Alain Roussel : Note de lecture sur le livre de Jean-Pierre Chambon Un écart de conscience.
© : Alain Roussel. Jean-Pierre Chambon, Un écart de conscience (avec des photographies de Christiane Sintès), éditions le Réalgar, 2019. Le réel et son doubleCe que j'aime chez Jean-Pierre Chambon, outre la beauté de l'écriture – et tant pis si le mot beauté en agace quelques-uns –, c'est sa capacité à nous surprendre et à nous étonner. Contrairement à d'autres écrivains, il ne réécrit jamais le même livre. Il n'y a pas de ressassement. Chaque
écrit est une nouvelle aventure mentale. Il peut voyager dans des territoires
imaginaires, comme dans Zélia où il aurait pu avoir
comme compagnon de route Jacques Abeille, autre grand explorateur de ces
contrées du rêve, ou nous livrer les chroniques, sous forme de poèmes, d'un
« roi errant » dans différents temps et espaces, entre légende et
réalité. Il peut aussi nous entraîner dans une descente vertigineuse dans ces
« matières de coma », l'épaisseur du corps réinventée dans la texture
de l'imagination. Cette
fois, avec Un écart de conscience, c'est une expérience bien étrange que
Chambon nous relate. Son livre se présente sous la forme d'une lettre, écrite
en vers libres, à l'attention d'une femme que l'auteur a aimée jadis, qui a
disparu de sa vie mais est restée bien vivante dans sa mémoire et dont il
ressent encore, à l'évocation, comme une déchirure. Il essaie de lui décrire scrupuleusement
certains moments de son existence actuelle, d'en restituer cette odeur discrète
et évanescente qu'il faut savoir extraire des choses les plus banales. Il a
choisi de vivre en réclusion, dans « la proximité anonyme d'objets sans
gloire et de détails anodins ». Il ne cherche pas à fuir par les
grands espaces, vers la montagne ou l'horizon, même s'il se souvient des
splendeurs lointaines qu'il associe à la présence ancienne de l'aimée. Cerner
ses propres contours, c'est ça qui l'intéresse aujourd'hui. Pourtant, ce cadre
restreint s'avère propice à l'errance, « parmi les choses
minuscules ». C'est là, dans « le lieu le plus pauvre », qu'il
va connaître ce qu'il appelle un « écart de conscience ». Soudain, à
partir d'un « décor de vieux murs matelassés de lichen », « le
monde se dédouble ». Ce que ce
dédoublement laisse entrevoir reste vague, flottant. Il semble prolonger le
monde par étirement, en une sorte de fondu enchaîné, mais il ne donne à voir
que la lisière. Annonce-t-il un autre monde contigu à celui-ci ? Au
premier abord, l'impression domine d'une extériorisation. Les choses sortent
d'elles-mêmes : Les
meubles de la chambre dont les couleurs flottent au-delà
de leurs formes le miroir
où persiste un halo la poignée
de la porte au contact glacé les
escaliers étirés comme le soufflet d'un vieil
accordéon le sol de
la rue aux flaques miroitantes et les murs les murs qui
sans arrêt reculent s'emboîtent les uns
aux autres disparaissent
et se recomposent. Mais il
suffit d'un léger décalage du regard pour s'apercevoir que ce dédoublement est
réversible, qu'il peut se retourner et s'effectuer à l'intérieur même des
choses, ouvrant dans leur opacité une perspective infinie qui échappe cependant
à toute description par les mots. Cette expérience est de l'ordre de
l'indicible. Elle ne peut être vécue qu'en de brefs instants d'illumination sur
lesquels celui qui les reçoit n'a aucune prise. La porte est-elle à peine
ouverte qu'elle se referme. Les choses redeviennent opaques, impénétrables. Ce
qu'il reste d'un tel moment est une joie intime, lumineuse, mais il est presque
impossible de la partager. On voudrait reproduire une telle expérience, mais on
ne le peut pas. Ce n'est pas une affaire de volonté. Elle ne se produit que
dans un état d'abandon, de « lâcher prise », une attente sans désir,
ce qui s'apparente à une ascèse méditative telle qu'on la pratique dans le Tch'an. D'ailleurs Chambon nous précise qu'il n'y parvient
pas vraiment. Il en reste le souvenir qui, lui, est ineffaçable. C'est une
trace fulgurante dans l'être : J'ai
senti devant moi à travers
la distance instantanée que devait
franchir mon œil pour se poser
sur les choses j'ai senti
frissonner la trace errante instable
indéchiffrable d'un
arrière-monde inscrite en
filigrane dans l'étoffe
du monde. J'ai
senti le temps soudainement
refluer au cœur de la présence exacerbée. La
deuxième partie du livre, « Prosopopée du peintre des cavernes », est
un court texte, toujours sous la forme d'un poème. Chambon donne la parole à un
artiste du paléolithique supérieur qui s'adresse à nous, humains du XXIe siècle
en contemplation devant des œuvres pariétales. Il nous parle à travers le temps
sans que nous puissions, ni lui ni nous, nous rejoindre. Le seul contact que
nous avons ce sont ces peintures qui réveillent en nous un vieil instinct.
C'est en elles que chuchote la voix et nous nous surprenons à la retrouver en
nous, comme notre étranger intime. Alain Roussel |