Gaëtan
Picon, Admirable tremblement du temps,
réédition en fac-similé, augmentée d'un cahier d'études
critiques inédites d'Yves Bonnefoy, Agnès Callu, Francis
Marmande, Philippe Sollers, Bernard Vouilloux.
Éditions de
L'Atelier contemporain, 2015.
Quand
il publie à cinquante cinq ans, en 1970, Admirable tremblement du temps, Gaëtan
Picon est déjà l'auteur d'une œuvre importante. Enseignant, critique d'art et de
littérature, il a publié un certain nombre d'ouvrages dont un Panorama de la nouvelle littérature
française qui comptera aux yeux de certains jeunes écrivains d'alors. En
1966, après sept années seulement à la direction générale des
Arts et des Lettres que lui avait proposée André Malraux, il avance le nom de Pierre Boulez pour
organiser le théâtre et la musique. Devant le refus du ministre, Gaëtan Picon
démissionne. Il participera ensuite à la réflexion sur ce qui allait devenir
Beaubourg. C'est dire si l'homme est toujours aux aguets de la modernité au
moment où il rédige ce livre magnifique et mélancolique qui reparaît
aujourd'hui.
Mélancolique
parce que cet observateur informé de la peinture d'hier et d'aujourd'hui
(arrivé premier à l'agrégation de philosophie, il déclina, afin de mieux se familiariser avec l'œuvre
de son cher Ingres, une proposition de
poste à Tokyo au profit de Montauban …) se sent comme pris d'un « certain sentiment de
dépaysement » face à ce qu'il croit discerner des nouvelles tendances de
l'art de son époque. L'Op Art lui paraît dominer le champ artistique. Dans son
esprit, ce courant se donne comme pure organisation spatiale de la polychromie
et de la structure (et l'on sent qu'il songe à un équivalent plastique du
structuralisme répandu dans le monde des idées), totalement indifférente au
temps, à l'intuition même du temps. Cette éviction de toute durée, il la
constate également dans les accumulations indéfinies d'éléments semblables d'un
certain Pop Art qui règne outre-Atlantique. Même l'Art cinétique ne trouve
grâce à ses yeux, « donnant comme support à l'objet un temps autre que le
temps, un temps spatialisé, faisant de la structure optique une structure en
soi. » À l'œuvre qui ne se veut que pure image tenant à distance le temps,
il préfère une approche de l'art comme espace temporel, présence d'une
existence inscrite dans l'expérience et dans l'épaisseur chronologique de
l'Histoire.
Le beau
titre de l'ouvrage est emprunté à Chateaubriand qui, dans sa Vie de Rancé « rappelle que quelque chose de l'âge délaissé et
de la main du vieillard » se discerne dans Le Déluge (L'Hiver) de
Nicolas Poussin avant de s'exclamer : « admirable tremblement du
temps ! ». Gaëtan Picon a ensuite beau jeu d'expliquer que le peintre
classique aurait été bien étonné de savoir que nous apprécions aujourd'hui ce
frémissement des petites touches de couleur pure (prémisses de l'impressionnisme,
peut-être) dans son cycle des Quatre
Saisons, lui qui avait dû se résoudre à cette nouvelle manière parce
qu'avec les années il ne contrôlait plus sa main et ne pouvait plus produire la
facture lisse qui était auparavant la sienne.
L'auteur
se lance ensuite dans une sorte de recension passionnée des traces du temps
dans cet espace bidimensionnel qu'est toute peinture avec une intuition qui ne
le quittera pas : comme pour le cygne qui nous offre son chant le plus doux au
moment où il sent qu'il va mourir, certains peintres nous donnent leurs œuvres
les plus importantes en entrant dans le grand âge. S'ensuit un bel hommage à
Rubens dont la perception du temps est à l'aune de sa vie personnelle (La vierge entourée des saints, où le
peintre représente ses deux épouses « dans leur beauté intacte »
debout devant le Vieillard Temps tandis que lui figure sous les traits de saint
Georges « tenant haut le drapeau de la vie »). Les grandes
compositions de Vélasquez où le ciel à travers les étendards et les lances
n'est plus un arrière-plan mais le temps qui envahit l'espace (La Reddition de Breda), les Rembrandt de la dernière période
(La Famille de Titus, La Fiancˇe juive), dont le clair-obscur sÕintensifie dans le débordement de la lumière
et de la couleur, lÕinterrogent ˇgalement. Il a fallu du temps
au Titien pour peindre directement, avec les doigts, ses éclaboussures
ardentes, ses trainées sanglantes ou crayeuses délivrées du souci de
ressemblance, du conditionnement de la tradition afin que s'élève dans toute sa
splendeur sa voix véritablement personnelle. Et puis il émet cette hypothèse
qui peut nous laisser rêveurs : « Les œuvres que vient de
produire la peinture européenne dans son extrême vieillesse répondent à celles
de ses peintres classiques quand ils deviennent vieux » ; remplacez européenne par moderne (ce qui n'inclut pas l'art contemporain) et vous aurez
somme toute un constat plutôt pertinent sur la production artistique de
l'époque.
Mais Gaëtan Picon ne réserve pas cette extraordinaire
attention au « style de vieillesse » (l'expression est d'Hermann
Broch dans Création littéraire et
connaissance) aux seuls peintres du passé. Il est l'un des rares aussi à
apprécier à ce moment-là l'exposition Picasso en Avignon (note manuscrite du 12
juillet 1970), ce que l'on appelle maintenant son style tardif, alors que la
grande majorité des amateurs s'en détournaient, gênés devant tant de crudité
prise pour des obsessions séniles : « Mais cette explosion
sauvage ne trahit pas non plus la rage de celui à qui tout cela va être
arraché. Œuvres déconcertantes de jeunesse, comme si le temps était devant
elles et que leur appétit fût intact. L'expérience de la vieillesse n'est-elle
donc nulle part ? Si… Sous ce camouflage merveilleux : le rire, où se
devine, percée à jour la vie devant laquelle le désir tient… » En peinture
le Temps augmente l'acuité de l'observation, l'habileté de la main, la
possibilité de s'émanciper des traditions et des idées reçues. C'est aussi la
raison pour laquelle « certaines œuvres terminales » doivent être considérées
comme de véritables naissances. Le paradoxe n'est qu'apparent, et l'auteur suggère
allègrement que les dernières Montagne
Sainte-Victoire de Cézanne ou les ultimes Nymphéas de Claude Monet résument leurs propres démarches autant qu'ils annoncent lumineusement la suite de lÕart pictural.
« Les
craquelures, les traces de la polychromie effacée » et même les
mutilations que l'âge ou l'Histoire ont fait subir aux toiles ou aux marbres retiennent
également l'attention d'Admirable tremblement
du temps. C'est que l'auteur lit là encore le travail de la Mort à
l'œuvre, ce dialogue qui se noue entre nous et notre disparition, entre nous
aussi et notre façon de nous laisser porter ou emporter par le Temps. Leur embu
ne rend pas les œuvres plus belles, elle les rend plus émouvantes. Elles
donnent ainsi le sentiment d'être vivantes, « non point vivantes d'avoir
échappé à la mort, mais vivantes d'être apparues dans un temps qui est celui de
la mort. » Ce que l'auteur aime finalement, c'est leur dimension
inchoative, leur labilité invitant à une nouvelle réflexion sur notre sentiment
du temps. Il est attentif aux hasards des drippings de Jackson Pollock, aux
calcinations de violons d'Arman ou aux matériaux pauvres (carton, ficelle, boue
etc.) que choisit Jean Dubuffet car il lui semble qu'ils expriment une
instabilité du même ordre que celle de la déperdition, de la mort. Ainsi oppose-t-il
le vieillard tragique de la Renaissance et de l'âge baroque, armé de sa faux,
aux conceptions antiques, l'Aion (principe créateur éternel et inépuisable), le Kairos (l'instant
favorable que l'on saisit). Cela lui permet de mettre en évidence la
singularité qu'il estime être celle de Poussin, qui ouvrait l'ouvrage et sa
réflexion, et que l'on retrouve ici dans son cycle des quatre saisons ou dans La Danse de la vie humaine. Ces dernières
mettent en évidence selon lui une vision du temps comme ronde nous entraînant,
non pas oubli de notre propre mort mais mise entre parenthèses de notre corps lorsque
nous observons ces autres corps « substituables les uns aux autres, qui ne
forment qu'un unique corps glorieux doré de l'incandescente lumière » du
soleil. « […] la conscience du temps comme agent
d'une destruction personnelle s'efface devant la vision d'un éternel
retour… », remarque-t-il — ce qui
ne surprendra pas ceux qui le savaient lecteur attentif de Nietzche…
Cette
traque du temps dans l'espace, Gaëtan Picon la poursuit partout ensuite. Il la
voit dans l'application de la touche de couleur séparée (annonciatrice du
divisionnisme) comme dans celle du geste (action
painting), dans la répétition rythmique d'une simple hachure comme dans un
espace laissé vierge sur la toile chez Albert Dürer. C'est cette même traque
qui l'amène, paradoxalement sans doute mais avec une vraie finesse d'analyse, à
récuser la peinture d'Histoire (genre pourtant majeur selon l'Académie) parce
qu'elle ne traverse pas notre désir et notre expérience : pure image d'un passé qui
n'est pas relié à notre présent. Et c'est même, tant l'argumentation de
l'auteur se veut complète, la (seule) raison qui disqualifie à ses yeux l'art
des faussaires, le faux étant incapable précisément d'exprimer l'acte qui lui a
donné naissance !
La
culture de l'auteur, ses références à l'Extrême-Orient ou à l'art le plus
vivant de son époque, en surprendront plus d'un, mais elles tombent juste,
comme ses détours philosophiques, jamais pesants, toujours éclairants. C'est
une fête de l'esprit, une illumination sur cette intuition du temps qui nous
tient tous mais que peu expriment avec autant de netteté, autant de vigueur. Gaëtan
Picon sait manier les notions les plus complexes sans se départir de la
fluidité qui caractérise son style. Au contraire, rares sont ceux qui comme lui
maîtrisent cet art de la formule qui ramasse en une phrase tout un raisonnement.
Depuis
sa parution dans la collection « Les Sentiers de la création » qu'il
avait créée chez Skira, l'œuvre n'avait pas été republiée. Saluons donc la
belle initiative de L'Atelier
contemporain qui nous propose aujourd'hui, au moment du centenaire de la
naissance de ce témoin capital des arts et des lettres, cette réédition en
fac-similé. Saluons également l'idée de l'éditeur de joindre à cet ouvrage cinq
textes récents, dont trois inédits. Cela nous vaut notamment un vibrant
portrait de l'auteur par son ami Yves Bonnefoy et un salut chaleureux de Ph. Sollers à cet autre Bordelais dont il souligne le constant désir d'actualiser
le passé. Un beau volume, qui résistera bien au temps, assurément.
Thierry Romagné