Alain Roussel : Compte rendu du livre de Lionel Bourg, C'est là que j'ai vécu. Ce commentaire a été publié aussi dans la revue Europe, n° 1091, mars 2020. © : Alain Roussel.
Certains écrivains et poètes entretiennent avec
la ville où ils vivent, qu'elle soit natale ou non, une relation complexe, souvent
tourmentée. Le cas extrême est celui de Rimbaud qui non seulement exécrait
Charleville, mais détestait tous lieux où sa vie aventureuse l'avait mené. Sa Saison
en enfer fut en définitive de toutes les saisons, où qu'il aille. « Quelle
vie ! La vraie vie est absente. Nous ne sommes pas au monde »,
écrira-t-il magnifiquement. C'est aussi un sentiment d'exil qui tenaille Lionel
Bourg dans presque tous ses livres, y compris dans le dernier : C'est
là que j'ai vécu. Mais c'est un exil enraciné dans un territoire,
Saint-Étienne, ville qui nourrit sa colère, parfois sa rancœur, et à laquelle
il voue pourtant un attachement viscéral. Ce tiraillement est à la source de
son écriture. Pourquoi aurait-il écrit s'il n'avait fallu secouer cette réalité
banale, insipide, essayer de la métamorphoser par le Verbe, lui inculquer le
sens de « la vraie vie » ? « Rien ne sera plus impossible.
On charrie des cailloux. Crayonne sur une ardoise d'écolier les élucubrations
dictées par le sommeil. Fracture serrures et verrous. Adhère comme un seul
homme aux colonnes dissidentes de l'imaginaire ou, la perspective ascendante
s'offre dans le prolongement de la façade préfectorale et de la rue Robert,
avale quatre à quatre la montée du Crêt de Roch, jaillissant rue de l'Éternité,
au seuil du cimetière… », écrit-il. Il y a toujours, chez Lionel Bourg, cette plaie
d'être au monde, cette blessure existentielle qui ne peut pas guérir, que les
mots soulagent et exacerbent tout à la fois, remuant le couteau dans la chair
vive ou la raccommodant comme on peut. Son écriture a souvent pris une tournure
autobiographique où les mots font crier l'adolescence révoltée qui fut la
sienne, avec en arrière-plan comme une musique, celle d'un vieux blues ou d'un
rock, qui rythme la phrase sans lui enlever sa qualité première qui est d'être
écrite en belle langue française. Cette fois, si les souvenirs fondateurs
– comme telle rencontre capitale à l'origine du déclic qui le poussera
vers la poésie – scandent le livre, l'approche est différente :
« Écrire sur une ville, sa ville, n'a de sens à cette aune que si
l'on s'extirpe de ramifications fallacieuses, l'imbroglio des lignages, la
mangrove asphyxiante où l'on barbote avec les siens sans réussir à sectionner
le nœud de vipères généalogiques auquel on doit un nom, une carte d'identité,
cette nasse, ou ce terreau, cette patrie résolument perverse de qui parcourt
toujours la même circonférence, n'établissant au mieux qu'une appartenance
illusoire. Autre chose se joue. » C'est cette « autre chose » qu'il
s'attache à mettre en lumière en parcourant en tous sens – spatiaux et littéraires
– la ville où il vit et où s'est décidée sa vocation d'écrivain, Saint-Étienne.
Une ville a sa propre langue. Il faut savoir l'entendre, parfois la déchiffrer,
en ses multiples voix et résonances qui viennent de l'histoire d'un peuple et
d'un contexte géographique précis. Lionel Bourg, en fin analyste, le sait.
C'est pour cela qu'il arpente sa cité, aux aguets, toujours aux aguets, entre
mémoire, sa mémoire mais pas seulement, et réalité actuelle. Il se promène,
observe, scrute, se souvient, s'émeut, ressasse, s'exalte, s'indigne, peste et
s'émerveille, c'est tout cela son livre : entre dérive situationniste et
déambulation poétique. Car la poésie n'est jamais loin chez cet amoureux du
Verbe. Il voudrait la voir jaillir au coin de rue en un coup de vent,
improbable pourtant, qui viendrait bousculer le cours des choses et ouvrirait
un ailleurs dans ces pierres-là, où il se tient, dans la matière même de la
ville, et aussi dans la langue, au fil d'une écriture errante. Partir
ici : on ne voyage jamais aussi loin qu'avec les mots. De Saint-Étienne,
dans ce livre, Lionel Bourg a fait sa matière, une palette de peintre pour une
langue à fleur de peau qui ne demande qu'à s'épanouir, en spirale. Sur le
qui-vive, à l'affût du moindre frisson chiffonnant la torpeur ambiante, il
cherche à réveiller le réel, à « capter les ocelles d'or incluses dans le
chatoiement de l'éclairage municipal ». C'est aussi à un voyage littéraire qu'il nous
invite, convoquant tous ces écrivains qui ont vécu ou séjourné à Saint-Étienne,
mais pas seulement. Il lui arrive de prendre la tangente et, enfourchant par
l'imagination l'un des chevaux bleus érigés devant la principale gare de la
cité par le sculpteur Assan Smati, il s'évade à
travers l'espace et surtout le temps, vers ce XIXe siècle d'après la Commune de
Paris et plus loin encore, rejoignant Rousseau auquel il consacre de nouveau
quelques lignes superbes. Le livre de Lionel Bourg irradie, « dans un
récit où le local affirme sa vocation universelle ». Alain Roussel |