attend pas, ou plus.

Si ce « Paysage aux neuf corbeaux », qui n'est pas chronologiquement le premier publié (mais peu importe, l'écrivain affirmant que la composition des quatre textes a commencé la même année 1989, et qu'ils ont été conçus parallèlement) se retrouve en tête de volume, c'est que ce corvidé va nous permettre d'ouïr la « langue des oiseaux », cette « kabbale phonétique » chère à Marc Le Gros, auteur, jeune homme, d'une thèse sur l'ouvrage peut-être le plus marqué par l'ésotérisme d'André Breton, Arcane 17. Dans « Lumière noire », postface de cette première partie, le poète souligne le « registre vocal extraordinairement étendu » des corbeaux. Buffon ne leur concédait-il pas « un organe susceptible de moduler une incroyable quantité de vocalises » ? Ainsi cet oiseau est-il celui qui va nous offrir la possibilité d'entendre peut-être cette langue des initiés employée par les alchimistes et les poètes hermétiques et qui consiste à percevoir auditivement les syllabes plutôt que de lire les mots. N'étant pas initié nous-même, nous ne savons pas si c'est ce qui explique l'insistance de l'auteur à préciser qu'il nourrit son oiseau avec une boîte de Canigou mais il est certain que des mets sages se créent : « Va tu es pur » dira-t-il ainsi à l'aigrette surgissant de la mémoire (tu épures ?).

N'est-ce pas de toute façon une démarche proche de la création poétique baudelairienne par exemple, consistant à transformer la boue en or, le brouet en chant sublime : « Et la boîte en fer blanc soulève le cœur quand / On lui tend / Enrobé sur un bâton taillé de laurier palme / La pâtée ordinaire du jour » ? Marc Le Gros n'a d'ailleurs pas hésité à baptiser son corbeau du même prénom qu'un écrivain fasciné avant lui par les mystères et les rites maçonniques, Gérard de Nerval, qui ne parlait pas lui non plus la langue du jour et du journal. Et si son oiseau a l'air d'un « Gitan fatigué », c'est qu'il vole autant dans le ciel que dans les siècles car son chant charrie des souvenirs qui remontent jusqu'à l'Égypte ancienne, « la première / À parler la langue des oiseaux » (selon Alain Rey, gitan est une réfection de gitain, « égyptien »). Il lui attribue alors des connaissances sur le murissement des métaux et l'ordre des couleurs qui permettent peut-être d'accéder à la Sagesse, au Grand Œuvre. Dans cette « Lumière noire », déjà citée, l'écrivain nous apprend qu'un « corbeau » ou une « tête de corbeau » peuvent désigner « l'œuvre au noir » des alchimistes.

 

Le titre de la partie suivante, « Le chant de l'aigrette », également composé de neuf poèmes en vers libres, peut surprendre : l'aigrette n'est-elle pas réputée silencieuse, plus discrète en tout cas que maintes autres espèces à plumes ? Marc Le Gros le précisera d'ailleurs dans le dernier poème de cette nouvelle série : « L'aigrette ne chante pas / son cri ne lui ressemble pas / rauque mat. » Comme pour confirmer cette interrogation initiale, l'ensemble apparaît immédiatement plus complexe, plus touffu, plus étonnant aussi, formé notamment d'images, métaphores, comparaisons, allusions diverses, qui se succèdent à un rythme passablement accéléré. Ainsi par exemple l'oiseau blanc jaillit-il à l'attaque du troisième texte comme « l'obus de lumière » qui « crève l'écran » ou comme une barque dans un film de Federico Fellini, Et la nave va, évoquée en trois vers seulement avant d'être elle-même rapidement remplacée par la fente blanche dans la robe d'une Vierge enceinte sur une fresque de Piero della Francesca, puis par « une touffe serrée de perce-neige », un « grand gâteau / d'anniversaire », un « rêve clair », etc. On se rapprocherait sensiblement ici de la conception surréaliste de l'Image, n'était cette affirmation que l'on trouve un peu plus loin, plaisamment adaptée du Neveu de Rameau (où Diderot l'emploie pour les pensées) : « les images sont nos catins. » C'est peut-être pour cela que Marc Le Gros en change si vite mais c'est peut-être aussi parce que la raison d'être de l'aigrette dans le texte est de faire « un trou dans l'histoire en cours une balle / qu'on tire à blanc dans sa mémoire ». S'il s'agit pour lui aussi de retrouver l'enfance, c'est parce que celle-ci est la saison qui ignore le temps, qu'elle est ce moment où l'on s'absorbe dans les jeux, « les voyages minuscules ». Et l'aigrette est cette « Étrangère », qui « n'apporte jamais rien / que la fraîcheur vive du temps », ce passé jadis immobile, ce « hiéroglyphe abîmé au tournant de l'hiver » qui traverse le blanc du ciel « comme une langue étrangère / dont on aurait connu / la musique » et qui vérote « en mesure » avec son bec parmi « la mémoire sourde des vasières ». Nous l'avons déjà dit, le dernier texte le souligne « L'aigrette ne chante pas », elle remonte de l'obscur ce que nous pourrions oublier en grandissant, en devenant « chaque jour un peu plus / transparent », elle est la poésie.

 

Après la blanche aigrette, c'est le cormoran qui est l'objet de la troisième partie. Le cormoran, corbeau de mer selon son étymologie, renoue avec la noirceur nuancée du corbeau et, en quelque sorte, le ressuscite. Il s'agit d'une suite de quinze poèmes de quinze vers où l'oiseau dans le premier texte est d'emblée donné « comme décloué soudain ». On a subitement le sentiment qu'il est devenu un équivalent aviaire du Christ descendu de sa Croix et entamant une nouvelle histoire, « les écailles de ses yeux tombées dans le bleu », est-il précisé dans une formule proche de celle des Actes des Apôtres (9 : 18). De fait d'ailleurs, le texte multiplie les préfixes disruptifs (dé-, dis-) présents dans les verbes déclouer, délier, délivrer, fréquemment utilisés dans cet ensemble et marquant la séparation d'avec une vie antérieure : « un dieu noir se lève sur la mer / et marche / et puis nous prend dans sa lumière. » C'est lui qui nous accompagne, selon l'auteur, « quand on a déjà repris le chemin », que nous vieillissons, qui nous montre l'autre berge, « là-bas / où l'on ne va jamais / de l'autre côté de l'eau ». Le cormoran, selon Marc Le Gros, traverse le temps, se nourrit du temps, hante les « mois noirs » (miz-du, en breton, le mois noir : novembre ; mir-kerzu, le mois très noir, décembre), et son ombre glisse « de l'autre côté de l'eau », là « où l'on ne va jamais ». Si le vocabulaire est plus simple, plus économe de ses effets, c'est peut-être parce que quelque chose a été troué ou transformé.

 

Il n'est pas innocent que l'ouvrage s'achève sur le « Passage du héron gris ». Pour les initiés comme pour tout un chacun, sensibles ou non à « l'ordre des couleurs », le gris du héron se voit un peu comme une synthèse du noir du corbeau (marin ou non) et du blanc de l'aigrette – ce qui montre d'ailleurs que l'écrivain possède sa propre hiérarchie des couleurs, qui ne suit pas celle des alchimistes, par exemple. S'il est certes doté d'un long bec emmanché d'un long cou, ce héron-là est tout autre chose que le héros étourdi et imprévoyant de la fable de Jean de La Fontaine : « Un peu hagard toujours un peu comme / Égaré flottant dans l'ample battement sombre / De sa cape / Avec parfois la saute brusque / De celui qui dormant / S'éveille soudain / Et vaguement divaguant encore / Glisse / Dans le pli large du sommeil / Héron / comme on s'égare aussi comme / On oublie ce qu'on a dit ce / Qu'on n'a pas dit. » Les contre-rejets et les rejets, fréquents chez cet écrivain, sont encore plus nombreux ici et s'associent à un jeu d'euphonies particulièrement caractéristique pour exprimer la dialectique de l'éveil et du sommeil, du rêve et du réel qui caractérise cet échassier. Cet oiseau migrateur est une sorte de réveil, un éveil du rêve, dont le « grand corps effaré / chaque année se défait se coule / comme un fantôme / dans l'agonie douceâtre des vieux arbres » avant de revenir, ensuite, à la saison suivante, dans le poème suivant. Mais d'évidence, le héron fréquente la mort, il hante la fin, il vole à travers des passages qui sont aussi des trépas, au moment où l'on s'enfonce dans la vase, la boue grasse, la vieillesse et le silence. Marc Le Gros note alors que « les chiens comme nous meurent les yeux ouverts / pas les oiseaux / leur mort à eux ne s'entend pas / […] / et c'est à peine si on voit leur cadavre / un petit tas de plume salie sur la route / et grise comme le temps ». Sans doute, mais c'est l'oiseau aussi qui par son exemple donne force et mesure au chant : « Le beau placé décomposé du pied / sur le glacis des vases / Cette allure impeccable de celui / Qui voit clair et qui marche. » Celui qui sait poser son pied et donc la musique particulière des vers a su avancer, trouver un passage qu'il montre au poète. Car ce dernier, au moment où il se dit « qu'à vol d'oiseau il n'y a plus très loin / jusqu'au matin », entend qu'il tombe « dans son propre cri ». Et ce cri s'appelle poème.

Tétralogie des oiseaux du halage, on l'aura compris est plus qu'un recueil thématique juxtaposant quelques plaquettes rédigées et publiées ici ou là, au gré des circonstances. C'est un ensemble conçu comme tel dès le début, un itinéraire qui nous amène par degré et grâce à cette « langue des oiseaux » qui est aussi une métaphore de la poésie. Il s'agit de scruter, d'entrer dans le mystère de la vie, dans le vide qu'est la page blanche du ciel et le plus clair de notre temps. C'est cette même observation fine, débarrassée des idées reçues, qui prévaut dans les quatre peintures de Vonnick Caroff accompagnant l'ouvrage. Chacune des parties s'orne d'une illustration vigoureuse et délicieuse de précision, de nuance et d'intelligence de la gent aviaire. Pour peindre la livrée du corbeau, surtout, l'artiste retrouve la subtilité et la réussite qui étaient déjà les siennes avec sa série sur les huîtres il y a quelques années. Dans les dernières pages enfin, l'éditeur a eu la bonne idée de réunir des réactions d'amis et connaissances de l'auteur à la publication de chacun de ces quatre ensembles. L'un d'entre eux, le poète Gérard Le Gouic, a cette intuition en 2007 que « la réunion des quatre volets ferait un grand livre ». C'est chose faite désormais et cela donne effectivement une grande œuvre. Au noir, au blanc et au gris.

Thierry Romagné

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