Thierry Romagné : Face face, sur Invités de la Nuit, de Claude Louis-Combet. Thierry Romagné est professeur de
Lettres au lycée Massillon à Paris. Collaborateur
régulier de la revue Europe, il est aussi l'auteur de
catalogues de peintres contemporains.
Face à facePour un écrivain, rédiger un texte sur le travail d'un plasticien est un acte bien plus périlleux qu'il n'y paraît de prime abord. Si l'auteur « s'oublie », il prend le risque de produire une œuvre trop personnelle, trop littéraire, trop éloignée en tout cas de celle de son frère en création, l'artiste ; si, au contraire, il s'en tient de trop près à ce qu'il a sous les yeux, c'est l'analyse savante voire pédante qui menace et qui déguise l'homme de lettres en universitaire qu'il n'est pas. Le pote restera celui qui saura se tenir en cette occasion sur cette ligne de crête d'un discours fait d'intuitions profondes et de développements souverains. C'est cette sorte de petit miracle que renouvelle aujourd'hui, à sa manière, Claude Louis-Combet. Il se lance en effet avec ce mince livre de peu de pages dans une vaste et exigeante méditation suscitée par douze visages apparus sous les pinceaux de son complice Jacques Le Scanff. « Apparus », parce que ces représentations plastiques ne sont pas des figures d'êtres existants ou ayant existé et que l'on pourrait reconnaître. Ce sont des trognes abîmées, cabossées, déformées par la souffrance ou la malignité, des faces d'homme blafardes ou assombries par on ne sait quel secret trop terrible pour être exprimé. Ces têtes qui surgissent au rythme de la lecture, se succèdent comme une ponctuation du texte auquel elles ont donné naissance et qui les traverse de part en part. Car Claude Louis-Combet, auteur d'un nombre impressionnant de récits, poèmes et essais, a su joindre sa voix à celle de l'artiste plasticien sans s'effacer ni l'occulter. Au contraire : il est parvenu à compléter l'œuvre peinte de ses propres façons de voir et de savoir sans jamais dévoyer le travail de son compagnon de route. À chaque chapitre l'écrivain se montre attentif à une nouvelle caractéristique des tableaux qu'il sonde. Il s'attache aux détails des toiles, en repère les traits communs, en scrute le dessin, s'arrête sur des particularités, des qualités singulières. Il en saisit l'innocence mêlée de méchanceté et il s'enfonce dans leur regard, yeux clos ou cavités vides, dans les gouffres qui crèvent leur apparence féroce ou anxieuse, bouche ouverte, édentée, fosses nasales élargies. Il s'agrippe aussi, autant qu'il peut, à quelques aspérités qu'offrent d'autres têtes, pavillons d'oreille ou lèvres blanches… Puis il prend du recul, repère les visages relevant du Cercle, lunaires, obtus et lourds, et ceux qui s'apparentent au Triangle, plus aigus, plus tranchants. Ce sont toutes des figures masculines, constate-t-il, des « faces viriles campées au sommet de leur mâle énergie », butées, inflexibles comme le sont les hommes quand ils endossent une posture patriarcale, des visages du fond du tableau qui est comme « un accomplissement de quelque paysage antérieur dont le souvenir s'est effacé de la mémoire ». C'est la raison pour laquelle on ne peut regarder ces œuvres comme des portraits. Et si on les fixe plus attentivement, elles apparaissent davantage encore comme « un plissement de la Terre et de la Nuit ». Là est en effet le plus haut intérêt de ces pages, dans le fait qu'elles ne sauraient se contenter de simplement commenter l'œuvre d'un autre. Il faut ici parler, au sens étymologique du terme, d'une rencontre, c'est-à-dire d'un écrivain qui a trouvé sur son propre chemin, en cette contrée qui est la sienne et qu'il arpente depuis bientôt cinquante ans maintenant, ce peintre, Jacques Le Scanff, qui va dans la même direction que lui, celle d'une quête inquiète de l'homme tel qu'il est depuis les premiers temps et l'inconscient. Et donc l'attention portée à l'espace pictural, jamais en défaut, s'approfondit perpétuellement d'une somptueuse spéculation sur le hors cadre de ces douze tableaux. Ce que l'on ne voit pas mais qui est là pourtant, déterminant pour les formes et les ombres colorées que le peintre a brossées sur ses toiles, vibre particulièrement dans la perception méditative qu'en a l'écrivain. Elle portera alors essentiellement sur ce qui a été décisif pour le choix du titre, Invités de la Nuit. Ces derniers, tels que les voit l'homme de lettres, sont des individus définitivement seuls, isolés, « qui n'appartiennent pas à l'histoire mais à la vision » et qui « jalonnent le non-lieu et le non-temps d'où s'est déployé l'exil qui nous tient encore debout ». Ces visages, qui « échappent radicalement à toute récupération anecdotique » le renvoient à lui comme ils nous renvoient à nous. Ils nous ramènent inexorablement à notre souffrance, au tragique ontologique de nos existences puisque nous aussi nous sommes issus de « la blessure du premier jour ». Pourtant Claude Louis-Combet le sait, ces figures de proue qui ont fendu la nuit finiront par y retourner. Quand le jour se lèvera les visages se fondront dans le paysage. L'oubli gagnera. Sauf pour « les éveillés, en quête d'origines » liés aux Invités de la Nuit. Rares sont les œuvres témoignant d'une telle entente. C'est bien le cas cependant des Invités de la Nuit tant l'attention et l'expression de l'écrivain s'accordent aux couleurs et aux contours de cette peinture. La prose de Claude Louis-Combet ne recouvre jamais les tableaux qu'il prend en charge et ne peut jamais être considérée comme une simple description de l'œuvre d'un autre, mais empruntant aussi bien à la religion qu'à la philosophie, à la poésie qu'à l'analyse picturale, elle en intensifie les tons sombres et l'émotion sévère. Dans la nuit qui nous environne, nous aussi, c'est un bel éblouissement. Thierry Romagné |