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Alain Roussel : Compte rendu du livre d'Henri Béhar, Alléluia ! Je parle hébreu sans le savoir.
Mis en ligne le 5 septembre 2021.

© : Alain Roussel.

Ce commentaire a été publié d'abord dans la revue Europe, n° 1109-1110, septembre-octobre 2021.


Henri Béhar
Alléluia ! Je parle hébreu sans le savoir
éditions Non Lieu

Henri Béhar, à qui nous devons par ailleurs des études très documentées sur Alfred Jarry, André Breton et le mouvement Dada, sans oublier le Centre de Recherches sur le Surréalisme devenu en 2013 l'Association pour la Recherche et l'Étude du Surréalisme (APRES) qu'il préside, avec ses prolongements sur le site Mélusine, est certainement un grand connaisseur de la langue et l'un des plus savants. Il a fondé et dirigé le Centre de recherches Hubert de Phalèse, une équipe de recherche destinée, à promouvoir les études littéraires assistées par ordinateur, et a consacré un ouvrage à ses travaux de linguistique quantitative, « La littérature et son golem ». C'est dire si son nouveau livre, « Alléluia ! Je parle hébreu sans le savoir », avec ses 150 mots français issus de l'hébreu, nous invite à un voyage érudit où l'étymologie côtoie l'Histoire et la littérature, avec de nombreuses citations d'écrivains venant de toutes les époques, y compris la contemporaine, mariant ainsi synchronie et diachronie au fil des vocables qu'il a choisis. L'objectif qu'il s'est donné est de montrer, s'il en était besoin, que la langue française n'est pas seulement issue du latin mais s'est enrichie au fil du temps de nombreux termes venant d'autres langues au fil des migrations, des conquêtes ou des guerres, et notamment de l'hébreu. Parler de glossaire, de lexique ou de dictionnaire à propos de ce livre n'est pas parfaitement adéquat, dans la mesure où l'ambition qui y préside excède la notion trop limitative de définition : c'est plutôt un ensemble de notices qui ouvrent sur un vaste espace culturel et invitent à la découverte et à l'utilisation de ressources complémentaires provenant d'internet, tels le « Trésor de la Langue Française informatisé » ou « Frantext ». Nul doute que le linguiste, le lexicologue, l'étymologiste, le philologue trouveront dans cet ouvrage matière à réflexion et à approfondir leur recherche.

Mais ce livre n'est pas réservé aux spécialistes. Il s'adresse à tout public cultivé ou curieux qui s'intéresse à la langue, dans ses aspects souvent insolites et surprenants. La manière la plus ludique est alors de l'ouvrir au hasard, selon l'inspiration du moment, et de s'arrêter sur certains mots, en fonction de son tempérament et de ses attentes. Ainsi, si le mot « cabale » retient notre attention, il ne s'agira pas seulement de la Kabbale hébraïque ou chrétienne et en quoi elle consiste, son origine et ses méthodes, faisant appel en illustration à des auteurs aussi divers que Michel Leiris, Rabelais, Simone de Beauvoir, Serge Hutin, Ernest Renan ou Fulcanelli, mais aussi de la cabale, employée péjorativement pour désigner un complot.

Avec le mot « golem », vous entrerez dans l'univers légendaire du monde ashkénaze avec Rabbi Lœw qui inventa cette créature d'argile dans le but de protéger les juifs, notamment lors des tentatives de pogroms. Celle-ci était censée s'animer quand on inscrivait emeth, vérité, sur son front et redevenait inerte si on enlevait la première lettre, meth signifiant mort. La postérité de cette légende fut grande dans la littérature avec des écrivains tels que Gustav Meyrinck et Isaac Bashevis Singer ou Élie Wiesel, et au cinéma. Et si vous croyez que Ève est la première femme d'Adam, vous apprendrez qu'il n'en est rien. En effet, avant elle, Lilith fut la compagne du premier homme, mais « d'un caractère libertaire, pour ne pas dire anarchiste, revendiquant son égalité et son indépendance par rapport à l'homme », elle aurait été répudiée, condamnée à jouer un rôle maléfique en devenant la compagne des démons et en provoquant la maladie des nourrissons. Par ailleurs, si vous appréciez la cuisine et aimez agrémenter certains de vos plats avec des échalotes, vous saurez maintenant que ce terme tire son origine de la ville d'Escalon, en Palestine, ce qui est en ces temps incertains une manière pratique de voyager par l'imagination. Le premier mot de ce dictionnaire est Abracadabra que Henri Béhar définit ainsi :

« [abRakadabRa] n. m., qui serait en hébreu ha-brakha dabra (la prière a dit). Formule magique, cabalistique, rituelle, incantatoire et mystique, aujourd'hui utilisée par les grands-parents pour guérir les bobos des enfants. Dans les temps anciens, ce mot accompagnait une prière destinée à guérir ou protéger les personnes crédules. Il s'agissait d'invoquer par la magie des esprits bénéfiques pour être protégé ou guéri des maladies. Encore en usage chez les magiciens modernes priant les puissances surnaturelles. »

Ainsi y a-t-il plusieurs manières d'utiliser ce glossaire, et on peut aussi le lire comme un ensemble de récits dont les mots hébreux sont les héros nous entraînant dans la langue au fil des légendes qu'ils ont suscitées au cours des siècles et dans un vaste espace littéraire, y compris contemporain, dont Henri Béhar nous livre de nombreux extraits.

Alain Roussel

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