RETOUR : Coups de cœur

Alain Roussel : Note de lecture sur le livre de Sylvie Durbec Autobiographies de la faim.
Mise en ligne le 29 novembre 2019.

© : Alain Roussel.

Durbec Sylvie Durbec, Autobiographies de la faim, éditions Rhubarbe, 2019.


Si Autobiographies de la faim, de Sylvie Durbec, est par son titre comme un petit signe complice à Amélie Nothomb, le livre court à ses propres histoires. Le pronom personnel qu'elle choisit pour s'exprimer n'est pas le “je” mais le “tu”, ce qui implique à la fois une intimité et une distance. On ne revit pas ses souvenirs, on les regarde, ils sont en nous et hors de nous. Ils ont leur propre vie et nous traversent. L'écriture de cette auteure est tout en retenue, comme si elle voulait « parler en se taisant ». Elle nĠa pas oublié la leon de son père, « inventeur de bonheurs minuscules ».

Tout commence par la faim et la fin. Cette homophonie n'a rien de gratuit. La faim vient de l'enfance, de la mère, la nourricière, celle qui nourrit trop et mal. Mais la faim n'est-elle pas aussi lĠune des facettes du désir qui donne à voir et à vivre ? La fin évoque plutôt la mort annoncée, celle de la mère, toujours elle, qui lentement décline dans sa chambre de la maison de retraite. C'est aussi la fin d'une histoire que l'on voudrait pourtant à jamais inachevée, retardant lĠéchéance, lĠinvitant à poursuivre son chemin. Et pourtant…

Comment Sylvie Durbec écrit-elle ? Au fil de son écriture, elle nous livre les clefs de la construction de son récit. Cela peut jaillir du réel, telle « la robe d'enfant enfilée sur un panneau routier et le vent qui la fait bouger » sur la route du Cailar. À partir de cette vision, elle échafaude toute une histoire, des histoires, y introduisant des souvenirs, créant soudain une atmosphère de conte ancien où le loup rôde. Les choses, robe, chemise, pantalon, ceinture, vent, pain, les lieux – Marseille, petite Camargue, Tunis – sont un langage et nous font signe. Il faut savoir l'interpréter. Il y a dans ce livre une attente de synchronicités et une sorte d'épanchement de la mémoire dans la vie immédiate. Pour écrire, elle peut aussi avoir recours à des listes de mots relevés dans des livres et qui agissent comme des remèdes contre l'angoisse ou du moins qui donnent une assise. Ou encore ces mots qui viennent comme a, à l'improviste : « La mémoire pue. » Cette phrase en apparence triviale renvoie à la sente, au sentier. Elle va déboucher sur « une déambulation nouvelle » qui prend l'allure d'une prolifération grâce à la liste et entraîne une sorte de désœuvrement. Le récit court-il à sa fin ? Il nĠen est rien. Il ne faisait qu'achever une boucle et repart dans une langue inconnue engendrée par somniloquie. La fin réinvente sa propre faim.

Extrait

« Il t'arrive souvent de te sentir, comme maintenant, dans ce drôle d'état désigné par un mot : désœuvré, et soudain, l'étrangeté du mot t'arrête. Non seulement tu es arrêtée depuis un moment par une phrase et ce qui s'ensuit, mais maintenant, cherchant à définir l'état dans lequel tu te trouves et qui ne relève plus de l'angoisse cotonneuse que tu redoutais, ce mot te renvoie également à ce que produit l'écriture et dont tu serais en quelque manière dépossédée, comme si l'œuvre t'avait été enlevée, arrachée, tu es dés/œuvrée et voilà que le travail et sa vacance réapparaissent. De quel travail s'agit-il ? De quelle œuvre es-tu séparée ? Loin d'être un travail, la prolifération engendrée par la phrase la mémoire pue, serait produite en fait par le désœuvrement qui t'habite sitôt que tu es rendue à la solitude. Plutôt que de faire œuvre, tu ferais en fait désœuvre. »

Alain Roussel

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