RETOUR : Coups de cœur

Alain Roussel : compte rendu du livre de Michèle Finck, La Ballade des hommes-nuages.

Alain Roussel a écrit une trentaine de livres ou plaquettes, notamment aux éditions Lettres vives, chez Cadex, chez Plasma, à la Différence, au Cadran ligné, chez Apogée, le Réalgar, Maurice Nadeau… Il a participé à de nombreuses revues : Phases (d'Édouard Jaguer), Opus International, Surréalisme (Vincent Bounoure), Mai hors saison, L'Autre, Nulle part, la Polygraphe, Supérieur Inconnu…). Il s'inscrit dans une double démarche. L'une est d'ordre poétique. L'autre revendique la liberté de la langue et le bonheur d'écrire ; l'imaginaire et l'humour y jouent un rôle essentiel.

Texte d'abord publié dans En attendant Nadeau.

Mis en ligne le 29 avril 2022.

© : Alain Roussel.

finck Michèle Finck, La Ballade des hommes-nuages, Arfuyen, 2022.


Le mot qui sauve

Comme toujours chez Michèle Finck, la poésie ne saurait être enfermée dans le cadre étroit d'un genre, d'une forme et même d'un art. Aussi, dans ce nouveau livre, les poèmes alterneront avec la prose, et l'émotion poétique, intensément vécue et personnalisée, pourra-t-elle jaillir d'un film (Wenders, Angelopoulos, Bergman), d'un opéra (Schönberg, Alban Berg), d'un tableau tel « le Songe de Jacob » revisité par différents peintres (Raphaël, Ribera, Tiepolo, William Blake, Chagall) et de la musique, celle-ci présente dans la trame même de l'écriture, comme un rythme de fond qui ressemble à celui de la mer.

 

Ce journal-poème, comme elle le nomme, a des accents autobiographiques. Certes, il ne s'agit pas ici de relater chronologiquement sa propre histoire, mais d'exprimer des moments de l'existence à forte charge subjective, de ceux qui forgent une vie ou dont on ne se remet pas : une autobiographie de l'âme. C'est aussi, et surtout, une lettre d'amour à l'amant interné en psychiatrie qu'elle désigne sous le nom de Om. Ce nom n'est pas sans résonance particulière. Phonétiquement, c'est homme, mais aussi, dans la tradition de l'hindouisme notamment, Om est le souffle primordial, un son absolu, à la fois créateur et destructeur de l'univers, porteur de vie et de mort, un son imprononçable dont la voix humaine ne peut offrir qu'une diction approchée.

C'est un mot de cette sorte, mais à dimension humaine, profondément humaine, que cherche désespérément Michèle Finck tout au long de son livre, un seul mot, le « la » de référence qui permettrait d'établir une harmonie, un rapport juste entre la vie et la mort, entre sa propre raison et la folie dont est atteint l'être aimé et ainsi de le guérir. Mais le mot qui sauve, ce mot qui serait un mot-geste, demeure introuvable. Elle le cherche partout, auprès du père mort qui ne peut plus répondre, dans la langue hallucinée, entre création et folie, de Om, en elle-même ou encore auprès de la mer dont la respiration des vagues, comme souvent chez elle, rythme sa langue. Mais le mot se dérobe toujours. Peut-être faut-il alors le laisser venir à soi, peut-être qu'il n'existe pas et qu'il faut l'inventer. Peut-être ce mot est-il sans mot, le silence, comme ces espaces blancs, bouches béantes, que Michèle Finck ouvre dans ses vers entre les mots qui, échappant ainsi à l'écoulement de la phrase, considérés pour eux-mêmes, n'en ont que plus de force.

La construction du livre adopte, mais en position verticale et en accéléré, le rythme musical des marées. La première partie, intitulée « catabase » est une descente vertigineuse dans la propre intériorité de l'écrivaine habitée par ses souvenirs d'enfance et confrontée à la folie de Om (dont les visites à l'hôpital psychiatrique qu'elle consigne dans un carnet), vers ce qu'elle appelle la lumière d'en bas. La deuxième, « anabase », est une montée vers la lumière d'en haut, à la recherche du mot qui sauve, celui qui aurait pouvoir de guérir celui qu'elle aime. Une autre partie, « catanabase », est, comme son nom inventé l'indique, ce double mouvement simultané de montée et de descente où les contraires tentent de fusionner, par la poésie – il est important de le préciser –, dans son corps et son esprit.

« La Ballade des hommes-nuages », ces hommes qui combattent aux frontières de la folie, est un cri d'amour. Loin d'idéaliser la folie comme s'y complaît une certaine littérature, même si elle peut engendrer des œuvres singulières, Michèle Finck ne cache rien des souffrances qu'elle inflige, le corps défait par les neuroleptiques, la toux à en vomir, le cerveau à vif, le crâne scalpé de la fiction des normes, des conventions. Elle essaie de se mettre à l'écoute, d'établir une relation verbale avec un être humain devenu inaccessible, qui connaît l'alphabet des nuages et parle un autre langage, avec une autre pensée où tout est vécu, espace et temps, simultanément, dans une explosion dans toutes les directions d'étoiles filantes.

Balbutiement, psalmodie, incantation, tel est ce livre qui a par ailleurs des liens de sang avec la musique. D'une certaine manière, on peut considérer ces poèmes comme des variations sur le mot qui manque. Mais c'est aussi une réflexion sur la poésie sans laquelle Michèle Finck ne pourrait pas vivre.

Alain Roussel

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