RETOUR : Coups de cœur

 

Thierry Romagné : Gaëtan Picon, Admirable tremblement du temps.

Thierry Romagné est professeur de Lettres au lycée Massillon, à Paris. Collaborateur régulier de la revue Europe, il est aussi l'auteur de catalogues de peintres contemporains.
Texte mis en ligne le 26 octobre 2015.
© : Thierry Romagné.


Gaëtan Picon, Admirable tremblement du temps,
réédition en fac-similé, augmentée d'un cahier d'études critiques inédites d'Yves Bonnefoy, Agnès Callu, Francis Marmande, Philippe Sollers, Bernard Vouilloux.
Éditions de L'Atelier contemporain, 2015.

Quand il publie à cinquante cinq ans, en 1970, Admirable tremblement du temps, Gaëtan Picon est déjà l'auteur d'une œuvre importante. Enseignant, critique d'art et de littérature, il a publié un certain nombre d'ouvrages dont un Panorama de la nouvelle littérature française qui comptera aux yeux de certains jeunes écrivains d'alors. En 1966, après sept années seulement à la direction générale des Arts et des Lettres que lui avait proposée André Malraux, il avance le nom de Pierre Boulez pour organiser le théâtre et la musique. Devant le refus du ministre, Gaëtan Picon démissionne. Il participera ensuite à la réflexion sur ce qui allait devenir Beaubourg. C'est dire si l'homme est toujours aux aguets de la modernité au moment où il rédige ce livre magnifique et mélancolique qui reparaît aujourd'hui.

Mélancolique parce que cet observateur informé de la peinture d'hier et d'aujourd'hui (arrivé premier à l'agrégation de philosophie, il déclina, afin de mieux se familiariser avec l'œuvre de son cher Ingres, une proposition de poste à Tokyo au profit de Montauban …) se sent comme pris d'un « certain sentiment de dépaysement » face à ce qu'il croit discerner des nouvelles tendances de l'art de son époque. L'Op Art lui paraît dominer le champ artistique. Dans son esprit, ce courant se donne comme pure organisation spatiale de la polychromie et de la structure (et l'on sent qu'il songe à un équivalent plastique du structuralisme répandu dans le monde des idées), totalement indifférente au temps, à l'intuition même du temps. Cette éviction de toute durée, il la constate également dans les accumulations indéfinies d'éléments semblables d'un certain Pop Art qui règne outre-Atlantique. Même l'Art cinétique ne trouve grâce à ses yeux, « donnant comme support à l'objet un temps autre que le temps, un temps spatialisé, faisant de la structure optique une structure en soi. » À l'œuvre qui ne se veut que pure image tenant à distance le temps, il préfère une approche de l'art comme espace temporel, présence d'une existence inscrite dans l'expérience et dans l'épaisseur chronologique de l'Histoire.

Le beau titre de l'ouvrage est emprunté à Chateaubriand qui, dans sa Vie de Rancé « rappelle que quelque chose de l'âge délaissé et de la main du vieillard » se discerne dans Le Déluge (L'Hiver) de Nicolas Poussin avant de s'exclamer : « admirable tremblement du temps ! ». Gaëtan Picon a ensuite beau jeu d'expliquer que le peintre classique aurait été bien étonné de savoir que nous apprécions aujourd'hui ce frémissement des petites touches de couleur pure (prémisses de l'impressionnisme, peut-être) dans son cycle des Quatre Saisons, lui qui avait dû se résoudre à cette nouvelle manière parce qu'avec les années il ne contrôlait plus sa main et ne pouvait plus produire la facture lisse qui était auparavant la sienne.

L'auteur se lance ensuite dans une sorte de recension passionnée des traces du temps dans cet espace bidimensionnel qu'est toute peinture avec une intuition qui ne le quittera pas : comme pour le cygne qui nous offre son chant le plus doux au moment où il sent qu'il va mourir, certains peintres nous donnent leurs œuvres les plus importantes en entrant dans le grand âge. S'ensuit un bel hommage à Rubens dont la perception du temps est à l'aune de sa vie personnelle (La vierge entourée des saints, où le peintre représente ses deux épouses « dans leur beauté intacte » debout devant le Vieillard Temps tandis que lui figure sous les traits de saint Georges « tenant haut le drapeau de la vie »). Les grandes compositions de Vélasquez où le ciel à travers les étendards et les lances n'est plus un arrière-plan mais le temps qui envahit l'espace (La Reddition de Breda), les Rembrandt de la dernière période (La Famille de Titus, La Fiancˇe juive), dont le clair-obscur sÕintensifie dans le débordement de la lumière et de la couleur, lÕinterrogent ˇgalement. Il a fallu du temps au Titien pour peindre directement, avec les doigts, ses éclaboussures ardentes, ses trainées sanglantes ou crayeuses délivrées du souci de ressemblance, du conditionnement de la tradition afin que s'élève dans toute sa splendeur sa voix véritablement personnelle. Et puis il émet cette hypothèse qui peut nous laisser rêveurs : « Les œuvres que vient de produire la peinture européenne dans son extrême vieillesse répondent à celles de ses peintres classiques quand ils deviennent vieux » ; remplacez européenne par moderne (ce qui n'inclut pas l'art contemporain) et vous aurez somme toute un constat plutôt pertinent sur la production artistique de l'époque.

Mais Gaëtan Picon ne réserve pas cette extraordinaire attention au « style de vieillesse » (l'expression est d'Hermann Broch dans Création littéraire et connaissance) aux seuls peintres du passé. Il est l'un des rares aussi à apprécier à ce moment-là l'exposition Picasso en Avignon (note manuscrite du 12 juillet 1970), ce que l'on appelle maintenant son style tardif, alors que la grande majorité des amateurs s'en détournaient, gênés devant tant de crudité prise pour des obsessions séniles : « Mais cette explosion sauvage ne trahit pas non plus la rage de celui à qui tout cela va être arraché. Œuvres déconcertantes de jeunesse, comme si le temps était devant elles et que leur appétit fût intact. L'expérience de la vieillesse n'est-elle donc nulle part ? Si… Sous ce camouflage merveilleux : le rire, où se devine, percée à jour la vie devant laquelle le désir tient… » En peinture le Temps augmente l'acuité de l'observation, l'habileté de la main, la possibilité de s'émanciper des traditions et des idées reçues. C'est aussi la raison pour laquelle « certaines œuvres terminales » doivent être considérées comme de véritables naissances. Le paradoxe n'est qu'apparent, et l'auteur suggère allègrement que les dernières Montagne Sainte-Victoire de Cézanne ou les ultimes Nymphéas de Claude Monet résument leurs propres démarches autant qu'ils annoncent lumineusement la suite de lÕart pictural.

« Les craquelures, les traces de la polychromie effacée » et même les mutilations que l'âge ou l'Histoire ont fait subir aux toiles ou aux marbres retiennent également l'attention d'Admirable tremblement du temps. C'est que l'auteur lit là encore le travail de la Mort à l'œuvre, ce dialogue qui se noue entre nous et notre disparition, entre nous aussi et notre façon de nous laisser porter ou emporter par le Temps. Leur embu ne rend pas les œuvres plus belles, elle les rend plus émouvantes. Elles donnent ainsi le sentiment d'être vivantes, « non point vivantes d'avoir échappé à la mort, mais vivantes d'être apparues dans un temps qui est celui de la mort. » Ce que l'auteur aime finalement, c'est leur dimension inchoative, leur labilité invitant à une nouvelle réflexion sur notre sentiment du temps. Il est attentif aux hasards des drippings de Jackson Pollock, aux calcinations de violons d'Arman ou aux matériaux pauvres (carton, ficelle, boue etc.) que choisit Jean Dubuffet car il lui semble qu'ils expriment une instabilité du même ordre que celle de la déperdition, de la mort. Ainsi oppose-t-il le vieillard tragique de la Renaissance et de l'âge baroque, armé de sa faux, aux conceptions antiques, l'Aion (principe créateur éternel et inépuisable), le Kairos (l'instant favorable que l'on saisit). Cela lui permet de mettre en évidence la singularité qu'il estime être celle de Poussin, qui ouvrait l'ouvrage et sa réflexion, et que l'on retrouve ici dans son cycle des quatre saisons ou dans La Danse de la vie humaine. Ces dernières mettent en évidence selon lui une vision du temps comme ronde nous entraînant, non pas oubli de notre propre mort mais mise entre parenthèses de notre corps lorsque nous observons ces autres corps « substituables les uns aux autres, qui ne forment qu'un unique corps glorieux doré de l'incandescente lumière » du soleil. « […] la conscience du temps comme agent d'une destruction personnelle s'efface devant la vision d'un éternel retour… », remarque-t-il — ce qui ne surprendra pas ceux qui le savaient lecteur attentif de Nietzche…

Cette traque du temps dans l'espace, Gaëtan Picon la poursuit partout ensuite. Il la voit dans l'application de la touche de couleur séparée (annonciatrice du divisionnisme) comme dans celle du geste (action painting), dans la répétition rythmique d'une simple hachure comme dans un espace laissé vierge sur la toile chez Albert Dürer. C'est cette même traque qui l'amène, paradoxalement sans doute mais avec une vraie finesse d'analyse, à récuser la peinture d'Histoire (genre pourtant majeur selon l'Académie) parce qu'elle ne traverse pas notre désir et notre expérience : pure image d'un passé qui n'est pas relié à notre présent. Et c'est même, tant l'argumentation de l'auteur se veut complète, la (seule) raison qui disqualifie à ses yeux l'art des faussaires, le faux étant incapable précisément d'exprimer l'acte qui lui a donné naissance !

La culture de l'auteur, ses références à l'Extrême-Orient ou à l'art le plus vivant de son époque, en surprendront plus d'un, mais elles tombent juste, comme ses détours philosophiques, jamais pesants, toujours éclairants. C'est une fête de l'esprit, une illumination sur cette intuition du temps qui nous tient tous mais que peu expriment avec autant de netteté, autant de vigueur. Gaëtan Picon sait manier les notions les plus complexes sans se départir de la fluidité qui caractérise son style. Au contraire, rares sont ceux qui comme lui maîtrisent cet art de la formule qui ramasse en une phrase tout un raisonnement.

Depuis sa parution dans la collection « Les Sentiers de la création » qu'il avait créée chez Skira, l'œuvre n'avait pas été republiée. Saluons donc la belle initiative de L'Atelier contemporain qui nous propose aujourd'hui, au moment du centenaire de la naissance de ce témoin capital des arts et des lettres, cette réédition en fac-similé. Saluons également l'idée de l'éditeur de joindre à cet ouvrage cinq textes récents, dont trois inédits. Cela nous vaut notamment un vibrant portrait de l'auteur par son ami Yves Bonnefoy et un salut chaleureux de Ph. Sollers à cet autre Bordelais dont il souligne le constant désir d'actualiser le passé. Un beau volume, qui résistera bien au temps, assurément.

Thierry Romagné

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