RETOUR : Coups de cœur

Alain Roussel : Comptes rendus des livres de Pierre Campion et Jacques Josse, respectivement L'Animalité de l'homme dans les Fables, et Postier posté.
Mis en ligne le 28 février 2024.

© : Alain Roussel.

Ces deux recensions ont été publiées d'abord dans la revue Europe, n°1139 de mars 2024.


Pierre CAMPION : L'Animalité de l'homme dans les Fables, Se rafraîchir à La Fontaine (Presses universitaires de Rennes, 9,90€).

Longtemps considéré comme un auteur scolaire, Jean de La Fontaine connaît, depuis une cinquantaine d'années, un regain d'intérêt, grâce notamment aux travaux de Jean-Pierre Collinet et aux numéros spéciaux que lui a consacrés la revue Europe en 1971, puis en avril 2022. Classé, tantôt parmi les « Anciens », tantôt parmi les « Modernes », dans la fameuse « Querelle » de son temps, il est à sa manière, par les Fables, contemporain de toutes les époques, y compris la nôtre. Comme l'écrit Pierre Campion dans son nouvel essai, il « rajeunit des histoires anciennes », telles celles d'Ésope, et les traduit en une nouvelle narration qui, par sa simplicité travaillée, continue de nous parler aujourd'hui en déployant « le sens moral de l'existence en son admirable tremblement ».

Sans doute les Fables sont-elles, dans une vision anthropomorphique, des paraboles qui utilisent les animaux et même d'autres règnes, pour évoquer l'homme dans ses multiples rapports sociaux. Mais pas seulement. Pierre Campion met bien en évidence qu'elles expriment aussi notre animalité profonde. L'homme peut bien s'inventer tous les dieux qu'il veut, être celui qui nomme les êtres et les choses, il n'en demeure pas moins, dans son corps même, un animal qui vit, surtout au XVIIe siècle, entouré d'animaux plus ou moins domestiques. Et, « réciproquement, les animaux de la fable ne sont plus seulement des animaux : par le fait qu'il les représente en humains, le travail de l'imitation les éloigne d'eux-mêmes et les rapproche de nous, sans confusion pourtant », écrit encore l'essayiste. Il nous présente ensuite vingt et une fables, avec des commentaires détaillés, un véritable travail d'exégèse qui éclaire et resitue la « morale » dans le contexte. Certaines fables, sans perdre de vue l'apologue, expriment de biais des désaccords ou des controverses que le poète pouvait avoir avec quelques grandes figures de son temps ou presque. Ainsi, dans la première, Discours à Mme de la Sablière, c'est l'opposition entre La Fontaine et Descartes à propos des animaux que Pierre Campion met en avant. S'opposant à la doctrine cartésienne des « animaux-machines », le fabuliste « entend établir que l'animal a de l'humain et même du trop humain : de la ruse et des passions, une ingéniosité à la guerre, une propension à l'exploitation de son semblable… » Il va même jusqu'à reconnaître « une espèce d'esprit à l'animal », et pourquoi pas une sorte de raison qui serait toutefois, distincte de celle de l'homme.

Pour chaque fable, Pierre Campion analyse les croisements d'alexandrins et d'octosyllabes et autres procédés stylistiques – « au sein des vers, vitesse des dégradés et des transitions ; entre les vers, pauses et silences, syncopes légères » – dont use Jean de La Fontaine pour parvenir à ses fins et nous donner à écouter le bruit de la vie derrière l'apologue. Par ailleurs, il mène une réflexion approfondie sur le rôle des fables parmi les moyens littéraires. Parce qu'elles mettent en scène des animaux et sont donc « directement abouchées au monde des organismes », elles établissent leurs « vérités dans l'impossibilité même où se trouve la pensée de séparer l'esprit de la matière, le corps de l'âme, le fond de la forme ». Si les fables sont des êtres d'imagination, ceux-ci n'en sont pas moins incarnés et n'en parlent que mieux à notre propre imaginaire en rapport avec le monde dans lequel nous vivons.

Chez Jean de La Fontaine, l'économie de moyens qu'exige la fable, la nécessaire justesse d'expression pour mieux faire surgir la morale finale ne vont pas pourtant sans un réel plaisir d'écrire. « Il y a une dépense qui n'est pas vaine, écrit Pierre Campion à propos de la fable L'Œil du Maître, un certain superflu – oh tout juste assez étendu ! –, celui d'un récit suffisamment développé pour jouer les décrochements des vers et les jeux de leurs suspensions (sur l'alexandrin de la basse continue surgissent l'octosyllabe et le décasyllabe) : pour nouer les angoisses du fugitif et la sagesse des bœufs, et les négociations qui s'en suivent… » Il poursuit : « Le plaisir du récit, apparemment poursuivi pour lui-même, procure à cette brève histoire ce pesant de réalité qui est la preuve irréfutable de sa moralité, et à vrai dire la seule. »

Jacques JOSSE : Postier posté, avec des pastels à l'huile de Georges Le Bayon (Éditions Folle Avoine, 15€).

Qu'il écrive des récits et des poèmes, qu'il rédige des notes de lecture sur son blog ou le site de remue.net, qu'il dirige une revue littéraire – Foldaan – ou la collection Piqué d'étoiles chez Apogée, qu'il se fasse éditeur avec Wigwam pour publier les auteurs qu'il aime en de courts fascicules, toute la vie de Jacques Josse tourne autour des livres. Ce n'est pas une volonté de s'abstraire du monde, bien au contraire. Chaque livre qu'il lit ou qu'il chronique est une rencontre avec un écrivain, un poète, prélude souvent à de véritables relations amicales. Et chaque livre qu'il écrit évoque la vie de personnages singuliers et solitaires, certains marqués du sceau de la fatalité, qui hantent les bistrots des bourgs, eux-mêmes en dehors des circuits touristiques. Il y a dans son écriture un souci de réalisme, et s'il introduit forcément de l'imaginaire, celui-ci s'avère concret, avec des descriptions minutieuses qui nous donnent l'impression d'être là, assis à une table du café, à observer la scène et à écouter. Des séquences autobiographiques s'y glissent ici ou là, toujours avec délicatesse, surtout quand il parle avec pudeur de son père et, plus discrètement, de sa mère. C'est pour vivre plus intensément que ce poète écrit, affronter par les mots cette sorte de mort qui est dans la vie, à notre insu, et qui la grignote à grand renfort d'ennui, de lassitude et même, chez certains, de dépression et de désespoir.

« La réalité rugueuse à étreindre », dont parle Rimbaud dans Une saison en Enfer, Jacques Josse la connaît bien pour avoir travaillé de nuit, durant cinq années, au centre de tri postal de Trappes, une cité dortoir tressée de rues grises et cernée par les rails qui partent en fuseaux vers une interminable aire de triage ». Dans Postier posté, il nous raconte méticuleusement le dur labeur quotidien, avec ses gestes répétés, ses cadences, les petits chefs en surveillance, mais aussi les possibilités de résistance par l'action syndicale. Le sordide est dedans, avec parfois des malaises et des suicides, et dehors, les trains bondés dans cette banlieue ouest où la ville elle-même par son nom, Trappes, résonne déjà comme un piège, cave ou cachot où l'on pourrait, si l'on n'y prenait garde, définitivement disparaître, avec « d'un côté les friches et la zone industrielle et de l'autre l'ancienne ville entourée de barres et de tours ». Josse loge au septième étage de l'une d'entre elles et, pour rejoindre le centre de tri, il lui faut traverser « un champ cultivé puis un terrain vague », avant d'emprunter une route défoncée, en évitant « les flaques et les trous boueux ».

Comment respirer, mentalement et physiquement, dans « cet enfer moderne », selon la belle trouvaille d'Aragon ? Il y a quelques collègues, comme Jeannot, militant communiste et « lecteur pointilleux » avec lequel il peut parler poésie, et au menu des poètes qui ont travaillé aux PTT, comme on disait naguère, tels Gérald Neveu ou Jules Mougin – une de ses lettres figure d'ailleurs dans le livre –, sans oublier les clins d'œil du côté du facteur Cheval et du facteur Roulin, l'ami arlésien de Vang Gogh. Il y a aussi les poètes qu'il lit « par fragments » durant les pauses, tel Franck Venaille : « Ses poèmes, écrit-il, parviennent à ouvrir les rideaux métalliques de la grande nuit postale et permettent à un vent rehaussé par la rage, la force, l'écume dentelée, les cris rauques, le vacarme, le haut voltage, le flux soutenu des vagues à l'œuvre dans les creux rincés et râpeux de la mer du Nord de s'engouffrer dans les goulottes pour venir me balancer quelques baffes salées en pleine figure. »

Il attend de ses lectures qu'elles l'embarquent ailleurs, à travers le temps ou à travers l'espace, rejoindre John Fante ou Bukowski qu'il suit par la pensée de bar en bar, auscultant avec lui les bas-fonds dans une « Amérique mal en point ». Ce qu'il lui faut pour résister aux griffes d'un quotidien mortifère et sans horizon, heureusement ponctué de quelques balades dans Paris, ce sont des « textes rudes, âpres, enflammés, rageurs, solides, écrits par des types qui ont l'avantage d'avoir vécu pas mal de galères tout en réussissant à garder, intacte en eux, une sacrée dose de bonne humeur ».

Et l'on se dit, en reposant le livre, que ce qui sauve l'homme soumis à de sordides conditions matérielles, c'est la capacité de rêver.

Alain Roussel

RETOUR : Coups de cœur