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Pierre Campion

L'origine fictionnelle de l'anthropologie.

Texte d'un article paru sous le titre de « Un moment dans les Lettres », dans la revue Littératures, Université du Mirail à Toulouse, n° 42, printemps 2000.

© : Pierre Campion.

Mis en ligne le 6 juin 2001.

Note en date du 22 novembre 2016 : Sur l'Émile de Rousseau, lire l'analyse remarquable de Catherine Kintzler, « Jean-Jacques Rousseau et l'enfance. De l'enfant gâté au petit prince ».


L'origine fictionnelle de l'anthropologie

Le deuxième « Discours » de Rousseau[1]

Il fut un temps, dans l'histoire de ce que nous appelons maintenant la littérature et plus spécifiquement la littérature française, où justement la notion de littérature était inconnue ou bien employée dans un tout autre sens[2]. Comme l'ont montré Marc Fumaroli[3] ou Paul Bénichou[4], mais aussi Michel Foucault[5] et Jacques Rancière, chacun à sa manière, il y avait une unité des Lettres (de la « République des Lettres », de la « res litteraria ») dans laquelle « le discours » régnait sous les lois de la rhétorique, et qui réunissait ce que nous appelons les sciences, la philosophie et la littérature. En somme, les savoirs, les intérêts professionnels ou pratiques, les goûts et les intérêts esthétiques, les modalités mêmes de la vie, tout cela concernait un public de praticiens et lui appartenait : c'était le public des « connaisseurs », selon cette notion que Molière, Corneille et Racine opposaient volontiers à celle des doctes, — le public même en somme, c'est-à-dire les milieux sociaux où la rhétorique était l'outil quotidien de l'action et structurait de manière quasiment naturelle les catégories de la pensée, de l'esthétique et de la sensibilité.

Il n'est donc pas étonnant que l'anthropologie des Lumières, si quelque chose comme cela existe, se forme notamment dans le genre mixte des récits de voyages, un « genre » qui appartient aux « Lettres ». De même, il est significatif que la confrontation avec les mondes sauvages trouve souvent sa forme dans des dialogues et dans les fictions qui orchestrent ces dialogues : ainsi chez La Hontan et dans le Supplément de Diderot, où le caractère polémique et les enjeux essentiellement européens de la confrontation au monde sauvage se lisent justement dans la forme dialoguée. Enfin, le plus remarquable, c'est que cette anthropologie trouve son expression diverse et même contradictoire dans les œuvres des grands écrivains. C'est le grand apport et le sens du livre de Michèle Duchet et notamment de sa deuxième partie : « L'Anthropologie des Philosophes : Buffon, Voltaire, Rousseau, Helvétius, Diderot[6] » .

J'ai l'intention d'examiner le Discours sur l'origine de l'inégalité de Rousseau comme fiction fondatrice des sciences de l'homme, dans le contexte et dans le cadre de ces Lettres et de leurs institutions[7], et en tant qu'il fait événement dans l'histoire de l'anthropologie et dans celle de la littérature.

Ici on ne peut pas ne pas penser au texte — au discours — de Claude Lévi-Strauss à Genève en 1962, pour le 250ème anniversaire de la naissance de Rousseau : « Jean-Jacques Rousseau, fondateur des sciences de l'homme[8] ». D'une part, la formule de Lévi-Strauss rapporte à Rousseau la fondation des sciences de l'homme, et, d'une certaine façon, c'est bien l'hypothèse que je prends aussi. D'autre part, il établit ce rapport sous l'angle de la méthode, de l'épistémologie, voire de l'éthique. En somme, il n'est pas question chez lui de l'écrivain en tant que tel, mais d'une disposition morale et d'une expérience censées être celles de l'ethnologue, à savoir la disposition et l'expérience d'une identification à l'homme sauvage et plus généralement à l'autre et, simultanément, d'une désassimilation de soi à soi et à sa société d'origine[9].

Pour ma part, je voudrais considérer le Discours comme la construction problématique de l'anthropologie elle-même, construction à analyser dans la poétique d'un certain discours, dans ses images, dans ses mythes, dans sa disposition rhétorique, dans les traits stylistiques du ton, et en tant que cette poétique elle-même est aporétique, comme signe, marque et mode des apories du projet philosophique de Rousseau sur l'homme et, de manière plus implicite, sur la littérature.

Le principe du Discours sur l'inégalité : une anthropologie spéculative

Il s'agit ici de l'homme en général, témoin ces déclarations bien connues : « La plus utile et la moins avancée de toutes les connaissances humaines me paraît être celle de l'homme » (Préface, début, p. 52) et « C'est de l'homme que j'ai à parler » (introduction, début, p. 61)[10]. Et il s'agit bien d'une anthropologie dans la mesure où il est question de l'homme comme être physique (quelle posture, quels besoins et quelles ressources, quel mode de vie ?), être psychologique et moral (quelles passions ?), être social (quelles relations, quelles institutions ?), comme être de savoir (quelles connaissances, quelle rationalité ?), comme être d'activités et notamment être de langage. Il s'agit aussi d'une ethnologie, dans la mesure où il est question des hommes sauvages en particulier et de l'homme sauvage en général, en tant que médiations pour penser l'opposition entre l'homme civilisé et l'homme selon la nature. Un problème de l'ordre social et politique (« l'inégalité parmi les hommes ») est donc renvoyé à une anthropologie.

 

Le mot de « recherche » est très présent et le caractère spéculatif du discours est proclamé : « Commençons donc par écarter tous les faits, car ils ne touchent point à la question. » (P. 62-63.) Cette idée représente le fondement même des modèles fictionnels comme opérations heuristiques de modélisation.

Pourquoi cette disposition heuristique ? Ce qui manque, c'est moins les faits que le travail philosophique de ces faits. Tel est le sens de la longue note X et, en particulier, de l'appel qui y est fait (et que cite Lévi-Strauss) à des voyageurs qui soient eux-mêmes des philosophes (pp. 142-144). Ce qui manque exactement, c'est la récollection et l'interprétation philosophiques de ces faits, et donc leur construction, dès « le terrain ». Ce qui manque enfin, c'est la possibilité d'expérimenter, c'est-à-dire les philosophes pour diriger ces expérimentations et les princes pour les réaliser (pp. 53-54)[11]. Et c'est bien à cause de ces manques que l'anthropologie de Rousseau doit se faire spéculative, c'est-à-dire modélisante et fictionnelle, et non pas véritablement par principe.

Il y a donc là une décision d'ordre philosophique et qui s'accomplit dans l'ordre philosophique, c'est-à-dire dans l'ordre réglé des spéculations radicales (« J'ai cru devoir creuser jusqu'à la racine », p. 90). Il s'agit bien de la démarche conceptuelle qui consiste à réduire l'objet de la réflexion (c'est-à-dire l'homme) à l'essence de sa nature, « en dépouillant cet être […] de tous les dons surnaturels qu'il a pu recevoir, et de toutes les facultés artificielles, qu'il n'a pu acquérir que par de longs progrès ; en le considérant, en un mot, tel qu'il a dû sortir des mains de la Nature » (p. 64).

Cette démarche résulte de trois récusations.

D'abord celle de la révélation, mais celle-ci est discrète et non polémique : Rousseau a mieux à faire qu'à discuter avec les théologiens et les censeurs.

Surtout il récuse la loi naturelle. Car, s'il faut poser cette question de la société dans le domaine de la réflexion philosophique, cela ne peut se faire comme les philosophes l'ont fait jusqu'ici (pp. 54-55 et 61-63). Ce que Rousseau rencontre ici, ce qui barre la voie de ses propres modélisations philosophiques, c'est une notion. Cette notion forme un obstacle d'abord justement comme notion, abstraite et construite, et aussi par son contenu propre et même par son histoire : c'est cet obstacle que contournera la fiction.

En effet, comme signe de contradiction entre les philosophes, la notion de droit naturel manifeste les apories inévitables qui affectent toute spéculation philosophique purement rationnelle. D'autre part, elle supposerait des hommes qui seraient tous, d'avance, des philosophes : elle subordonnerait ainsi la vie sociale et la vie morale à l'élaboration rationnelle. Or tout principe de conduite sociale ou morale doit répondre à un impératif antérieur à la réflexion philosophique, ce qui est le cas des principes de la conservation et de la pitié, tels que permet de les « apercevoir » la méditation philosophique (p. 55). Enfin cette notion est ambiguë. Car distinguer, comme le font couramment les philosophes, entre les lois d'institution et la loi naturelle revient à considérer que l'homme est un être normé par des lois, à la fois au sens de l'ordre juridique et au sens de l'ordre anthropologique ou, plus exactement, au sens de l'ordre juridique tel que cet ordre aimerait à se fonder dans l'ordre anthropologique. Autrement dit, pour Rousseau, concéder la notion de la loi naturelle, ce serait admettre de n'examiner les lois positives (par exemple celles qui instituent et règlent la propriété) que suivant leur plus ou moins grande conformité à cette loi naturelle et concéder par là toutes les lois d'institution, au moins en leur principe. Autrement dit encore, et inversement, la loi naturelle et le droit naturel ne sont que les projections arbitraires des lois positives : il n'est donc pas étonnant, il est même fatal, que les philosophes parviennent à fonder les lois positives dans le doit naturel, mais c'est au prix d'une pétition de principe.

Évidemment, récuser cette notion, c'était récuser la question même de l'Académie de Dijon, telle qu'il l'écrit au seuil du Discours : « Quelle est l'origine de l'inégalité parmi les hommes, et si elle est autorisée par la loi naturelle. » Ainsi, par un coup de force qui est déjà un acte de polémique, Rousseau déplace-t-il la question. Ou plutôt il lui en substitue une autre. Parce que, s'inscrivant dans la tradition de la philosophie politique, la question impliquait un certain genre d'acquiescement, implicite, à l'état des choses — l'inégalité, comme système social, à renvoyer à une loi de l'humanité, pour vérification de conformité —, la problématique imposée par Rousseau permet de reporter le problème de la propriété et de la société à la nature de l'homme, mais à la nature de l'homme comme problème.

D'autre part, si on compare la question de Dijon sous sa formulation exacte (« Quelle est la source de l'inégalité parmi les hommes, et si elle est autorisée par la loi naturelle. », p. 188) au libellé qu'en donne Rousseau (« Quelle est l'origine de l'inégalité parmi les hommes, et si elle est autorisée par la loi naturelle. », p. 59), on note que, curieusement, il substitue une notion, celle de l'origine, à une image, celle de la source. Risquons une explication : il s'agit, pour le moment, d'éviter les effets insidieux de l'image, c'est-à-dire le lien « naturel » établi ainsi dans la question entre la loi naturelle et l'inégalité qui en « découlerait ». En somme : non, l'inégalité ne coule pas de source. Comme si Rousseau, en tant que manieur d'images lui-même, était averti du danger de l'image imposée par l'Académie.

 

Le point capital, et constamment réaffirmé, c'est que justement l'anthropologie de Rousseau répond à une revendication, à une exigence critique, cela dès la récusation de la question de l'Académie. Le statut de l'homme naturel, c'est d'être l'image inversée de l'homme social tel qu'il existe. Voilà le trait de la fiction de Rousseau, qui marque cette fiction dans sa constitution même et pas seulement dans la véhémence du style. Cette critique détermine deux caractéristiques du Discours et son enjeu.

D'abord la virulence de la critique sociale, par exemple dans la conclusion (pp. 123-124), et, quand il décrit l'inhumanité du philosophe (p. 86), deux passages dans lesquels culmine l'espèce de violence qui anime Rousseau contre l'état social existant[12]. Puis l'évocation de l'homme naturel. Celui-ci revêt des caractéristiques essentiellement négatives, construites comme la réalisation de ce que l'homme social actuel n'est pas ou bien comme la dénégation de ce qu'il n'est que trop. Il est seul (pp. 89-90) ; il n'a pas le sentiment du temps (pp. 74, 94, 96, 103) ; il est ignorant et il est dépourvu de réflexion (p. 68) ; en particulier il ignore les catégories économiques (p. 65 : il n'a pas de besoins non satisfaits, il n'entre pas dans les calculs de l'ordre du temps ni dans les liaisons économiques ou autres avec ses semblables) ; il ignore les catégories morales (p. 82) ; la forme de son bonheur est celle de l'autosuffisance d'un être rassemblé en lui-même et en sa seule humanité (p. 66). Le bonheur est donc un état presque négatif, un état d'équilibre et de simple accord de soi avec soi-même. C'est la marque, pour ainsi dire vide, de l'humanité seulement présente à elle-même. C'est pourquoi la description du malheur de l'homme civilisé est plus développée, plus précise, plus concrète, plus prégnante que celle du bonheur de l'homme naturel ; c'est pourquoi l'approche de l'homme naturel ne peut se faire que par la voie détournée des fictions[13].

La vérité de l'homme est bien le but du discours anthropologique, mais cette vérité représente un enjeu polémique et, à travers la métaphore judiciaire, le litige complexe et capital qui se plaide ici :

— il y a eu crime d'appropriation ;

— il y a eu crime d'imposture (p. 107 : le crime des riches qui prétendaient sacraliser leur appropriation par un contrat) ;

— il y a litige (actuel) entre les hommes du fait de l'inégalité ;

— il y a litige (actuel et ancien) entre les philosophes à propos de cela : le litige dans la philosophie, notamment autour de la notion du droit naturel, montre que l'anthropologie ne saurait être une science neutre et purement positive ;

— il y a, dans le tribunal lui-même, menace et commencement de comédie judiciaire, du fait de la manière dont la question a été posée par l'Académie, en tant qu'elle préjuge insidieusement de la réponse. Le candidat et le jury doivent être « des hommes raisonnables et libres, qui cherchent la vérité » et non « des esclaves entendus de leurs maîtres » (p. 62).

L'homme naturel comme fiction fondamentale

La représentation de l'homme naturel se construit donc par opposition à celle de l'homme social : image contre image, tableau contre tableau, émotions contre émotions. Pour reprendre en un usage un peu différent l'expression de Francis Affergan, le monde sauvage apparaît ici comme « la figure contrastive de nos mondes proches[14] ».

La première partie du Discours s'ouvre sur un tableau, qui comporte : un portrait physique, moral et intellectuel, dans lequel tous ces traits sont liés ; un dispositif de scènes et d'attitudes significatives ; un fond de nature, entendu là encore au sens pictural et idéal du terme : « Nature » en général, « vaste étendue du ciel », « forêt », scènes champêtres, lieux et cadre des occupations de l'homme seul ; un caractère enfin, au sens dramaturgique de ce terme : une psychologie et une gestuelle, commandées par le dispositif scénique et pictural, bref un personnage de la fiction théâtrale.

 

Évidemment la fiction n'est pas la forme heuristique des anthropologues positivistes, cette construction purement logique, abstraite et objectivante, dont F. Affergan fait la critique, par exemple à travers le modèle, très usité en ethnologie, de la parenté (op. cit., pp. 22-30). Trois traits l'opposent au modèle heuristique.

La fiction est critique et même polémique : elle convient au développement d'une exigence morale et politique. Elle se fonde dans l'exigence de ce qui n'est pas, qui doit être et dont l'ordre social ne veut pas que cela soit.

La fiction est concrète : « Le premier qui ayant enclos un terrain, s'avisa de dire, ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. » Au début de cette deuxième partie, des objets font enjeu (les pieux à arracher, le fossé à combler) ; des gestes s'accomplissent pendant que d'autres manquent à s'accomplir ; une voix retentit, un certain silence lui répond, celui de la phrase qui ne fut pas dite « Gardez-vous d'écouter cet imposteur ; Vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la Terre n'est à personne » ; des conflits donc se nouent et se résolvent ; le malheur est consacré. La fiction est concrète en ce sens que le portrait, la peinture, la scène proposent des images effectives et agissantes de la réalité, des représentations qui engagent les « passions » et les affects que l'homme éprouverait à l'égard des choses réelles, c'est-à-dire à l'égard des choses et des événements existants, ou supposables comme ayant existé ou pouvant exister. Ce sont des analogues du réel, du réel comme ce qui existe, ou comme ce qui a dû exister, ou comme ce qui pourrait exister. À la différence du modèle, la fiction représente donc du réel (en vue de le faire connaître) justement le réel, entendons non pas seulement tel ou tel trait concret mais le fait même de sa réalité. Ainsi, alors que le modèle garde de la réalité son objectivité, mais comme le trait de sa neutralité, et retient de la réalité tous les traits positifs jugés essentiels à sa compréhension, sauf le fait même de sa réalité, l'image « poétique » a-t-elle comme propre de viser ce qui est ou ce qui doit être, dans son existence insupportable ou exigible. La fiction concrète a donc pour objet le caractère problématique de la réalité, en tant que telle. Car vouloir connaître le réel comme tel, c'est mettre en cause son caractère problématique, sur tous les plans. Mais c'est aussi considérer ce caractère problématique comme fondamental et indépassable[15]. Car ce qui blesse Rousseau dans la société réelle, c'est le fait de sa réalité indépassable au sein d'elle-même, et ce qui l'empêche dans sa réflexion sur le statut de l'homme naturel et des valeurs, c'est le fait de leur manque de réalité actuelle. Et ce qu'il vise, c'est la possibilité de cet homme naturel, comme devant exister, réalité — passée ou future, imaginaire — contre réalité — actuelle et effective. En somme, ce pourrait être le fondement de bien des apories de Rousseau : à considérer ainsi la réalité, on s'enferme nécessairement dans l'impossibilité, sinon de la connaître comme telle, du moins de la maîtriser. Mais aussi, on s'interdit par là de la manquer…

Prenons l'exemple d'une fiction, celle de l'homme naturel comme homme de la forêt. « La Terre abandonnée à sa fertilité naturelle, et couverte de forêts immenses que la Cognée ne mutila jamais, offre à chaque pas des magasins et des retraites aux animaux de toute espèce. […] » (P. 65.) L'homme de la forêt est seul. Cette solitude répond bien à l'impératif qui régit aussi les modèles heuristiques, celui de dépouiller l'homme de toutes les qualités qui ne sont pas essentiellement les siennes. Mais elle le fait de manière concrète, dans le sens ci-dessus envisagé, j'entends de quatre façons :

— Dans la réalité symbolique et matérielle de la langue. C'est l'étymologie qui rapporte le sauvage à la forêt (homo silvaticus). Si la pensée le rapporte à la forêt, elle le rapporte donc à son nom, mais concrètement et dans l'histoire de la langue. La marque linguistique de l'homme comme homme naturel, c'est la forêt.

— Dans une description pittoresque de la forêt : la marque imaginaire de l'homme, ou plus exactement sa marque iconographique, c'est la forêt.

— Dans une description signifiante de la forêt : le sauvage s'oppose à l'homme des villes et des campagnes défrichées. C'est la forêt des mythes qui le décrit, la forêt immémoriale, dans laquelle on se perd de vue (pp. 76 et 77), dans laquelle on ne voit pas loin de soi, et dans laquelle on se met à l'abri de la dépendance (p. 91). Chaque humain y est « seul, oisif, et toujours voisin du danger » (p. 70). Le mode de signification de l'image de la forêt, c'est celui des images poétiques. Elle attache à la signification philosophique le caractère de la réalité et le genre de preuve que cette signification en retire. Cela à sa manière, fictionnelle[16].

— Dans une description paradoxale de la forêt. Au lieu d'être le milieu de toutes les angoisses, la forêt est celui de la sécurité, du rassasiement, du bonheur, ou plutôt elle est le lieu de l'homme en sa seule nature, où « le danger » met en jeu les seuls enjeux et les seuls affects de la conservation et de la pitié. Cela par le retournement en valeur positive de l'image fondamentalement négative de la forêt en tant que le lieu traditionnel de la faim, le lieu de l'absence de la loi, d'où vient le loup de La Fontaine et où il emporte l'agneau pour le manger « sans autre forme de procès ». Car les « anciennes erreurs et [les] préjugés invétérés à détruire » (p. 90) se sont formés aussi dans l'ordre de la fiction : du mythe, des images, de l'iconographie, de la langue. Le travail de la fiction est bien polémique et le combat se déroule au sein de l'ordre symbolique.

Une fiction de l'ordre du temps

Rousseau substitue une antécédence historique — imaginable et représentable — à une antécédence logique — impossible à construire[17]. Cette substitution répond à des contraintes de l'objet, détermine à son tour de nouvelles difficultés et caractérise justement la fiction, qui substitue l'ordre concret du temps, du drame et de l'histoire à la modélisation abstraite des impossibilités logiques comme au manque de l'interprétation philosophique des faits réels et de l'expérimentation.

Dès lors tout va être commandé par la recherche d'événements, supposés toujours, d'événements considérés en leur nature d'événements problématiques — non déductible l'un de l'autre, affectant les humains au sein d'une histoire réglée, touchant au bonheur ou au malheur de ces humains, représentables —, bref d'une dramaturgie philosophique dont la définition suivrait celle d'Aristote. La spéculation fictionnelle du temps répond à une double exigence : celle suivant laquelle les différences entre les hommes sont à rapporter à des événements — et à des événements contingents —, celle suivant laquelle cependant ces événements peuvent être construits par la raison, mais a posteriori. Observons à nouveau que cette double exigence répond exactement à celle que suggère la solution de la dramaturgie aristotélicienne : les événements de la tragédie surviennent contre l'attente de la déduction humaine (para ten doxan) mais « comme à dessein » et sans contrevenir aucunement à la raison qui les examinerait après coup. Ainsi naît le concept décisif de la perfectibilité (pp. 72 et 92), concept spéculatif par excellence, et de cette spéculation dont on vient d'analyser les mobiles. Ce trait de l'humanité n'est pas un trait objectif, ni même un trait que l'on déduirait rationnellement d'un ou de plusieurs autres mais pleinement un trait supposé pour le besoin de l'anthropologie critique de Rousseau et de la dramaturgie philosophique qui la met en œuvre et en jeu. L'homme est un être perfectible et libre, c'est-à-dire susceptible d'une évolution, sans manquer à la raison ni à l'éthique, et cette évolution ne se réalise que par le fait d'événements contingents. Mais justement, ce concept de la perfectibilité ne fonctionne qu'à travers la dramaturgie philosophique de la péripétie qui vient d'être dite. Deux références sont explicitement présentes et mêlées pour désigner la recherche de l'origine : l'image de l'embryologie (p. 64) et celle de l'archéologie (p. 57, et par le mot des « fondements » dans le titre du Discours)[18]. Ces références sont d'ordre métaphorique : par sa recherche critique, l'anthropologie est comme l'embryologie et comme l'archéologie. Ce que ces métaphores confirment, c'est bien cette orientation vers l'origine, c'est-à-dire la décision de traiter la nature présente des choses (de « bien juger de notre état présent », p. 53) par la supposition de leur histoire. En somme, il s'agit bien d'une méthode généalogique, déjà au sens de Nietzsche, sinon de Foucault, c'est-à-dire d'une méthode critique des choses telles qu'elles sont, et en tant qu'elles n'ont pas toujours été[19]. Le deuxième Discours est donc le développement de la critique formulée dans le premier, sur les sciences et les arts : il entend faire l'histoire critique de la société à travers l'histoire générale de sa culture. L'inspiration est celle-ci : ce qui a été une fois institué ne peut se fonder en nature, cela peut finir, cela peut donner lieu à une autre et nouvelle institution. Comme l'écrit Henri Gouhier :

Cette histoire est mauvaise ? Puisqu'elle est essentiellement contingente, rien n'empêche d'en concevoir une autre. Puisqu'elle est mauvaise à cause d'un « funeste hasard », rien n'empêche d'en concevoir une autre qui serait bonne, car rien ne prouve que toute histoire est mauvaise. Préciser ce point éviterait bien des questions sur la cohérence de la pensée de Rousseau. (Cité dans l'éd. Starobinski, pp. 237-238.)

D'un côté, cette dramaturgie permet de conceptualiser le devenir de l'homme par la notion de perfectibilité. De l'autre, elle expose la rigueur de la pensée aux polysémies et à la prégnance propres de l'image poétique. Ou encore : d'un côté, elle assure la possibilité d'un avenir positif à l'espèce, par exemple en ouvrant vers l'idée d'un contrat ; de l'autre, elle expose la pensée aux retours paralysants de la nostalgie et du ressentiment. C'est peut-être cela, malgré toutes les dénégations explicites du texte, qui le marque réellement de rousseauisme, dans le sens convenu et péjoratif du terme, même aux yeux de ses lecteurs les moins prévenus.

Le discours comme fiction générale du texte

Dans ces conditions, la question et le problème de l'ordre de l'exposé deviennent décisifs. Pour rester dans la perspective de la rhétorique, c'est le niveau de la dispositio. Le problème du philosophe doit être traité comme un problème d'écrivain, le problème de l'écrivain traité comme un problème d'orateur. Car la disposition n'est pas un problème purement technique, une opération de transparence sans obstacle. Tout le discours sera marqué par cette nature spéculative et critique, fictionnelle, qui détermine un ordre (celui qu'on va appeler dialectique), des images, le style passionné lui-même[20], et le fait même du discours, c'est-à-dire le développement nécessairement abstrait que suppose et détermine l'objectif de la recherche de la nature de l'homme comme réalité spéculative.

En somme, la grande forme ici, la forme mère pour ainsi dire et la fiction fondamentale, c'est le discours lui-même, si on entend par discours la mise en mouvement, problématique et effective, de toutes les formes de figuration nécessaires à la compréhension de l'homme comme espèce et comme problème, avec l'énergie (energeia)que cette mise en mouvement demande et suppose comme réalisation imaginaire, à chaque moment de cette réalisation. Il y a donc encore ceci : que la méthode ne vaut que par la qualité et par la force de la conviction qui la fonde, par la « ferveur intellectuelle sans égale » dont parle J. Starobinski (p. 18). Tout ce discours est performatif, et c'est en cela que sa pensée appartient organiquement à l'ordre de l'éloquence.

En partie comme demi-métaphore (le discours comme communication écrite au jury de Dijon), en partie comme métaphore (le discours comme plaidoirie et réquisition devant les tribunaux de l'académie, de la République de Genève, de l'humanité), en partie selon son sens général et abstrait (le discours comme la forme écrite de la discussion et du développement philosophiques, c'est-à-dire l'ensemble des procédures réglées de l'enquête rationnelle contradictoire), le discours est la figure fondamentale, complexe, du fonctionnement de l'écriture. Il l'est comme la mise en scène d'un dispositif intellectuel et d'une exigence critique, il l'est encore, de manière plus décisive, comme le mode même de la constitution de la pensée philosophique :  de son point de vue, de ses notions, de ses acquisitions, de ses apories.

 

« […] Sur les principes que je viens d'établir, on ne saurait former aucun autre système qui ne me fournisse les mêmes résultats et dont je ne puisse tirer les mêmes conclusions. » (P. 92.) Voilà l'exemple même des effets de circularité, des espèces de pétitions de principe dont ce texte est prodigue, et dont il faut pourtant comprendre le genre de nécessité et de légitimité. Rousseau est constamment en difficultés, et normalement, pourrait-on dire. En effet, comme si le sujet et le raisonnement se dérobaient sans cesse, le paratexte du Discours forme un appareil disproportionné : le titre avec le nom et la qualification de l'auteur (« citoyen de Genève ») ; l'épigraphe, où celui-ci se réclame d'Aristote ; la Dédicace, long morceau oratoire et agressivement rhétorique ; la Préface ; un bref Avertissement sur les notes ; les notes elles-mêmes, nombreuses et souvent fort longues ; enfin la question de l'Académie de Dijon, modifiée comme on l'a vu, puis encore une sorte d'introduction (pp. 61-63).

Insistons particulièrement sur la Dédicace. C'est une adresse signée et datée, un acte officiel, produit et adressé ès qualités, un acte politique, un acte philosophique. Cet acte disqualifie d'avance le jury de Dijon au profit d'un tribunal autrement plus redoutable, tribunal réel et symbolique en même temps, celui de la Patrie, de la République, tribunal choisi et redouté, qui n'acceptera peut-être même pas l'hommage du texte et l'allégeance de la personne (mais qui les accepta). Toutes les affirmations et formules en sont risquées et allusives. Le discours déploie notamment, sur plus de trois pages, un système périodique d'irréels du passé, formant une vaste prétérition et destiné à confesser une faute autrement inavouable : « Si j'avais eu à choisir le lieu de ma naissance, j'aurais choisi […]. J'aurais voulu naître […]. J'aurais voulu vivre et mourir libre […]. J'aurais donc voulu que […]. Je n'aurais point voulu habiter […]. J'aurais donc cherché […]. J'aurais voulu me choisir une Patrie […]. J'aurais cherché un Pays […]. Mais je n'aurais pas approuvé […]. Au contraire j'aurais désiré […]. J'aurais fui surtout […]. Mais j'aurais choisi […] ». Cela conforté par une autre prétérition, celle qui feint d'éluder un discours à ses « Concitoyens éloignés » tout en l'exprimant : « Que si la Providence […]. Si, moins heureux ou trop sage, […], je leur aurais adressé du fond de mon cœur à peu près le discours suivant. ». Cette faute, constamment et implicitement évoquée, c'est bien sûr la fuite ancienne hors de Genève et le reniement de la religion calviniste. Ces formules engagent donc l'ouvrage dans la perspective personnelle de Rousseau et de son histoire. Il y a donc deux fautes, deux événements et non pas un : la perte de l'état de nature et la perte de la citoyenneté genevoise. Les deux événements sont liés par le mouvement qui porte de la Dédicace au texte principal : l'un sort de l'autre, comme si l'accès au plus ancien et générique devait passer par l'événement personnel, et par son aveu. De plus, le lien avec la recherche annoncée est déclaré et il est paradoxal : c'est la recherche abstraite (« en recherchant », p. 41) qui a découvert à Rousseau l'excellence de la République, c'est la recherche qui est l'acte effectif, méritant et réparateur. Enfin une sorte de dialectique s'instaure entre le modèle spéculatif et l'institution réelle. Dans cette dialectique, la République s'idéalise et le modèle se réalise, et l'auteur se disculpe de cette espèce de felix culpa, de cette heureuse faute sans laquelle on n'aurait jamais connu en vérité la nature de l'homme.

 

D'autre part, le rapport entre la Préface et l'introduction du discours proprement dit fait problème. Elles pourraient paraître faire redondance, puisque l'une et l'autre opèrent le déport de la question de l'inégalité à celle de l'homme lui-même, critiquent les philosophes qui ont travaillé la question, énoncent le caractère heuristique de l'analyse. Ces deux textes se correspondent donc, le deuxième reprend le premier, mais ils ne sont pas équivalents.

En effet, l'introduction appartient à l'ordre du discours : elle est résolument oratoire ; elle s'adresse au jury de l'Académie, sur un ton de hauteur ; elle désigne, au-delà du jury, l'Homme comme l'objet du discours et comme son destinataire. La Préface s'adresse aux « Lecteurs ». Elle argumente, de manière plus détaillée et plus articulée. Elle remplit son sens étymologique et sa fonction de préface : elle précède la prise de parole, comme s'il fallait, avant de commencer à parler, avant même de poser la question, briser, de l'extérieur du tribunal, le cercle de cette question et des présupposés qu'elle imposait. La question de l'Académie, la problématique du droit naturel dans laquelle elle pose le problème de l'inégalité, ce problème et le tribunal lui-même sont donc contestés d'avance et de l'extérieur, du point de vue de l'universel des Lecteurs, après avoir été contestés au nom de Genève et de son organisation politique et avant qu'on revienne à l'interpellation de l'Homme en général.

Assurément, poser le problème en ces termes, c'était le résoudre. À un coup de force conceptuel caché Rousseau oppose un coup de force manifeste. En un mot, il joue, entre ces deux passages et ces deux moments, une partie stratégique. Et cela constitue une fiction, c'est-à-dire un développement calculé d'actions, de l'ordre symbolique, dont l'auteur attend certains effets précis au sein de son entreprise polémique.

 

Le mouvement d'ensemble des deux parties, lui aussi, fait difficulté. La première partie est consacrée plutôt à la description et au tableau de l'état sauvage. La deuxième plutôt à l'histoire de la sortie hors de l'état de nature et à celle des périodes qui ont scandé cette histoire jusqu'à nous. La première est plus abstraite, plus spéculative, au moins en apparence, la seconde plus concrète. Mais l'une et l'autre traitent les mêmes problèmes, ceux du passage de l'état de nature à l'état de société.

La transition se fait, au début de la deuxième partie, par le récit de la scène de fondation (« Le premier qui ayant enclos un terrain… »), scène elle-même préparée, à la fin de la première partie, par des déclarations qui annoncent ces « faits » et qui en énoncent d'avance le caractère conjectural. C'est pourquoi ce récit si évocateur, en forme de coup de théâtre et de coup de force, se trouve aussitôt comme dévalorisé et renvoyé à la supposition de progrès antérieurs. L'événement recherché est donc reporté plus haut et même abandonné au profit de l'idée d'une « lente succession d'événements et de connaissances ». Après la scène de fondation, c'est comme si la recherche de l'événement était reprise, mais sous une perspective désormais plus modeste et plus concrète. Cependant, non seulement cette scène aura ramené le problème au niveau de l'apparition de la propriété mais le théâtre spéculatif tout entier est devenu plus visuel et sa logique plus dramatique. Il est question maintenant, de manière plus précise, des modes de vie, des pratiques de nourriture, de chasse, des usages sociaux. D'autre part, cette deuxième partie produit des périodisations, c'est-à-dire des modes de structuration de la fable qui articulent séparément des durées définies chacune autour d'un événement « révolutionnaire », et qui concilient ainsi les logiques de la continuité et de la rupture :

— p. 97. « L'époque d'une première révolution qui forma l'établissement et la distinction des familles, et qui introduisit une sorte de propriété ».

— p. 99. « Tout commence à changer de face ». Les liens s'établissent entre les familles. C'est « le degré où étaient parvenus la plupart des peuples sauvages qui nous sont connus ». État et période heureux, moment d'arrêt et de contemplation avant le dernier terme.

— p. 101. La « grande révolution » de la métallurgie et de l'agriculture, la question du comment et la supposition de « la circonstance extraordinaire de quelque volcan » (p. 102). Désormais (p. 103), dès que la rupture, décisive mais non première, a pu être conjecturée, on entre dans des processus linéaires. Tableau du « genre humain placé dans ce nouvel ordre des choses » (p. 104).

— p. 107. Moment de la légalité, premier contrat de société, naissance de l'éloquence, dialogue articulé entre les humains. Ici se produit la deuxième scène, celle du discours du « riche pressé par la nécessité » (p. 106-107). Tableau de ce nouvel état, au conditionnel de la prétérition (pp. 118-119).

— pp. 120-121. Apparition du despotisme. Retour à l'égalité originelle mais comme perversion, au sein d'une sorte de dialectisation.

— pp. 121-124. Rétrospection, dernière et explicite opposition entre « l'homme sauvage et l'homme policé ». Dernière mise en évidence du mouvement de l'histoire. Dernière raison de cette conjecture, en forme d'aveu de la méthode : « puisqu'il est manifestement contre le Loi de Nature, de quelque manière qu'on la définisse, qu'un enfant commande à un vieillard, qu'un imbécile conduise un homme sage, et qu'une poignée de gens regorge de superfluités, tandis que la multitude affamée manque du nécessaire. »

Tout se passe donc comme si Rousseau produisait un déplacement de perspective entre les deux parties. Il traite toujours le même problème, à savoir celui des médiations entre l'état de l'homme naturel et l'état de l'homme social mais plutôt d'abord sur un plan conceptuel et ensuite sur le plan d'une histoire dramatique. Ainsi le problème de l'apparition du langage sur lequel la première partie avait achoppé (pp. 78-81) est-il repris à nouveaux frais (pp. 97 et 98). Comme si les figurations narratives étaient finalement plus puissantes, plus compréhensives et plus explicatives, plus suggestives à l'égard d'un fait non autrement accessible que par toutes les figures de la désignation.

 

Derrière tout événement et derrière la difficulté à le raconter, il y a le problème du premier événement. Quel est cet événement premier et problématique ? C'est celui de la formation du lien social et même de toute espèce de lien entre les hommes. À chaque instant, Rousseau est amené à récuser tel événement donné comme primordial par les autres penseurs : l'institution de la propriété, l'apparition de l'agriculture (p. 75), la formation du lien familial (p. 76)[21].

Dès la première partie, Rousseau est donc à la recherche de cet événement originaire et on le voit remonter ainsi du partage des terres à celui de l'origine des langues, auquel il achoppe (p. 76-81). En somme, quand il trouve un événement qui paraît de nature à être fondamental, il ne parvient pas à le décrire, c'est-à-dire à le déterminer. Pourquoi ce moment est-il introuvable ? Parce que le fait de le trouver constituerait en raison pure et simple la société humaine, et que celle-ci ne peut avoir de raison pure et simple, entendons de cause déterminante au sein d'une consécution logique ou historique. Ou, du moins, il faudrait que cet événement soit purement symbolique, c'est-à-dire qu'il se produise uniquement dans la sphère de l'humanité elle-même, entre les seuls hommes, dans le seul lieu où puisse se former ce lien propre et exclusif à l'humanité. Ce qui se passe dans la pensée commune des hommes, ou plutôt ce qui a constitué une fois et ce qui constitue toujours leur communauté, ne peut se penser que comme représenté dans l'espace symbolique d'une scène imaginaire.

C'est pourquoi, se portant à l'autre extrémité de la logique aristotélicienne du drame, la recherche de Rousseau est amenée à supposer une circonstance, c'est-à-dire, délibérément, un événement tout à fait extérieur et incommensurable à la pensée humaine et à sa raison, dépourvu de toute puissance réellement et simplement causale, par exemple « la circonstance extraordinaire de quelque Volcan qui, vomissant des matières métalliques en fusion, aura donné aux Observateurs l'idée d'imiter cette opération de la Nature » (p. 102)[22]. Il faut donc supposer une dialectique de la circonstance qui peut s'analyser comme une action réciproque entre l'événement et la longue durée, entre l'accumulation quantitative du temps et le saut qualitatif qui affecte les choses et les êtres de la nature[23] :

C'est dans cette lente succession des choses que [tout lecteur attentif] verra la solution d'une infinité de problèmes de morale et de Politique que les Philosophes ne peuvent résoudre. […] Il expliquera comment l'âme et les passions humaines s'altérant insensiblement, changent pour ainsi dire de Nature ; pourquoi nos besoins et nos plaisirs changent d'objets à la longue ; pourquoi l'homme originel s'évanouissant par degrés, la Société n'offre plus aux yeux du sage qu'un assemblage d'hommes artificiels et de passions factices qui sont l'ouvrage de toutes ces nouvelles relations, et n'ont aucun vrai fondement dans la Nature. (P. 122.)

Cette dialectique se décrit par les concepts médiateurs de période, époque, intervalle et surtout par celui de révolution. Mais évidemment elle trouve sa nécessité dans la relation posée par Rousseau entre le principe de perfectibilité, sans lequel on ne saurait comprendre l'histoire de l'espèce, et celui de l'irréductibilité du pas à franchir par et pour la mise en action de cette perfectibilité, sans lequel on ne saurait maintenir le caractère contingent du lien social en général et notamment de celui qui prévaut actuellement.

Après avoir montré que la perfectibilité, les vertus sociales, et les autres facultés que l'homme Naturel avait reçues en puissance, ne pouvaient jamais se développer d'elles-mêmes, qu'elles avaient besoin pour cela du concours fortuit de plusieurs causes étrangères qui pouvaient ne jamais naître, et sans lesquelles il fût demeuré éternellement dans sa condition primitive ; il me reste à considérer et à rapprocher les différents hasards qui ont pu perfectionner la raison humaine, en détériorant l'espèce, rendre un être méchant en le rendant sociable, et d'un terme si éloigné amener enfin l'homme au point où nous le voyons. (P. 92.)

En fait, l'idée en était posée dès le sein de la première partie (p. 71), avec le principe de la liberté : c'est dans ce principe, originel et distinctif de l'homme, que se fonde sa capacité à déroger, sans détermination et à l'occasion de la circonstance, à « la règle qui lui est prescrite » (p. 73)[24]. D'une certaine façon, par cette autre felix culpa, l'homme a aliéné librement sa liberté, et c'était là sans doute l'épreuve et la preuve nécessaires de cette liberté. En effet, par une sorte de théodicée de la Nature et comme Leibniz le faisait en faveur de Dieu, il fallait bien exonérer la Nature de toute responsabilité dans le malheur de l'homme : au contraire elle est conçue ici comme ayant veillé à la fois à ce que l'homme demeure dans son état de bonheur et à le pourvoir des moyens qui lui permettraient de vivre en société. La Nature est douée d'une intention et d'un dessein, d'une providence « très sage » (p. 82) : c'est un personnage, dont les apparitions instituent et sauvegardent la rationalité cosmologique et éthique du théâtre du monde et du drame qui s'y déroule[25].

 

Si le discours, philosophique ou historique, consiste dans l'exposé suivi de raisons et/ou d'événements, alors il n'y a pas chez Rousseau de discours de ces événements et de ces raisons, et il ne peut y en avoir. Il lui faut donc inventer ici un mode du discours qui ne suive pas la définition connue qu'on vient de donner, qui s'invente au besoin de sa critique, un discours qui raconte un ou des événements en leur ôtant le caractère et le sens habituels de l'événement, un discours paradoxal et contradictoire, en somme un discours qui à chaque instant de son développement, et non par une loi de ce développement, expose et exprime la tension unique et simple qui anime la critique de Rousseau, celle-ci : il faut que ce qui est ait commencé un jour et il faut que cela pourtant n'ait eu aucune raison d'avoir commencé.

La dialectique de Rousseau est donc exactement la pensée et la logique de la médiation, non par la création d'un fait ou d'un concept intermédiaires mais par le maintien à vif du travail productif de la contradiction. C'est pourquoi il privilégie la notion et l'image des « obstacles de la Nature » (p. 95) : elles expriment pour la compréhension du devenir de l'homme non pas un événement ou un concept facteurs de dépassement mais la résistance, opposée par la Nature même, aux effets inévitables de la perfectibilité de l'homme. En somme, tout fait obstacle à un être qui est perfectible : s'il n'y avait la perfectibilité et les obstacles qu'elle se donne nécessairement, l'homme serait resté et subsisterait dans la stabilité[26]. En un mot, la dialectique de Rousseau n'est pas progressive, totalisante et triomphante comme le sera celle de Hegel, mais l'expression et la figure poétique — la « figure » principale de son discours, au sens de la rhétorique — de la difficulté constamment présente qu'il éprouve à construire son anthropologie. Car tout fait obstacle aussi au discours et à sa constitution.

Le style de l'anthropologie fictionnelle et ses figures

Pour penser l'homme suivant l'exigence de la moralité, Rousseau doit entrer dans des figurations secondes, c'est-à-dire dans le catalogue d'une rhétorique, au sens qui a été dit plus haut, effectivement active.

La prétérition, la formule polémique, la prise à témoin, l'hypotypose sont, pour ainsi dire, les figures naturelles de son discours. La première vise indirectement des faits inaccessibles autrement que par allusion ; la seconde manifeste, comme le dit J. Starobinski, « le spectacle d'une pensée armée », d'une raison dialectique subtilement subversive et rusée, agressive et éventuellement brutale ; la troisième convient directement à la fiction fondamentale du judiciaire mais aussi aux lois du débat contradictoire qui sont celles du discours philosophique à la recherche de la vérité ; la quatrième est la figure privilégiée de l'évocation, comme évidence, de ce qui ne peut être que figuré. Elle commande l'esthétique des tableaux et des scènes ainsi que le réseau des verbes et du lexique de l'évidence : voir et faire voir, méditer, apercevoir et concevoir, regarder[27].

Dans ce Discours et chez Rousseau en général, le paradoxisme est comme le régime normal de la pensée. Ainsi des deux paradoxes de la Dédicace (pp. 41-45) :

— comment penser l'idée d'une patrie choisie, c'est-à-dire d'une naissance assumée, d'une patrie décidée et suivant l'esprit ?

— comment celui qui parle a-t-il pu abandonner la situation si remarquable d'être l'enfant d'une patrie où les frères sont des citoyens, égaux et libres ?

Mais, justement, c'est parce que la patrie a été abandonnée et reniée qu'elle a à être choisie à nouveau, c'est parce qu'elle est patrie selon l'esprit et selon la liberté qu'elle peut être reniée et choisie, et même qu'elle doit l'être, par l'un de ses enfants, perdu, élu et sacrifié. La Dédicace est donc bien ainsi un acte institutionnel et instituant, l'acte rhétorique d'un aveu, d'une confession, d'une parole qui reconnaît tout à la fois la nature de la République de Genève et sa place dans l'histoire de l'espèce — la place du gouvernement élu. Parce que, reconnaissant la faute, non seulement ce texte la rachète mais il établit cette nature de la République et la possibilité pour l'espèce entière de constituer librement une nouvelle alliance. Le paradoxe pense donc contre une certaine raison parce que sa raison intime est contradictoire. C'est une arme de la critique, en ce qu'il déstabilise les certitudes et l'esprit de l'évidence, cet esprit de l'évidence qui est le meilleur garant de la pérennisation de l'état des choses tel qu'il existe. Car c'est exactement cet esprit que Rousseau entend subvertir, en ce qu'il dit : « Ce qui est est comme il est, depuis toujours et pour toujours. » Évidence contre évidence : évidence seconde de la nature première de l'homme contre évidence première selon laquelle l'état actuel de l'homme serait sa nature première, évidence conquise donc par la raison poétique. La doxa est l'état actuel de la pensée humaine, en tant que celle-ci a dégénéré et qu'elle peut être régénérée. C'est contre elle qu'il faut aller. Elle est devenue immédiate à force d'avoir duré, alors que l'exercice de la pensée suppose des constructions réglées et conscientes, en vue d'une nouvelle évidence. Ainsi la pensée ne consiste-t-elle pas à retourner à un état préréflexif de l'humanité mais au contraire à pousser la réflexion au-delà de la réflexion actuelle, implicite et imposée, comme Rousseau le fera plus tard avec l'Émile et le Contrat social.

Enfin, le style périodique est encore une forme essentielle de ce discours. La période figure et mime, au niveau de la phrase, le souci de la rigueur, de la logique, de la beauté fonctionnelle et harmonieuse dans la recherche des lois de la nature. Elle garantit le caractère auto-réglé de la démarche de l'esprit dans la découverte des points de vue que son propre mouvement lui procure successivement sur la nature de l'homme, garantie d'autant plus nécessaire que cette pensée est heuristique et évidemment aventureuse. Mais elle exprime aussi et représente la puissance d'entraînement et d'adhésion du discours dans cette recherche et par là elle l'instaure, par exemple à travers toutes les reprises anaphoriques. L'éloquence est ici la forme poétique de l'anthropologie philosophique. Elle est l'une des opérations particulières de la raison, la forme critique et politique de la spéculation : elle est tout à la fois mouvement rationnel de constitution de la vérité, performance, actes de la conviction, implication personnelle, explicite et revendiquée.

Littérature et sciences de l'homme

Le problème de leur rapport avec la littérature rebondit actuellement dans les sciences de l'homme, selon des formulations certes diverses. Plus exactement, ce qui se fait jour, dans le sein même des sciences humaines et sans que la littérature elle-même y soit au départ pour quelque chose, c'est l'idée que « l'écriture des sciences de l'homme » fait problème, en tant que telle[28]. Témoin trois perspectives d'ethnologues, entre autres, qui marquent de manière significative et à des moments différents l'expression de ce problème.

Dans l'« Ordre du jour » qui termine sa Guerre des rêves, Marc Augé précise sa notion d'ethno-fiction[29] :

L'ethno-fiction pourrait se définir à partir de ces deux points de vue : d'une part, tentative d'analyser le statut de la fiction ou les conditions de son apparition dans une société ou à un moment historique particulier ; d'autre part, tentative d'analyser les différents genres fictionnels, leur rapport avec les formes de l'imaginaire individuel ou collectif, les représentations de la mort, etc., dans différentes sociétés et différentes conjonctures. (P. 178.)

D'une part, il assigne aux procédures régulatrices de l'imaginaire une fonction capitale dans l'instauration des représentations sociales. C'est ainsi que, pour étudier les représentations des Alladian et des Pumé, ou la guerre des images en Amérique du Sud, il lie, dans ce même livre, trois « poétiques », celles du rêve personnel, du récit chamanique et du récit littéraire. En même temps, il travaille sur l'avènement de la notion et des pratiques de la littérature vers l'an mil en Occident, en liant cet avènement à celui des pratiques autobiographiques. D'autre part, il évoque ainsi l'écriture de l'ethnologue, et il confère à l'anthropologie un statut fictionnel, cela sous le nom de l'ethno-fiction, qu'il rattache explicitement au genre de la science-fiction.

Avec Clifford Geertz, voici peut-être un tout autre symptôme du problème actuel de l'anthropologie et de l'espèce de litige qu'elle entretient avec la littérature[30]. Ici, la réflexion épistémologique s'articule encore autour de la notion de l'altérité. En effet, pour Geertz, le problème épistémologique de l'ethnologue, en tant que son métier l'assigne à l'expérience et à la connaissance de l'altérité — à cette connaissance par expérience et comme altérité, sans perdre de l'altérité justement son altérité —, c'est celui, d'abord, d'être crédible. Non pas exact, ou objectif ou réfutable, mais bien crédible. Et pour lui, cette crédibilité, qu'il s'agisse de Lévi-Strauss, Evans-Pritchard, Malinowski ou Benedict, est affaire de style, c'est-à-dire des procédures personnelles d'une écriture particulière : l'anthropologue est un auteur et son autorité, comme scientifique, tient à son style. Or cela, dirait « le littéraire », c'est également et précisément le problème des poètes, de Nerval et de Rimbaud par exemple, en tant qu'ils rapportent des nouvelles de l'altérité. C'est même celui d'un romancier comme Flaubert, si l'on admet que cet auteur, prétendument réaliste au sens banal du terme, nous rapporte des nouvelles de cette altérité que nous avons pourtant sous les yeux et qui nous défie de son irréductible objectivité, à savoir la pure et simple réalité.

Dans les Tristes Tropiques de Claude Lévi-Strauss, la nécessité épistémologique de l'identification à l'autre et les marques de la pitié qui est l'affect propre de cette identification, l'écriture des confessions comme forme littéraire de la désassimilation à soi et à sa civilisation, tout cela détermine des procédures littéraires. Se désassimiler de soi-même et s'assimiler à l'autre, ce sont des exercices de l'imaginaire, qui se pratiquent dans le récit lyrique d'un voyage à l'ailleurs et d'une autobiographie intellectuelle. En même temps, ce récit revient à la forme ancienne d'avant la séparation dans les Lettres, celle du voyage philosophique. En somme, ce qui compte alors chez Lévi-Strauss, c'est moins la pertinence ou non de son « rousseauisme », selon la critique qu'en fait Michèle Duchet, que le double mouvement de nostalgie qui l'anime à l'égard des formes premières de l'humanité — comme Rousseau —, et à l'égard d'une forme native de la pensée ethnologique — que représente à ses yeux le deuxième Discours[31].

Dans cette perspective, il faudrait alors entendre les origines fictionnelles de l'anthropologie suivant deux sens. D'abord, la matière anthropologique aurait partie liée avec celle de la fiction littéraire, par les origines communes de leur histoire à chacune, et alors cette histoire concernerait les fondements épistémologiques des études littéraires comme ceux des sciences de l'homme. Mais aussi ces origines communes feraient l'objet d'une sorte récit mythique implicite, c'est-à-dire cette fois d'une fiction fondatrice[32]. Si ces deux sens étaient vérifiés, le nom et l'œuvre de Rousseau intéresseraient particulièrement les deux disciplines, parce qu'ils attestent une pratique de et une réflexion sur les conditions de possibilité des sciences de l'homme et sur celles de l'imagination littéraire, mais aussi parce qu'ils font mémoire d'un temps héroïque où la littérature connaissait de l'homme et où l'anthropologie l'imaginait, quand elles avaient à voir ensemble, de manière « toute naturelle », dans les Lettres.

C'est cette sorte de faits que les « littéraires » ne peuvent manquer d'observer avec intérêt, de leur fenêtre et de leur point de vue un peu particulier. Tenants et pratiquants d'une discipline elle-même éclatée et plutôt mal assurée de ses fondements et de ses propres origines, ils ne souhaitent pas intervenir dans les débats de l'anthropologie et encore moins dans la définition des fondements et des moyens de son épistémologie. Simplement, ils ont peut-être quelque chose à dire sur des problèmes qui tiennent aussi à la propre histoire de leur discipline et aux représentations que celle-ci a d'elle-même. C'est pourquoi il faut certainement surmonter les ignorances mutuelles et les coupures arbitraires, à condition de garder le souci des distinctions disciplinaires nécessaires.

À condition aussi de distinguer les trois brins entrelacés du lien qui les unit, et qui peut-être les entrave : celui qui appartiendrait, dans les préoccupations communes de nos disciplines, à la recherche épistémologique de leurs fondements, y compris historiques ; celui qui relèverait du mythe des origines ainsi que de la nostalgie qui s'y attache envers le temps perdu de leur unité heureuse au sein des Lettres ; et enfin celui qui tiendrait au retour d'une sorte de refoulé. Car, dans la période qui apparemment s'achève, les études littéraires comme l'anthropologie pourraient bien avoir oublié en chemin la douleur et la joie, les affections et l'histoire, les valeurs et les conflits des humains, c'est-à-dire les problèmes que leur vaut leur trop pure et simple, leur trop réelle existence.

Pierre Campion

 


NOTES

[1] Cet article est issu d'une intervention au Collège International de Philosophie, prononcée en avril 1998 dans le séminaire de Francis Affergan sur les origines fictionnelles de l'ethnologie.

[2] Ainsi Voltaire (Dictionnaire philosophique), cité par J. Rancière : « un de ces termes vagues si fréquents dans toutes les langues », qui « désigne dans toute l'Europe une connaissance des ouvrages de goût, une teinture d'histoire, de poésie, d'éloquence, de critique » (Jacques Rancière, La Parole muette. Essai sur les contradictions de la littérature, Hachette, 1998, p. 9). Le même J. Rancière explicite ainsi : « La définition de Voltaire s'inscrit dans l'évolution de cette res litteraria qui, à la Renaissance et au Grand Siècle, signifiait la connaissance érudite des écrits du passé, qu'ils fussent de poésie ou de mathématiques, d'histoire naturelle ou de rhétorique. » (Ibid., p. 10.)

[3] Marc Fumaroli, L'Âge de l'éloquence. Rhétorique et « res literaria » de la Renaissance au seuil de l'époque classique, Droz, 1980, rééd. Albin Michel, 1994.

[4] Paul Bénichou, Le Sacre de l'écrivain 1750-1830. Essai sur l'avènement d'un pouvoir spirituel laïque dans la France moderne, José Corti, 1985.

[5] Voir Michel Foucault, Les Mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Gallimard, 1966, p. 103.

[6] Michèle Duchet, Anthropologie et Histoire au siècle des Lumières, Maspero, 1971, réédité par Albin Michel, 1996. De son côté, qui est celui de la philosophie, Victor Goldschmidt se livre à un examen approfondi de l'anthropologie de Rousseau, à travers sa somme sur les deux Discours : Anthropologie et politique. Les principes du système de Rousseau, Vrin, 1974.

[7] Le Discours est écrit pour l'une des ces académies qui sont parmi les institutions privilégiées de « la République des Lettres ». Sur les académies, voir Daniel Roche, Le Siècle des Lumières en province : académies et académiciens provinciaux (1680-1789), Mouton, 1978, rééd. aux éd. de l'EHSS, 2 vol., 1989.

[8] Claude Lévi-Strauss, « Jean-Jacques Rousseau, fondateur des sciences de l'homme », dans Anthropologie structurale Deux, Plon, 1973, pp. 45-56. Michèle Duchet a produit une critique de ce texte et du « rousseauisme » en général de Lévi-Strauss dans « Le Rousseauisme de Claude Lévi-Strauss ou le territoire de l'ethnologue » (Le Partage des savoirs. Discours historique, discours ethnologique, La Découverte, 1984). Cette critique porte essentiellement sur l'opposition que Lévi-Strauss postule entre les deux Rousseau, du Discours et du Contrat, et sur sa volonté d'ignorer la problématique politique et historique de Rousseau.

[9] « Si nous pouvons éclairer cette expérience [de l'ethnologue] par celle de Rousseau, n'est-ce pas que son tempérament, son histoire particulière, les circonstances, le placèrent spontanément dans une situation dont le caractère ethnographique apparaît clairement ? » (C. Lévi-Strauss, op. cit., p. 48.)

[10] Les références renverront au texte et à la pagination de l'édition de Jean Starobinski publiée d'abord en 1965 dans la collection de La Pléiade, et telle qu'elle a été reprise et augmentée dans la collection Folio-Essais, Gallimard, en 1985.

[11] C'est cette carence qui, à un tout autre point de vue et avec de tout autres moyens, inspire plusieurs pièces de Marivaux, et notamment La Dispute (1744). L'expérimentation (par exemple pour savoir qui fut le premier infidèle, de l'homme ou de la femme) est doublement fictionnelle, comme l'argument même de la pièce et comme expérience imaginaire faite au théâtre.

[12] Cf la note de J. Starobinski, pp. 219-220. Il cite l'expression du président de Brosses « casser les vitres » et les dénégations de Rousseau par la suite, rejetant sur Diderot l'outrance de ces passages.

[13] Au moment des Confessions, elle se fera par l'histoire fictionnelle de soi-même ; au moment des Rêveries, par l'écriture de la prose lyrique.

[14] Francis Affergan, La Pluralité des mondes. Vers une autre anthropologie, Albin Michel, 1997, p. 46. De manière significative, le titre fait allusion à Fontenelle.

[15] C'est peut-être ce que F. Affergan appelle « l'opacité » de l'objet anthropologique. C'est pourquoi il demande « des modèles épistémologiquement fondés, [qui] devraient se concevoir à tout le moins comme des mondes, c'est-à-dire comme tout ce qui a lieu, qui peut avoir lieu ou qui pourrait avoir lieu » (op. cit., p. 50).

[16] D'une manière générale, les mythes (ici, ceux de la statue de Glaucus, des scènes fondatrices, de la société comme un édifice, de l'homme enfermé selon la Fable des Abeilles…) ne remplissent pas seulement une fonction explicative. C'est la forme pour ainsi dire native du récit des origines, comme la seule propre à en sauvegarder ensemble l'obscurité et la crédibilité, c'est-à-dire le genre de sa vérité. Ainsi la « recherche » elle-même est-elle représentée comme chemin à parcourir à travers les temps perdus, longue marche à effectuer de compagnie par l'auteur et par le lecteur attentif, « en découvrant et suivant les routes oubliées et perdues qui de l'état Naturel ont dû mener l'homme à l'état Civil » (pp. 121-122).

[17] Voir la remarque de J. Starobinski, éd. cit., p. 173.

[18] Observons encore une fois l'abandon de l'image que proposait l'Académie (celle de la source) au bénéfice de celle des fondements : celle-ci rejette le fait d'une détermination a priori au profit de la pensée de l'archéologie qui recherche ce qui fonderait en raison, en morale, en droit, en nature, l'état de choses actuel, et justement ce qui ne le fonde pas.

[19] J. Starobinski évoque (ibid., p. 224) une triple généalogie : de la raison, du mal, de la société.

[20] Ainsi Mandeville, l'auteur de La Fable des Abeilles, doit-il « sortir […] de son style froid et subtil, pour nous offrir la pathétique image d'un homme enfermé qui aperçoit au dehors une bête féroce, arrachant un enfant au sein de sa mère […] » (pp. 84-85).

[21] Les autres penseurs rapportent le lien entre les hommes à des déterminations (découvertes des techniques, de la famille, de l'agriculture ; état de guerre…). Rousseau refuse les déterminations et fait précéder tous ces événements prétendument fondateurs par celui qui les conditionnerait tous à ses yeux, sans les déterminer.

[22] Ici, la circonstance articule entre eux deux ordres séparés et deux raisons de la Nature, l'ordre des hommes et l'ordre des choses.

[23] Chez Buffon, la longue durée est un postulat de l'histoire naturelle (cf M. Duchet, 1984, p. 17), chez Rousseau, c'est un postulat de sa dialectique de l'humanité et donc de sa critique sociale.

[24] Dès lors est posé le principe du futur contrat : c'est par un acte symbolique, non déterminé et portant sur leur liberté, que les hommes pourront fonder une société réellement humaine.

[25] Peut-être la Nature chez Rousseau, comme les dieux chez Aristote, n'est-elle que la supposition, la fiction, nécessaires et minimales, produites pour garantir ce genre de rationalité.

[26] Les passions (p. 73) représentent le déploiement des désirs qui naissent des besoins que l'homme développe en présence de ces obstacles. Ainsi l'obstacle est bien ce qui se constitue comme tel, à tel moment du développement de l'homme.

[27] Selon Fontanier, « l'hypotypose peint les choses d'une manière si vive et si énergique, qu'elle les met en quelque sorte sous les yeux, et fait d'un récit ou d'une description, une image, un tableau, ou même une scène vivante ». Si, comme le dit F. Affergan (op. cit., p. 44), « l'essentiel est de bien montrer, et, par voie de conséquence, de bien voir », alors l'hypotypose est une figure privilégiée de la poétique fictionnelle de Rousseau et de son anthropologie poétique.

[28] Cf le titre et le contenu de la revue Communications : « L'Écriture des sciences de l'homme », n° 58, Seuil, 1994.

[29] Marc Augé, La Guerre des rêves. Exercices d'ethno-fiction, Seuil, 1997.

[30] Clifford Geertz, Ici et Là-bas. L'anthropologue comme auteur, Métailié, 1996. Titre original : Works and lives: The Anthropologist as Author, Stanford University, 1988.

[31] Dans le mythe fondateur que Lévi-Strauss raconte, il y a aussi une figure tutélaire : « La dette de l'ethnologue envers Rousseau se trouve accrue du fait que, non content d'avoir avec une précision extrême situé une science encore à naître dans le tableau des connaissances humaines, il a, par son œuvre, par le tempérament et le caractère qui s'y expriment, par chacun de ses accents, par sa personne et par son être, ménagé à l'ethnologue le réconfort fraternel d'une image en laquelle il se reconnaît et qui l'aide à mieux se comprendre, non comme une pure intelligence contemplatrice, mais comme l'agent involontaire d'une transformation qui s'opère à travers lui, et qu'en Jean-Jacques Rousseau, l'humanité entière apprend à ressentir. » (Discours de 1962, op. cit., p. 47.)

[32] Je dois cette distinction, entre les fondements épistémologiques de la discipline d'une part et ses mythes fondateurs d'autre part, aux remarques et suggestions formulées par Francis Affergan au cours de ce séminaire. S'agissant de Rousseau, ce mythe profus nous raconte, suivant les narrateurs et les moments, la solitude du héros et les complots qu'il suscita, la radicalité de sa pensée, ses amours paradoxales et l'abandon de ses enfants. Évidemment, les écrits autobiographiques de l'auteur ont contribué à former ce mythe et, jusque chez Sartre, son modèle agira, celui d'une existence non conformiste et valant critique par elle-même, d'un homme qui se veut quelconque, rigoureusement et orgueilleusement, d'un écrivain qui méprise la littérature.


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