Alain Roussel : Note de lecture sur le livre de Jean-Claude Barbé, Bientôt l'éternité m'empêchera de vivre. Mis en ligne le 20 décembre 2021. Cet article est repris du site En attendant Nadeau. © : Alain Roussel. Jean-Claude Barbé, Bientôt l'éternité m'empêchera de vivre, préface de Pierre Vandrepote, avec la correspondance d'André Breton, Le Réalgar, 2021. Le poème pour tout bagageRares sont ceux qui connaissent la poésie de Jean-Claude
Barbé (1944-2017). Pourtant, en 1960 il vient d'avoir seize ans et entretient
déjà une correspondance avec André Breton – lettres en fac-similés à la
fin de l'ouvrage – qui sut reconnaître aussitôt, aux quelques textes
qu'il avait reçus, la marque d'un authentique poète : « Je n'ai pas
oublié les impatiences que l'on connaît à votre âge quand on est né poète et
que le langage est tout avivement du désir. J'aime le mouvement et la couleur
de ces textes que vous me faites lire… » Barbé publiera quelques poèmes
dans des revues surréalistes, La Brèche et l'Archibras, et figurera dans
l'« Anthologie de la poésie surréaliste », chez Seghers. Puis, à partir de
1968, le silence. Le silence ? Durant toute sa vie, jusqu'à son décès en 2017, Barbé aura écrit des poèmes quasiment tous les jours, préférant, plutôt que de les confier à une maison d'édition, les publier lui-même à quelques exemplaires en vue d'une circulation très confidentielle. C'est dire si la parution de ce livre, Bientôt l'éternité m'empêchera de vivre, aux éditions le Réalgar, sera une découverte pour les amoureux de la poésie. Le choix opéré parmi des milliers de poèmes est celui de son ami de jeunesse, le poète Pierre Vandrepote, et nul mieux que lui n'était à même d'en écrire la préface qui éclaire subtilement, avec émotion et justesse, un homme et son œuvre. Lire Jean-Claude Barbé c'est se poser de nouveau la question
de la poésie. Quels liens entretient-elle avec le réel ? Selon les
tempéraments qui l'incarnent, elle peut le courtiser, flirter avec le banal, le
tourner en dérision, le décortiquer, le dignifier, l'exorciser à la manière de
Michaux, s'insurger contre « le peu de réalité » (Breton) ou
s'en éloigner à plus ou moins grande distance, vers l'imaginaire où tout est
possible. C'est dans cette dernière voie que s'engage Jean-Claude Barbé. Peu
lui chaut la prétendue réalité et ses contraintes qu'il assumera pourtant,
comme chacun, dans la vie quotidienne. Il sait de toute façon que le réel n'est
qu'un aspect de la réalité limité par la capacité de nos sens et que
l'imaginaire, aussi subjectif qu'il puisse paraître, existe à part entière,
qu'il est même, comme l'écrivait le poète surréaliste trop oublié, Jehan
Mayoux, « l'une des catégories du réel et réciproquement ». Douée
d'un sixième sens, l'imagination créatrice affirme que les choses ne sont pas
ce qu'elles sont, ou que nous croyons qu'elles sont.
Elle introduit le doute et la possibilité, grâce à un autre usage du langage,
de les voir autrement, dans une sorte de fluidité originelle qui se prête à
toutes les métamorphoses. Barbé regarde le monde par les yeux de sa langue
avide de beauté et d'harmonie, où tout s'invente et se réinvente en cadence à
chaque instant. Aussi la poésie de « ce rêveur définitif » sera-t-elle,
en vers libres ou en formes fixes – alexandrins surtout –, d'une
totale liberté dans la création d'images où l'humour et l'autodérision sont
loin d'être absents. Nul ne s'étonnera, en le lisant, qu'au plafond « les
bateaux pendent comme des lustres », que la campagne soit « verte
avec des cils dorés », que les radis soient « en culottes courtes »,
qu'un crabe se déguise en « compteur à gaz », que les passereaux
prennent « la voix des éléphants », que l'on puisse inventer « des
averses de roses ». S'il est une vie en poésie, à l'écart de « Ces
mondes vaniteux dont la vue nous ennuie », c'est la sienne. Ce poète « de
la plus haute tour » a fait du poème son univers, le lieu de son bonheur
d'exister, respirant au rythme des vers et des sonorités qui naissent sous sa
plume très aérienne – sans jeu de mots –, scrutant la
« merveille », à l'affût de l'imprévisible image qui viendra soudain
le combler : « Oui, pour moi c'est un fait étonnant, quoique
quotidien, que le miracle d'un poème écrit pour l'amour de la poésie et
uniquement pour cet amour, s'accomplisse », dit-il un jour à Pierre
Vandrepote. Sa poésie est une poésie amoureuse de la poésie. Cela ne l'empêche
pas d'observer le réel, de se mettre à l'écoute : Vers qui dois-je tourner mon visage Le mur Me regarde étonné d'être pris au sérieux Je suis seul à voir dans la pierre des yeux Le seul à t'écouter vieux manoir qui murmures Mais c'est pour ensuite l'accueillir, lui donner une
langue dans le poème : Tout ce qui dans le cadre étroit de nos fenêtres Attire les regards aimante les esprits Tout cherche à devenir ces quelques mots écrits Pour répondre à la voix sourde qui les fait naître Dans le voyage qu'il entreprend chaque jour, dès l'aube,
Jean-Claude Barbé n'a pas d'autres bagages que ses rêves, même s'il en perd un
peu en cours de route. L'espace ne lui est d'aucune gêne et il peut vous écrire
sans bouger de Brooklyn, de Tombouctou, de Rangoon, de Mexico, du Pérou, du
Soudan, du golfe du Bengale, de la porte Saint-Martin, du pont de l'Arsenal et
même « d'une embarcation rudimentaire soumise aux humeurs du
vent », mais il écrit surtout de « Nulle Part dont aucun atlas
ne fait mention ». Il peut aussi voyager dans le temps. Son écriture
devient alors narrative et il nous raconte en quelques strophes des légendes et
des histoires fabuleuses où « Le fleuve se souvient d'avoir été un
chêne » et « La montagne faisait l'amour à la vallée ».
Que ce poète soit aujourd'hui presque complètement inconnu
n'a rien d'étonnant : de son vivant, il n'aura rien fait pour se faire
connaître. Ce n'est pas qu'il méprisât son éventuel lecteur auquel il revient,
écrit-il, d'insuffler aux mots prisonniers de la page « le goût de
vivre ». Mais il était inapte aux gesticulations qu'impliquait pour
lui la recherche d'un éditeur et d'une reconnaissance. Ce livre posthume est
une quintessence d'une œuvre de grande ampleur. Qu'il soit une porte ouverte et
que des « vents bienveillants » viennent souffler sur ces feuillets ! Alain Roussel |